Maîtres, Swen de Pauw

France, Seppia films/Projectile (97 minutes, couleur), 2021

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Maîtres, Swen de Pauw, France, Seppia films/Projectile (97 minutes, couleur), 2021

Texte

Maîtres est un documentaire de Swen de Pauw, auteur-réalisateur strasbourgeois et programmateur des festivals Kings of Doc1. En 2008, il créé la société de production Projectile qui met à l’honneur des hommes et des femmes dont l’implication va au-delà de leurs obligations professionnelles, ainsi que des personnes marginalisées, en situation précaire ou considérées comme des citoyen·nes de seconde zone. Dans ses films, de Pauw met en évidence une entraide hors du commun, un compagnonnage, dénonçant les failles et les incohérences de notre société ou du monde. C’est principalement à Strasbourg, capitale du Grand Est, que le réalisateur montre, ici un village construit et autogéré par ses habitant·es (Neuhoh, quartier au sud-est de Strasbourg), faisant office de contre-sommet à un rassemblement de chef·fes d’État en avril 20092 ; là une troupe de théâtre amateur pour une adaptation de Débrayage qui traite de l’exclusion3 ; là encore des compagnons d’Emmaüs qui se racontent en sillonnant l’Alsace4. Dans Le Divan du monde5 et Comme elle vient6, le documentariste invite les spectateurs et spectatrices chez Georges Federmann, un psychiatre humaniste qui répare les traumas de patient·es français·es et de toutes origines, dont des demandeurs et demandeuses d’asile ou des clandestin·es.

De Pauw a reçu un prix au festival Psy de Lorquin (France) pour Comme elle vient, et le prix du Groupement national des cinémas de recherche au Festival international de cinéma (Fid) de Marseille en 2015 pour Le Divan du monde ; ses films ont également été sélectionnés à plusieurs festivals et rencontres internationales (Belgique, Canada, Lituanie).

Affiche du film Maîtres, de Swen de Pauw

Affiche du film Maîtres, de Swen de Pauw

© Seppia

Le projet de Maîtres a émergé après Le Divan du monde (« Un film à prescrire ! », pour reprendre le slogan de l’affiche du film) et c’est Georges Federmann qui a proposé au documentariste de renouveler l’expérience cinématographique chez l’avocate Christine Mengus. Alors que de Pauw redoutait une redondance avec son précédent documentaire, il a fallu qu’il entre dans le cabinet qu’elle partage avec Nohra Boukara pour que le projet s’avère un sujet à saisir.

Le titre, Maîtres, peut surprendre en première lecture, en l’absence du féminin, alors que les personnages principaux sont des femmes. De Pauw a répondu lors d’un entretien au Fid de Marseille qu’il avait respecté « la volonté des protagonistes principales [sic], qui ne sont pas forcément favorables à la féminisation des titres7 », précisant que cela n’ôte rien à leurs qualités de femmes « douées et impressionnantes ». Notons que les deux avocates étaient initialement formées en droit des affaires en ce qui concerne Christine Mengus, et en droit privé et droit du travail pour Nohra Boukara.

Avant de réaliser ce documentaire, de Pauw avait rencontré les avocates dans le contexte de la défense de justiciables qui avaient besoin d’aide. S’il met à l’honneur la justice française, il pointe également les dysfonctionnements en matière de justice pour les étrangers et étrangères, ces figures invisibles qu’il place au centre du film et introduit dans le débat social.

Maîtres présente des similitudes avec Le Divan du monde, tout en suscitant un intérêt et une surprise comparables. On retrouve un tournage à huis clos8 avec la même volonté d’être à la fois du côté des client·es et des avocat·es9 ; ce dispositif de champ/contrechamp laisse supposer la présence d’une caméra fixe et d’une caméra portée. Mes Mingus et Boukara se saisissent des dossiers de leurs client·es en allant au-delà de l’accompagnement juridique puisqu’elles militent contre la précarité administrative des ressortissant·es étrangers et étrangères, qui n’est pas sans conséquences sociales. De Pauw montre un combat qui met au centre l’humain avec des scènes d’humour, paradoxe de ces situations parfois terribles.

Tout au long du film, le public ne perd pas une miette des dialogues. Dans la scène d’ouverture, on assiste à un échange tendu entre Me Mengus et un client criant son désespoir : « On dit que la France est un pays d’humanité, de droit, elle est où l’humanité ? Il est où le droit ? Je suis un être humain […] je vais tomber dans une dépression ! ». Les client·es défilent ainsi, le visage tendu, la gorge nouée, les traits saisis et cadrés par des plans rapprochés. Ces étrangers et étrangères exposent leur désarroi et leur sentiment d’impuissance face à la complexité de leur situation qui pèse parfois sur le devenir de toute une famille. Dans ce documentaire, Swen de Pauw, nous fait traverser le couloir de ce cabinet jusqu’au balcon, sans occulter le moindre mètre carré. Les caméras captent la salle d’attente, les bureaux des différentes collaboratrices, celui des secrétaires et surtout les dossiers qui s’accumulent un peu partout et jonchent même le sol.

Le métier d’avocat·e se dessine tout au long du film : les échanges téléphoniques, l’enregistrement des notes au dictaphone, la transcription, l’impression des documents avant leur envoi au tribunal, l’intervention de la secrétaire pour rappeler une audience. Il n’y a aucun tabou au sujet des honoraires : « Ça va vous coûter des sous. Pour ce genre de procédure ça va chercher entre […] Et vous me devez de l’argent encore et on verra ça l’année prochaine, mettez un peu d’argent pour moi de côté ». L’implication de ces avocates est telle qu’elles n’hésitent pas à parler de devoir engager « 10 000 procédures » pour défendre un·e client·e victime de délation. Elles font office d’éponge émotionnelle, prêtent une oreille attentive et vont jusqu’à jouer les psychologues ou examinatrices pour préparer un·e client·e à un entretien en vue de leur assimilation à la culture française.

Ce documentaire met en lumière non seulement la dureté de leur métier, mais surtout les dysfonctionnements qui montrent, par exemple, des préfectures à l’affût de la moindre information pouvant motiver un refus, tels que les mauvais bulletins scolaires d’un enfant qui priveront ses parents de régularisation au prétexte de conditions d’intégration insuffisantes. Maîtres révèle avec une grande transparence les échanges avec les stagiaires. Les avocates les mettent à l’épreuve pour tester leur rigueur et leur engagement. Si Me Mengus n’hésite pas à lancer une remarque à une stagiaire : « vous n’êtes pas réveillée aujourd’hui », Me Boukara reprend sans ménagement un élève-avocat, un peu trop nourri de préjugés à l’égard des étrangers et étrangères : « Vous n’avez vraiment pas l’optique de défenseur de droits des étrangers. »

De bout en bout, malgré un sentiment d’inachèvement sans doute voulu par le cinéaste pour souligner que le combat doit se poursuivre, de Pauw parvient à montrer une réalité peu visible avec des client·es qui s’interrogent sur leurs chances face à des avocates qui répondront qu’il faut « tenter le coup », que c’est une « loterie » qui se gagne « en fonction des juges ».

On retrouve dans Maîtres les valeurs de l’éducation populaire. Mes Mengus et Boukara sont membres du syndicat des avocat·es de France, adhérentes de l’Association pour le droit des étrangers (ADDE) et représentantes du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, association nationale d’éducation populaire au tribunal de Strasbourg. Ces avocates accompagnent les justiciables et ouvrent la voie à une transmission singulière puisqu’elles forment des collaborateurs et collaboratrices animé·es par un désir forcené et essentiel d’intervenir auprès des plus vulnérables. C’est en ce sens que résonnent les valeurs de l’éducation populaire dans les documentaires de Swen de Pauw, qui oscillent entre compagnonnage, savoir-être, savoir-faire, accueil inconditionnel et solidarité. Son travail démontre son engagement envers les étrangers et étrangères auxquels il s’agit de rendre leur humanité, et pour déconstruire les préjugés à leur égard. Ce documentaire exprime enfin son désir d’ouvrir un débat politique sur le traitement des étrangers et étrangères.

Notes

1 Groupe d’associations visant à promouvoir la programmation de films documentaires. Voir le site de Kings of Doc.

2 Rencontre(s) au sommet, réal. Pierre Roux, Éric Schlaflang, France, Projectile (53 minutes, couleur), 2011 ; écriture et montage : Pierre Roux, Éric Schlaflang et Swen de Pauw.

3 Rémi De Vos, 1996, Débrayage, Paris, Éditions Crater. Le film, réalisé avec Nina Fernandez, s’intitule Jusqu’à la fin et jusqu’au bord, France, Projectile/Répliques (95 minutes, couleur), 2012.

4 Compagnon de route, réal. Hervé Roesch, France (55 minutes, couleur), 2014. Écriture : Swen de Pauw et Hervé Roesch.

5 France Projectile/Seppia Film/ Neon Productions (95 minutes, couleur), 2015.

6 France, Projectile/Répliques (102 minutes, couleur), 2018.

7 Propos de Swen de Pauw recueillis par Nicolas Feodoroff [en ligne].

8 Le tournage s’est étendu sur une année.

9 Le documentaire porte également un regard sur l’ensemble des collaborateurs et collaboratrices du cabinet des avocates (stagiaires, secrétaires, etc.).

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Houria Meddas-Mosbah, « Maîtres, Swen de Pauw », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 67 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/373

Auteur

Houria Meddas-Mosbah

Doctorante en sciences de l’éducation, secteur Éducation et sociétés à l’université de Genève, EduMiJ