Avant leur entrée dans la loi française en 2015, ni les politiques publiques ni les associations, quels que soient leurs champs d’interventions, n’évoquaient l’exercice des droits culturels comme socle pour construire leurs actions. En 2023, les droits culturels font l’objet de nombreux débats, notamment au sein des politiques culturelles1. Dans le même temps, hors de ce champ culturel, ils demeurent inconnus de nombreuses et nombreux acteurs et actrices . Les enjeux qu’ils suscitent trouvent cependant un intérêt croissant au sein de l’éducation populaire. Nous citons trois exemples pour illustrer cet écho. Le premier est une expérimentation menée avec soixante-quinze volontaires en région Nouvelle-Aquitaine, entre 2017 et 2019, dont plusieurs représentant·es d’associations d’éducation populaire2. Les premières Rencontres nationales de l’éducation populaire coorganisées en mars 2022 par la Ville de Poitiers et le Cnajep3 constituent le deuxième exemple. L’une des quinze thématiques retenues pour interpeller les candidat·es à l’élection présidentielle était formulée de la manière suivante :
Promouvoir les droits culturels : la question des droits culturels ne peut se résumer aux seules questions liées à la culture institutionnelle. Elle place l’humain au cœur de l’éducation populaire dans le respect de sa liberté, de sa dignité et des droits humains fondamentaux. La culture s’entend ainsi comme faisant partie de chaque personne, porteuse d’histoire, d’expériences, de reconnaissance.
Le troisième exemple est l’organisation, en octobre 2022, du colloque intitulé : « L’humain… au beau milieu ! » par la fédération d’éducation populaire Les Francas, en partenariat avec la Métropole de Lyon. Ce colloque traite de l’affirmation des droits culturels et de leurs déclinaisons en matière de politiques publiques et d’actions, notamment dans la médiation culturelle.
En 2019, le mouvement Peuple et Culture4 a souhaité introduire le sujet des droits culturels comme une nouvelle manière de penser ses pratiques associatives. Notre Union nationale d’éducation populaire met notamment en avant comme démarches communes aux associations adhérentes celles qui favorisent l’éducation critique, l’autonomie, l’ouverture culturelle et interculturelle, la transmission des savoirs, le goût de l’expression et de l’action collective, la créativité. Des temps de formation ont été l’occasion d’opérer une réflexion critique qui a conduit le mouvement à se poser un ensemble de questions, notamment sur l’accès à la culture. Lorsque nous évoquons le fait de rendre la culture accessible à toutes et tous dans nos projets, de quelle culture parlons-nous ? Certaines personnes seraient-elles dépourvues de culture ? En maîtrisant ce que recouvre la notion de droits culturels, serions-nous en mesure de décrire plus clairement le sens et la valeur de nos actions ? Reconsidérer l’intérêt général à partir des droits humains fondamentaux nous permettrait-il une meilleure compréhension de l’articulation entre la sphère éthique de nos pratiques et la sphère publique ? Nous pressentons des passerelles conceptuelles et de pratiques qui ont une portée transformatrice et qui rejoignent l’une des grandes orientations votées lors de l’assemblée générale (AG) de Peuple et Culture, en 2020. Nous avons entrepris un travail d’analyse sur nos pratiques avec leur transmission pour finalité. Nous avons intégré à l’analyse le sujet des droits culturels pour mieux comprendre ce que l’éducation populaire et les droits culturels pourraient s’apporter mutuellement. Un groupe de travail a été créé pour opérationnaliser cette orientation. L’enjeu d’identifier une méthodologie systématique, rigoureuse et acceptée par tous et toutes a guidé notre choix vers la recherche-action5. Cet article est une restitution synthétique de la mise en œuvre de ce processus en cours. Il est composé de deux parties. La première présente notre démarche de recherche-action « collective impliquée ». La deuxième partie expose la construction d’une grille d’analyse qui combine de manière croisée les concepts de l’éducation populaire et ceux des droits culturels. Celle-ci est notre outil pour analyser les pratiques et méthodes que nous souhaitons transmettre.
Une recherche-action collective impliquée qui vise la transmission comme finalité, et comme processus
Lors de son AG en 2020, Peuple et Culture a souhaité lancer l’actualisation des pratiques et méthodes développées au sein du mouvement à travers une analyse réflexive intégrant les questions que pose l’exercice des droits culturels. Notre finalité est celle de la transmission, à la fois au sein du réseau et à l’extérieur, dans un mouvement à double sens, en s’enrichissant également d’autres pratiques. Créer des liens de partage et de travail avec diverses associations est à la fois une envie et une nécessité. La transmission ne peut pas faire l’économie du travail d’analyse. Les militant·es de l’éducation populaire, quel que soit leur statut, bénévole ou permanent, ne peuvent pas réduire leur travail au niveau de la technique, de la seule maîtrise d’outils. L’intention est première. Les méthodes sont construites comme des expérimentations, des moyens pour rendre l’intention concrète et vivante. Par ce travail, nous souhaitons mettre en lumière la diversité des méthodes et des pratiques suivies dans le mouvement, à la fois leurs contradictions et leurs points communs, ainsi que les liens et les écarts entre les intentions et les actions.
C’est suite à la participation de Peuple et Culture Corrèze à l’expérimentation menée en région Nouvelle-Aquitaine (mentionnée plus haut) que le mouvement a souhaité intégrer les droits culturels au travail d’analyse. À travers l’actualisation et la transmission de ses méthodes et pratiques, nous souhaitons poursuivre la démarche réflexive qu’a toujours développée Peuple et Culture, en élaborant un savoir qui permet aux militant·es de l’éducation populaire de construire un discours et un positionnement éclairés et éclairants sur le croisement entre éducation populaire et droits culturels. Cela passe par notre capacité à identifier, analyser et formaliser les points convergents, complémentaires, spécifiques, voire divergents, à chacun de ces deux grands concepts, pour permettre ainsi aux pratiques de se renouveler.
Plusieurs définitions de la recherche-action ont été formulées au fur et à mesure de son développement au sein de la communauté scientifique. Nous retenons celle de Marie-Anne Hugon et Claude Seibel : « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances sur cette réalité6. » Le sociologue Henri Desroches7 a élaboré une typologie de la recherche-action qui situe les liens entre les chercheurs-chercheuses et les acteurs et actrices qui se trouvent réciproquement impliqué·es. C’est une typologie qui distingue les trois fonctions d’une recherche-action :
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la recherche « pour », correspondant à la recherche d’application, pour l’action. Elle vise une transformation, une adaptation ou la résolution d’un problème ;
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la recherche « par », correspondant à la recherche d’implication. Il s’agit d’une double implication, celle des chercheurs et chercheuses dans l’action et celle des acteurs et actrices dans la recherche ;
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la recherche « sur », correspondant à la recherche d’explication. Elle consiste à produire des connaissances académiques sur le domaine concerné via la construction de systèmes théoriques.
Cette typologie a été actualisée par Jean-François Marcel8 qui lui a ajouté une quatrième catégorie « avec ». Selon lui, ces catégories correspondent à des pôles entre lesquels chaque recherche-action se construit et se situe. Le positionnement conscient, assumé et argumenté entre ces différents pôles « sur, pour, par, avec » crée la singularité de chaque recherche-action. Nous présentons ci-dessous les spécificités de la recherche-action que nous avons élaborée.
Notre travail souhaite être une réponse méthodologique à notre démarche qui vise la transmission à la fois comme finalité et comme processus. C’est la recherche « pour » avec comme objectifs de :
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construire un cadre méthodologique pour récolter, analyser, formaliser, transmettre les pratiques et méthodes d’éducation populaire au sein d’un travail collectif ;
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intégrer les apports de la rigueur méthodologique d’une démarche scientifique en sciences sociales pour construire de la connaissance à partir d’un travail de récolte et d’analyse collective des pratiques et méthodes ;
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construire une méthodologie qui facilite la stratégie du mouvement Peuple et Culture d’intégrer les questions que posent les droits culturels dans le travail d’analyse ;
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élaborer un cadre méthodologique qui favorise l’expérimentation collective de pratiques, ici l’analyse collective de pratiques et méthodes dans une démarche de recherche-action.
Il est important pour le mouvement Peuple et Culture que ce projet soit l’occasion pour ses membres de se rencontrer, échanger, renforcer une interconnaissance, expérimenter collectivement des pratiques, dans un objectif de transmission et de formation. Aussi, nous avons déployé des procédures et des outils méthodologiques pour répondre à cette démarche. Notre recherche-action comprend ainsi plusieurs étapes :
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l’identification et la sélection de pratiques et méthodes ;
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l’élaboration d’un format de récolte : l’entretien collectif croisé ;
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la construction d’une grille d’analyse globale.
Notre démarche de recherche-action collective impliquée s’inscrit dans la définition de l’implication donnée par Alexia Morvan. C’est la recherche « par » : les chercheur·euses-citoyen·nes ou citoyen·nes-chercheur·euses sont impliqué·es par rapport à leur objet de recherche. Alexia Morvan parle de recherche-action émancipatoire, dans le sens où elle s’intéresse « à créer les meilleures conditions pour que chacun·e s’autorise, et s’auteurise, à la production de savoirs9 ».
C’est un groupe de travail constitué de membres de Peuple et Culture qui pilote la recherche-action. Initialement composé de six personnes, son nombre fluctue selon l’intégration de nouvelles personnes10. En effet, l’ouverture à d’autres groupes est posée comme un principe de base, avec la condition d’un engagement à participer régulièrement aux réunions pour ne pas empêcher l’avancement du projet. Les membres du groupe adoptent une posture de militant·e-chercheur et chercheuse, à partir de leur statut bénévole ou professionnel. La prise de distance nécessaire à ce double positionnement est facilitée par la mission de la recherche-action, différente du travail quotidien. La conception et la conduite de la démarche méthodologique sont accompagnées par Ludo Labrune, auteur de cet article et membre du groupe, au travers d’une mission de stage11. Les personnes du réseau sollicitées sont impliquées dans toutes les phases de la recherche-action : c’est la recherche « avec ».
Le dernier pôle de la recherche-action a une visée « sur » la demande, pour dépasser l’élaboration de réponses à une commande, et également produire des connaissances académiques transférables à d’autres contextes et généralisables. À travers la méthodologie déployée, nous souhaitons répondre à la question : qu’est-ce que l’approche par les droits culturels peut apporter aux pratiques d’éducation populaire ? Et, inversement : qu’est-ce que l’éducation populaire peut apporter à l’exercice des droits culturels ?
Nous avons procédé en deux étapes pour identifier et sélectionner les pratiques : solliciter les associations du mouvement, puis organiser des entretiens exploratoires auprès de chacune des associations participantes. Cette première phase nous a semblé nécessaire pour préciser et cerner les pratiques et méthodes qui ont fait l’objet d’un retour des associations, afin de faciliter le travail de sélection12. À l’issue des entretiens exploratoires, le groupe a choisi de poursuivre son travail de récolte et d’analyse en regroupant les pratiques qui s’inscrivent au sein d’une même thématique sociale, culturelle ou éducative. Il nous semble intéressant de croiser les regards des associations sur leurs pratiques afin de développer une analyse plus riche et répondre à notre problématique. En effet, procéder à une analyse croisée par thématique est un cadre qui place la situation d’analyse elle-même comme un temps de transmission pour les personnes qui y participent.
Par « entretien collectif croisé », nous entendons une technique de collecte de données qui relève du même procédé que l’entretien semi-directif. Elle consiste en l’élaboration d’un plan d’entretien qui comprend la rédaction des consignes d’ouverture et de clôture, les questions envisagées et les relances prévues. Les questions sont formulées de manière ouverte, en s’appuyant sur des dimensions de questionnement déterminées a priori à partir d’une grille d’entretien. Un entretien croisé reprend cette même procédure, en interrogeant deux personnes sur un même temps. Son objectif est de confronter les regards, représentations et raisonnements de deux personnes sur les questions prévues. Il en va de même pour l’entretien collectif croisé que nous mettons en place en réunissant plusieurs personnes (au moins trois) sur un temps synchrone. Ce format répond à notre objectif de faire également de cette phase de récolte des données un moment d’échange, de partage et de transmission. Après le choix du type d’entretien, de son format et des personnes interrogées, le groupe de travail a élaboré une grille d’entretien qui s’appuie sur la grille d’analyse globale que le groupe a construite en combinant les concepts de l’éducation populaire et ceux des droits culturels.
Construction d’une grille d’analyse globale combinant les concepts de l’éducation populaire et des droits culturels
Nous définissons l’éducation populaire et les droits culturels comme des catégories conceptuelles regroupant un ensemble de notions dont le périmètre est difficile à circonscrire13. Dans un premier temps, nous présentons de manière succincte les définitions de ces deux catégories conceptuelles avec les concepts principaux qui les caractérisent. Dans un second temps, nous exposons la grille d’analyse qui les combine avec un point de vue sur leur croisement.
Les catégories conceptuelles fédératrices de l’éducation populaire
Une caractéristique fondatrice de l’éducation populaire est de relier intention et action. Nous souscrivons à la définition praxéologique de l’éducation populaire formulée comme « travail de la culture dans la transformation sociale et politique14 ». Cette définition a été construite dans les années 1990 par la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture (FFMJC) à partir d’un travail collectif, avec la collaboration du philosophe Luc Carton. Elle a servi de point de départ au travail de l’« offre publique de réflexion (OPR) sur l’avenir de l’éducation populaire » organisée entre 1998 et 2001 par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Cette première définition sert d’hypothèse pour rendre compte du caractère opérationnel de l’éducation populaire, considérée comme une praxis. Cette dernière notion est définie par André Morin comme « l’art d’agir sur les conditions pour les changer15 » dans le but de lier l’action et la réflexion pour transformer le monde, comme l’exprime Paulo Freire16. Afin de saisir concrètement comment ce lien se traduit dans la réalité, nous nous appuyons sur les quatre missions convergentes que Christian Maurel assigne à l’éducation populaire et qui relèvent d’un processus allant d’un niveau individuel vers un niveau collectif :
– La conscientisation consiste à prendre conscience de sa place dans la société et de celle qu’on pourrait ou devrait y occuper.
– L’émancipation individuelle et collective consiste à sortir, aussi modestement que cela soit (une prise de parole, une proposition, un premier acte de résistance…) de la place qui vous a été assignée par les conditions sociales, les appartenances culturelles, le genre ou encore les handicaps de toutes sortes.
– L’augmentation de la puissance démocratique d’agir consiste à passer du « pouvoir sur » (potestas) que l’on subit ou que l’on impose – et souvent que l’on impose parce qu’on le subit –, au « pouvoir de » (potentia) – ce que nous nommons « puissance d’agir » –, cette capacité à ne plus, ou à moins subir l’Histoire, mais à la faire ».
– La transformation sociale et politique renvoie à la mise en mouvement d’individus conscients, émancipés ou en voie d’émancipation, mobilisant leur puissance collective d’agir au service d’un projet de société repensé17.
Nous avons retenu la formulation de ces quatre missions comme les quatre grands concepts sur lesquels s’appuie notre travail d’analyse. Cette entrée nous a semblé pertinente pour extraire les principes de l’éducation populaire dans le cadre d’une analyse des pratiques. En effet, nous souscrivons à l’analyse de Laurent Besse, Frédéric Chateigner et Florence Ihaddadene qui la lisent comme englobante, en ce sens qu’elle peut « se décliner en différents domaines : production et partage de savoirs, acte artistique, engagement social et associatif18 ».
Les catégories conceptuelles définitoires des droits culturels
La revue de littérature nous a permis de croiser ces quatre grandes missions à quatre grands concepts définissant les droits culturels. L’approche par les droits culturels étant celle du droit international, nous avons retracé leur ancrage historique et juridique. Cela a consisté en la lecture des textes internationaux ayant contribué à leur émergence, évolution et développement, au niveau international et en France. La sélection des concepts s’appuie d’une part sur les textes internationaux recensés par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme. Elle s’est faite d’autre part avec la revue de littérature des analyses produites sur ces textes par la communauté scientifique. Nous rappelons que leur origine est la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, avec ses articles 22 et 27 qui actent les droits culturels comme ayant la même valeur que les autres droits, par exemple ceux à l’éducation, à la santé, au logement, etc., en les inscrivant dans le système indivisible des droits humains fondamentaux. Cette Déclaration a été ratifiée pour ne pas revivre la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, avec comme enjeu central de maintenir et consolider la paix. Jean-Michel Lucas19 précise cette origine à partir de la réflexion faite après-guerre sur l’interdiction des personnes juives de participer à la vie culturelle allemande sous le régime nazi20.
Au sein du système d’indivisibilité des droits humains, nous retenons la définition que donne l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (Ufisc), reprenant celles de la Déclaration de Fribourg de 2007 et de Patrice Meyer-Bisch21 :
Les droits culturels désignent les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule ou en commun, avec et pour autrui, de choisir et d’exprimer son identité. Les droits culturels font partie du système indivisible et interdépendant des droits humains. Ils permettent de mettre en valeur la dimension culturelle des autres droits de l’Homme. Ils en complètent l’interprétation et ont un effet levier sur leur effectivité, puisqu’ils visent à rassembler les conditions nécessaires à l’émancipation des personnes. Ils impliquent de développer les processus par lesquels chaque personne peut accéder librement aux références culturelles de son choix et participer à leur développement, comme à autant de ressources qui sont nécessaires au respect de sa dignité humaine et au développement de son pouvoir d’agir, notamment dans l’exercice de ses droits fondamentaux22.
Définir les droits culturels comme étant à la fois un droit, une liberté et une responsabilité permet de garantir leur indivisibilité et leur interdépendance avec les autres droits humains. En effet, Patrice Meyer-Bisch explique qu’un droit humain est une relation sociale dont l’enjeu central est celui de la dignité humaine23. Cette définition souligne ensuite l’idée selon laquelle les droits culturels permettent de comprendre la place de la culture dans le système d’indivisibilité des droits humains. En s’appuyant sur la définition du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc) de 1966, et plus spécifiquement sur son article 15, la Déclaration de Fribourg de 2007 définit dans son article 2 le concept de culture pour comprendre comment s’opère cette intégration :
Le terme « culture » recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement24.
Cette définition, même si elle s’en rapproche, n’est pas la définition anthropologique de la culture. Comme le souligne Jean-Michel Lucas, il s’agit d’une définition éthique qui n’a pas de prétention à la recherche d’une vérité scientifique. Elle s’appuie sur le fait que « chaque personne dispose, en propre, du droit fondamental de donner du sens à sa vie25 ». La Déclaration de Fribourg a synthétisé six droits culturels, qui permettent de faire le lien entre leur conception globale et les conditions de leur mise en œuvre. Nous nous sommes appuyé·es sur ce travail de synthèse pour identifier et retenir les catégories conceptuelles suivantes, sur lesquelles porte notre travail d’analyse :
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l’acte d’identification,
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la participation à la vie culturelle,
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la capabilité,
-
la coconstruction de l’action publique
Après la revue de littérature, nous avons situé ainsi ces catégories conceptuelles au regard des missions de l’éducation populaire :
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le processus de conscientisation comprend l’acte d’identification par la mise en relation de valeurs qui permet aux personnes de se relier aux autres, au monde, aux références culturelles de leur choix, et ainsi de donner du sens à leur existence ;
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la participation à la vie culturelle est un droit à l’émancipation, en garantissant les libertés effectives des personnes à s’exprimer, créer, se positionner dans leur environnement ;
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la capacité à faire des liens entre les choix et les actes qui caractérise la capabilité est une condition préalable nécessaire au processus de la puissance démocratique d’agir, en tant que connexion de capacités ;
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la coconstruction de l’action publique est nécessaire à une transformation sociale et politique.
À partir de la définition des concepts de l’éducation populaire, des droits culturels, de leurs dimensions et composantes, nous avons élaboré une grille d’analyse globale. Celle-ci a pour vocation de servir de grille de lecture pour l’ensemble des pratiques et méthodes identifiées au sein du mouvement Peuple et Culture. Dans notre processus de recherche-action, elle sera réactualisée en fonction des résultats obtenus. Elle pourrait également servir d’outil d’analyse aux acteurs et actrices de l’éducation populaire qui souhaitent analyser leurs pratiques et s’approprier la question des droits culturels.
Construction d’une grille d’analyse globale
Pour construire cette grille d’analyse globale, le groupe de travail a formulé des indicateurs pour mesurer et appréhender les concepts et leurs dimensions et/ou leurs composantes dans leur réalité. Lucile Vadcard donne les définitions suivantes des notions de concepts, dimensions, composantes et indicateurs :
– Concept : notion intervenant dans l’étude, et que l’on cherche à mesurer.
– Dimension : caractère du concept qui pourra en rendre compte.
– Composante : sous-partie des dimensions qui permettent de fractionner les dimensions complexes.
– Indicateur : élément variable accessible à la mesure26.
La grille que nous présentons ci-dessous a pour but de mettre les concepts relatifs aux deux grandes catégories étudiées en correspondance. Elle est présentée sans les indicateurs, pour en faciliter la lecture27. Les indicateurs que nous avons déclinés demeurent à un niveau général. Ils sont à ajuster et à adapter pour chaque méthode de récolte (entretiens, observations, analyses de la pratique, etc.).
Il nous semble important d’apporter plusieurs remarques et précisions sur la construction de cette grille. Les pratiques et méthodes interrogées ne mobiliseront pas systématiquement toutes les dimensions des concepts. Le concept de transformation sociale et politique est en effet rarement observable directement à partir des pratiques développées au quotidien par les associations. Notre groupe de travail a tenu à préciser son souhait de rester humble dans son travail d’analyse. Ces concepts correspondent à des missions, à des grandes finalités.
Il ne s’agit pas de vérifier si nos pratiques permettent directement d’atteindre ces finalités, mais si elles y participent, à leur niveau, même avec de petites actions, ou si elles tendent vers elles.
L’analyse du croisement théorique des concepts est une étape nécessaire pour identifier et comprendre à travers l’analyse des pratiques comment éducation populaire et droits culturels s’articulent. Nous repérons déjà, à la lecture de cette grille, certains éléments de convergence :
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nous pouvons associer à chaque concept/dimension/composante de l’éducation populaire un concept/dimension/composante des droits culturels qui lui est proche. Nous entendons par là une proximité de sens ;
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certaines dimensions et composantes partagent le même vocabulaire. Si les notions sont parfois très proches, les deux catégories conceptuelles ont majoritairement leur vocabulaire spécifique. Intégrer les droits culturels à notre analyse implique donc d’inclure un aspect sémantique ;
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les plus grandes similarités constatées se situent au niveau des concepts d’émancipation et de participation à la vie culturelle, pour lesquels la revue de la littérature fait état d’un vocabulaire commun (libertés d’expression, de création, autonomie).
À ce jour, cette grille d’analyse globale nous a permis de construire deux grilles d’entretiens collectifs pour deux situations de regards croisés : une sur la méthode de l’arpentage, une autre sur la pratique artistique dans l’apprentissage de la langue. Un travail est en cours sur « l’entraînement mental, culture méthodologique pour penser et agir dans la complexité », développé par Peuple et Culture.
Résultats d’analyse : arpentage et pratique artistique dans l’apprentissage de la langue
L’entretien sur l’arpentage a eu lieu le 1er juillet 2021. Il a réuni six personnes provenant de trois associations de Peuple et Culture : i.PEICC à Montpellier, Peuple et Culture Loire-Atlantique, l’association « tête de réseau », ainsi que Peuple et Culture Wallonie-Bruxelles et un adhérent individuel, fondateur de la méthode.
Celui sur la pratique artistique dans l’apprentissage de la langue a eu lieu le 29 novembre 2021. Il a réuni cinq personnes de deux associations du mouvement : La Boutique d’écriture & Co à Montpellier et Peuple et Culture Corrèze.
Les deux entretiens ont été réalisés en visioconférence et ont chacun fait l’objet d’un enregistrement d’une durée de 2 h 30. Ils ont produit une pluralité de résultats, riches et variés, sur lesquels nous avons opéré une sélection des éléments les plus saillants au regard de notre problématique et de nos questions de recherche. Nous les présentons dans les tableaux ci-dessous, sans les développer, dans le but de donner à lire les résultats des analyses faites à partir de la grille croisée.
À l’issue de ce travail d’analyse, voici les principaux enseignements que nous avons dégagés de ces entretiens.
L’analyse de l’entretien collectif sur l’arpentage nous a permis d’identifier que la distinction théorique à laquelle nous avons procédé dans notre grille, à partir de la revue de la littérature, entre transmission et coconstruction des savoirs n’est pas opérante. L’analyse des liens entre les intentions des personnes qui animent leur méthode et les procédures qu’elles déploient pour les mettre en œuvre illustre qu’il n’est pas possible de dissocier ces deux notions qui, dans une démarche d’éducation populaire, participent d’un même processus. L’éclairage des concepts d’appropriation culturelle et d’accessibilité, tels qu’ils sont définis dans les droits culturels, nous permet de dépasser l’opposition entre transmission descendante d’un savoir extérieur et coconstruction des savoirs, et ainsi de définir l’arpentage comme une méthode d’appropriation collective d’un ouvrage. L’analyse croisée nous a ainsi conduits à modifier ces catégories constitutives de notre grille pour la suite de notre travail.
L’analyse de l’entretien sur la pratique artistique dans l’apprentissage de la langue met en avant l’hospitalité langagière comme une notion clé pour comprendre l’articulation entre l’acte d’identification et les processus de conscientisation et d’émancipation. Du point de vue des droits culturels, expérimenter des chemins vers un français plus singulier est cette porte ouverte à l’accueil de l’Autre dans toute sa multiplicité et sa diversité. Il ne s’agit pas de considérer qu’il y a un vide linguistique à combler chez les personnes en apprentissage du français, mais qu’elles sont riches d’autres langues et que cette richesse est à prendre en compte. La protection de cette diversité langagière, comme elle est une condition nécessaire à l’effectivité du respect des droits culturels, est une condition pour prendre conscience de sa place dans la société et pour s’autoriser à s’exprimer.
Conclusion
Cet article explicite le processus que nous avons mis en œuvre pour doter notre groupe de travail d’un cadrage méthodologique pour récolter et analyser des pratiques et des méthodes. La construction d’une grille nous a permis de rendre opérationnel notre objectif consistant à croiser les catégories conceptuelles de l’éducation populaire et des droits culturels dans l’analyse. Les résultats des deux pratiques qui ont fait l’objet d’une analyse valident la méthodologie que nous avons déployée. D’une part, nous avons pu mesurer les liens entre les intentions et les pratiques. D’autre part, intégrer le référentiel des droits culturels a permis d’apporter un nouvel éclairage sur ces liens. Les résultats confortent l’intérêt de croiser les deux approches. L’entretien collectif croisé cristallise les différents aspects de notre démarche, ne la limitant pas à un rôle technique de recueil de données. Les résultats témoignent du processus de transmission à l’œuvre pendant les entretiens. Ces temps d’échanges et de controverses ont débouché sur des perspectives concrètes pour transmettre et former. Une nouvelle fiche méthodologique pour animer des arpentages a été rédigée, prenant en compte les résultats de l’analyse. Refusant l’idée de figer la méthode, cette fiche ouvre sur les variations que les arpenteurs et arpenteuses jugeront utiles pour l’ancrer dans leur contexte. Les objectifs des ateliers de pratique artistique dans l’apprentissage de la langue ont été repositionnés, en interrogeant les liens entre la pratique pédagogique et la vision politique des démarches entreprises. Une formation a été mise en place pour s’outiller et développer des pédagogies sur cette thématique. Les résultats répondent à notre problématique de recherche consistant à créer une méthodologie de récolte et d’analyse de pratiques visant la transmission à la fois comme finalité et comme processus. La recherche « sur » notre objet d’étude nous invite à approfondir le croisement entre éducation populaire et droits culturels pour se doter d’un discours et d’un positionnement argumentés. Ce croisement viendra renforcer le sens et la valeur des actions d’éducation populaire. Le réemploi des outils méthodologiques que nous avons élaborés permet de poursuivre la recherche « pour » Peuple et Culture, par la récolte et l’analyse d’autres pratiques. Les réflexions sur la démarche méthodologique que nous avons déployée mettent en lumière un questionnement au niveau de notre méta-cadre, ouvrant des pistes de réflexion et d’action pour la suite de notre recherche-action. Ce questionnement consiste à intégrer le travail du groupe-pilote – la recherche « par » – à notre propre sujet d’études. Il nous importe de considérer que les liens entre intention et pratique ne concernent pas seulement les personnes interrogées, mais bien également notre pratique-même de recherche-action. Nous pourrions envisager en perspective un travail de retour d’expérience à l’issue de ce projet. Enfin, notre démarche a ouvert des discussions et suscité de l’engouement. Elle a créé des occasions de rencontres favorisant l’interconnaissance au sein du mouvement et des échanges avec des structures extérieures. Cette dimension collective de la recherche « avec » les personnes actrices de Peuple et Culture, et de l’éducation populaire plus généralement, est sûrement la plus formatrice : c’est en pratiquant que l’on se forme.