Apprendre à ressentir au sein d’une culture amoureuse alternative : le cas du polyamour

  • Learning How to Feel within a Marginal Love Culture: The Case of Polyamory

Abstracts

Le polyamour consiste à entretenir plusieurs relations affectives, émotionnellement impliquantes, sans dissimuler ses multiples liens à ses différents partenaires. Il existe peu d’espaces-temps collectifs propres au polyamour. Les discussions entre personnes concernées sont ainsi dépendantes d’attitudes volontaristes. Les « cafés polyamoureux » permettent alors aux pratiquant·es de se rencontrer pour échanger entre soi. Ces événements ne se présentent pas comme des espaces d’apprentissage. Pour autant, cet article les envisage comme des lieux de socialisation informelle par les pairs à l’âge adulte. L’objectif est ici d’identifier les modalités par lesquelles les normes relatives à la vie amoureuse circulent, sont parfois élaborées en commun et éventuellement appropriées au point d’affecter les manières de ressentir des participant·es. Il s’agit d’abord de montrer que l’organisation des « cafés poly » constitue en elle-même un dispositif de socialisation par l’encadrement des émotions. On s’intéressera ensuite à l’acquisition du vocabulaire sui generis, employé pour décrire les situations amoureuses et les ressentis individuels.

Polyamory refers to the pursuit of multiple, highly emotional relationships, whilst not hiding one’s multiple ties to one’s various partners. Polyamory has few collective time-spaces of its own. As a result, discussions between those involved are subject to voluntarist attitudes. Polyamorous cafés offer practitioners a chance to meet and talk to each other. However, these events are not intended as learning spaces. Yet this article envisages them as places for informal peer socialization throughout adulthood. We aim to identify how norms relating to love life are disseminated, at times jointly elaborated, and potentially appropriated to the point of affecting participants’ ways of feeling. First, we’ll show that the organization of "poly cafés" represents a socializing device involving the regulation of emotions. Next, we’ll look at the acquisition of sui generis vocabulary, used to describe love situations and individual feelings.

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Le polyamour consiste à entretenir plusieurs relations affectives, émotionnellement impliquantes, sans dissimuler ses multiples liens à ses différents partenaires. Cette manière d’aimer, que ses pratiquant·es qualifient d’« éthique1 », se déploie aux marges des modèles sentimentaux conventionnels. Conçue comme une alternative aux schémas traditionnels, elle s’appuie sur une conceptualisation théorique. On en retrouve les fondements notamment chez les utopistes et les révolutionnaires2, puis, plus proches de nous, l’idée est présente au sein des mouvements sociaux féministes des années 1970.

S’interroger sur ses ressentis amoureux exige une réflexion intellectuelle et personnelle dont, au surplus, la mise en pratique prend forme dans une société marquée par l’hétéronormativité et le schéma du couple binôme. En ce sens, sortir des cadres exige ce que Rahil Roodsaz nomme un « travail acharné » (hard work), tant sur les plans émotionnels et moraux que sur sa propre construction individuelle3.

Cependant, on ne produit pas seul·e un modèle alternatif. L’amour, entendu à la fois comme sentiment et comme pratique4, est une construction sociale. Et il existe peu de représentations (par exemple médiatiques) ou d’espaces-temps collectifs propres au polyamour. Les rencontres entre personnes concernées sont ainsi dépendantes d’attitudes volontaristes. On pense, bien entendu, aux lieux d’échanges virtuels ainsi qu’aux réseaux sociaux5. Mais certains événements, par exemple les « cafés polyamoureux », permettent également à celles et ceux qui le souhaitent et le peuvent de se rencontrer régulièrement pour échanger entre soi, au sein d’espaces de parole qui se veulent ouverts, accueillants et non-oppressifs.

Cet article porte sur ces « cafés polys », en les envisageant comme des lieux de socialisation par les pairs à l’âge adulte. L’objectif est d’identifier les modalités par lesquelles les normes relatives à la vie amoureuse sont élaborées en commun, circulent et sont incorporées au point d’affecter les manières de ressentir des participant·es. Pour autant, ce texte se focalise sur la circulation de quelques représentations culturelles au sein d’une seule catégorie de « cafés poly ». Il n’a pas vocation à aborder l’immense variété des liens polyamoureux. La recherche s’appuie sur un matériau recueilli au cours d’une recherche de sociologie qualitative qui concerne, de manière plus large, la population des polyamoureux·ses. Dans le cadre de ce travail, les données issues d’entretiens biographiques menés auprès de pratiquant·es (âgé·es de 21 à 75 ans) sont mobilisées, ainsi que celles provenant d’échanges écrits avec des personnes inscrites sur des applications de rencontres ; à cela s’ajoute une analyse de contenus d’ouvrages (souvent proche des guides de développement personnel) et de sites internet, de podcasts et comptes dédiés. Une vingtaine d’observations ethnographiques de « cafés poly » complète également ce corpus. Certains se déroulent à Paris, d’autres en région (Nouvelle-Aquitaine), certains ont lieu en présentiel et d’autres en distanciel, certains sont qualifiés par leurs organisateur·rices d’espaces de parole, d’autres davantage envisagés comme des lieux de rencontres (amoureuses et/ou amicales).

Ici, plus précisément, le matériau empirique analysé provient des observations participantes de cafés présentés par leurs organisateur·ices comme des espaces de partage et de discussions6. Chacun réunissait entre quinze et trente personnes. Les cafés étant ouverts aux « poly-curieux », il est très aisé de s’y sentir bienvenu·e. Cela permet aussi d’expliquer aux membres présent·es la posture ethnographique et la démarche d’ensemble de la recherche. Par la suite, au cours de la soirée, les conditions plus précises de l’enquête sont abordées (par exemple, respect strict de l’anonymat, pas d’enregistrement, prise de notes au cours des échanges en distanciel, etc.). Il s’agira d’abord de montrer que l’organisation des « cafés poly », telle qu’elle est pensée et mise en œuvre, constitue en elle-même un dispositif d’encadrement des émotions qui incite à un engagement intime de la part des participant·es. On s’intéressera ensuite à l’acquisition du vocabulaire sui generis employé pour décrire les situations amoureuses et les ressentis individuels. Celui-ci aide à catégoriser les éléments épars d’un monde sensible, il permet de qualifier et donner du sens à certaines émotions. L’appropriation ou l’invention de mots spécifiques à la pratique polyamoureuse peut s’inscrire dans une volonté de transformation de ses manières d’éprouver, qui vise à faire coïncider les désirs des participant·es et leurs valeurs.

Un dispositif d’encadrement des émotions

En matière de relation affective et de sexualité, les normes se transmettent désormais moins par le biais des générations antérieures et des institutions ; en outre, un « nouveau régime normatif » forge un rapport plus réflexif à ses propres pratiques7. En ce sens, certains dispositifs fonctionnent comme des instances d’entre-soi socialisatrices. C’est le cas des « cafés polys » qui proposent aux « personnes concernées », « en questionnement » ou « poly-curieuses », de venir discuter des relations non-monogames éthiques.

La temporalité des cafés est bornée par des rituels d’ouverture et de fermeture particuliers. Pendant les quelques heures que durent l’événement, un certain régime d’attention et d’interaction est attendu. Ainsi, guidé·es par des administrateur·ices (en ligne) ou des facilitateur·rices (en présentiel), les participant·es sont, dans un premier temps, invité·es à se joindre physiquement, émotionnellement et intellectuellement au groupe. Les différentes étapes de la soirée sont d’abord exposées (consignes générales, se présenter en quelques mots, échanges, pause, éventuellement mise en commun en cas de création de sous-groupes, rituels de sortie). Ce faisant, les organisteur·rices offrent à toutes et à tous la possibilité d’être acteurs et actrices de leur temps, de manière à ce que les membres présent·es se repèrent aisément dans le déroulé de l’événement. Dans la mesure où la gestion du temps s’inscrit dans un rapport de pouvoir, cet éclaircissement favorise le premier cadrage de ce moment collectif commun. Cette démarche se veut sécurisante pour tout·es ; elle est aussi parfois explicitement présentée comme une procédure délibérément inclusive.

Le registre de langage évoque, dans une large mesure, celui des techniques de communication non violente et/ou de développement personnel. Les cafés en ligne débutent ainsi souvent par un instant de silence et de recentrement sur ses émotions, avec l’invitation à « laisser toutes les pensées et les agitations, tout ce qui arrive dans votre tête, de tout ce que vous n’avez pas réussi à faire dans la journée, dites merci à ces parties-là, qui se manifestent, et vous leur demandez, si c’est possible, de vous laisser un peu d’espace pendant deux heures. […] s’il y a vraiment des parties qui sont très présentes, alors s’il vous plaît, notez-les sur un petit bout de papier, sur un bout de téléphone. Vous le notez et vous leur dites, “je reviens à vous dans deux heures […]”8 ». Les organisateur·rices passent ensuite en revue les « règles pour offrir à tou·tes un espace safe » (café en présentiel, Nouvelle-Aquitaine, octobre 2022), sans messages privés non sollicités ni propos oppressifs, anonymat et confidentialité, etc., ainsi que les conditions de la prise de parole. Les bases de l’écoute, de l’adhésion et du respect des un·es et des autres sont alors considérées comme posées. En dehors de l’invitation à une présence dans l’ici et maintenant, on note que la première partie des cafés est essentiellement passive pour les participant·es. Ainsi, à rebours de ce qui se pratique dans un regroupement amical (dans lequel les échanges se font sans formalisme exprès), chaque café débute par des consignes explicites.

Concernant ensuite la participation active, les tours de paroles sont recensés et une vigilance toute particulière est accordée à la place laissée aux femmes et personnes minorisées (race et genre) (par exemple, on évite, autant que possible, les propos consécutifs de deux hommes cis, et on limite pour tout·es les temps de parole – souvent entre deux et trois minutes maximum). Cette objectivation des interventions de chacun·e suscite ainsi un questionnement sur ses propres positions sociales et sur les privilèges afférents : d’où est-ce que je parle ? Qu’ai-je envie de partager en m’exprimant ? Pourquoi est-ce important pour moi de livrer mon expérience/qu’apportera-t-elle aux autres ? Que va provoquer le sujet que je vais aborder chez les participant·es (nécessite-t-il un trigger warning) ?, etc. Cette réflexivité attendue est renforcée par le fait que certains cafés en ligne se dotent au surplus d’un outil permettant, lors du rituel de sortie, de produire des données statistiques sur les temps de paroles (selon le statut : organisateur·rices/participant·es, le genre, les dépassements du temps de parole, etc.).

Ce rappel des règles et des modalités de participation, somme toute assez habituelles dans les collectifs militants, vise à créer un espace qui se veut égalitaire et bienveillant. La spécificité de ce groupe (tel qu’il est parfois présenté par les organisateur·rices) est de fonctionner en « non-mixité affective ». Le cadre de socialisation qu’il fournit va ainsi contribuer à créer une culture commune. Celle-ci s’exprime aussi dans les thématiques nécessitant des avertissements de contenu. De la sorte, à côté des violences physiques, sexistes ou sexuelles, de la religion, on trouve, par exemple, les questions relatives à l’infidélité ou à la tromperie avec mensonge au(x) partenaire(s). Ce faisant, il s’agit de reconnaître aux membres du groupe l’inscription dans une trajectoire affective qui s’oriente vers un modèle que l’on souhaite révolu pour soi (en tant que victime d’infidélité amoureuse ou auteur·rice). Cela pose le cadre de la « non-monogamie éthique » et de ce qui, dans cette communauté, ne peut se dire sans faire violence à certain·es. Cela permet de donner du sens à l’adjectif « éthique » – souvent utilisé par les polyamoureux·ses – et de saisir son contenu, fait de « transparence », de « communication » et de capacité à « formuler ses émotions ».

Dans le même ordre d’idée, en début de café, un temps est toujours dédié à la présentation de certains signes susceptibles d’être réalisés lors des interventions, afin d’appuyer un propos sans pour autant couper la parole. Les organisateur·rices expliquent ainsi les gestes adaptés pour « empathiser » en exprimant corporellement « je m’identifie ; je vis la même chose », « j’envoie de l’amour », « je compatis et envoie des calins » (café en ligne, janvier 2023). Hormis le signe stop et le trigger warning, les actions décrites manifestent toutes une expérience commune, du partage ou de la compassion.

Dans les « cafés polys » observés, il est explicitement demandé de « parler de soi », « de parler au “je” », c’est-à-dire de s’appuyer sur des expériences individuelles en évitant de généraliser ses propos. Cette consigne permet, d’une part, une implication personnelle et elle minimise la formulation de jugements hâtifs ou de conseils non sollicités. D’autre part, la tonalité que cela imprime aux échanges fournit aux participant·es des occasions de se questionner elles et eux-mêmes sur leurs pratiques et ainsi, éventuellement, d’initier de nouvelles conversations à partir de leur propre histoire. Les discussions favorisent d’autant plus l’empathie qu’elles témoignent d’un engagement émotionnel. À distance de valeurs masculines ayant cours dans notre société (performance, compétence, efficacité, etc.), la formulation de ses doutes, de ses erreurs et de ses craintes est encouragée et regardée comme une capacité à adopter une posture réflexive et éthique : les personnes sont ainsi fréquemment remerciées de s’être montrées vulnérables.

Les « cafés polys » ne se présentent pas comme des espaces d’apprentissage. Ceci dit, on peut noter qu’avant même que le partage d’expérience n’ait véritablement débuté, les temporalités, le registre de langage, les termes employés, les émotions convoquées indiquent une volonté d’expression et de transmission d’une culture relationnelle commune. La sociabilité proposée passe par une appropriation des règles par les participant·es qui, bien que ponctuelle, conditionne les manières d’être et de ressentir et, ce faisant, peut donner lieu à l’incorporation d’une certaine vision du monde.

Des mots et expressions visant à faire coïncider désirs, valeurs et pratiques

Au cours des cafés, un grand nombre de termes sont explicités – parfois de manière formelle en début d’événement ou même en cours de soirée – en fonction des besoins et des échanges. Il s’agit souvent de spécifier des expressions circulant dans les médias. Par exemple, certain·es participant·es assistent aux cafés pour la première fois après avoir croisé, ici ou là, la notion de « polyamour » et s’y être en partie reconnu·es : il est dès lors utile de présenter ce que sa mise en œuvre suppose au quotidien pour celles et ceux qui pratiquent ce mode relationnel. Les polyamoureux·ses le répètent à l’envi : « Il existe autant de formes de polyamour que de polyamoureux·ses. » Ainsi dès lors que, pour la non-monogamie consensuelle, « il n’y a aucun mode d’emploi, on est tellement en dehors des clous » (homme cis, café en ligne, novembre 2022), il est, en effet, intéressant d’entendre, par exemple, que le polyamour ne revient pas seulement à aimer plusieurs personnes, que la pratique concerne aussi des personnes asexuelles, que la remise en question de la monogamie peut conduire à questionner la perspective « couple/sexe », ou, dans le même ordre d’idée, qu’une relation affective et sexuelle n’est pas nécessairement plus importante qu’une relation sentimentale sans sexe, ou, encore, qu’une histoire courte peut être tout aussi marquante qu’une relation qui dure dans le temps.

Toutefois, ces idées sont dépourvues de visée didactique à proprement parler : la circulation des termes semble essentiellement destinée à fournir un vocabulaire commun, offrant une occasion de discuter de situations regardées, sinon comme complexes par celles et ceux qui les vivent, a minima comme inhabituelles, compte tenu des sentiments et comportements conventionnels. On notera que certains mots du polyamour connaissent un usage international : c’est le cas, par exemple, de la compersion, vocable anglo-saxon qui qualifie le sentiment positif que l’on peut éprouver à l’égard de la joie de son ou sa partenaire lorsqu’il ou elle passe du temps avec un·e autre amoureux·se. De même, l’acronyme « NRE » (New Relationship Energy ou « nouvelle énergie de la relation ») est communément utilisé par les polyamoureux·ses. Il désigne le sentiment ressenti dans les premiers temps d’une relation amoureuse naissante. Être en mesure de nommer cette période, c’est donc se donner les moyens de se comporter d’une certaine manière face à l’état émotionnel de son ou sa partenaire. C’est aussi disposer de schèmes d’interprétations et d’actions qui autorisent l’expression d’un sentiment d’insécurité sous la forme « je sais qu’il est en pleine NRE, mais cette fois, la NRE, elle dure longtemps [rires] » (café poly en présentiel, femme cis, novembre 2021). Ce pas de côté à l’égard de la jalousie permet de penser et de dire l’attachement en des termes distincts de ceux de la possession (du temps, du corps, etc., de l’autre) et de l’exclusivité – deux modalités sentimentales que les polyamoureux·ses souhaitent tenir à distance.

D’autres mots sont créés par les pratiquant·es. Certain·es imaginent des dénominations qui leur semblent mieux convenir à ce qu’il ou elles vivent : les « charmant·es » ou les « astres », par exemple, pour qualifier les « métamours » (l’amoureux·se de son amoureux·se). Ces inventions individuelles sont parfois discutées lors des cafés, soumises au débat, éventuellement appropriées par d’autres que leurs créateurices. Ce faisant, elles ont un effet sur l’éducation sentimentale des participant·es puisque ces dernier·es sont amené·es à interroger leurs propres ressentis, et à détailler leur point de vue sur la justesse de nouveaux mots.

En identifiant des émotions, en les qualifiant et en les partageant, les polyamoureux·ses des « cafés polys » questionnent les modes d’interaction avec leurs partenaires et délimitent l’espace d’une morale affective et sexuelle qui leur semble convenable ; celle-ci se vit comme la mise en coïncidence éthique de désirs et de valeurs (par exemple, dans le vocabulaire amoureux conventionnel, il n’existe pas de terme positif pour désigner « l’amant·e » de son ou sa partenaire, ni encore d’expression pour formuler une émotion favorable à l’idée que sa ou son amoureux·se soit heureux·se avec un·e autre que soi).

Les participant·es aux « cafés poly » cherchent à interroger leurs comportements amoureux et à faire preuve de réflexivité afin d’ajuster, autant que faire se peut, des manières de sentir à des savoir-être. Ces événements jouent un rôle d’instance collective de socialisation sentimentale. Stevi Jackson et Sue Scott écrivent, en ce sens, que le polyamour ne se met pas en œuvre en restant seul·e, isolé·e. Il suppose des démarches connexes (lectures, fréquentation d’ami·es concerné·es ou allié·es, rencontres, participation à des forums en ligne, à des « cafés polys », etc.) : « Ce n’était pas une question individuelle, mais une compréhension collective forgée à travers des réseaux politiques, amicaux et sexuels qui s’entremêlent et qui nous ont permis de discuter et de remettre en question des réactions émotionnelles telles que la jalousie et l’insécurité9. »

Il ne s’agit pas, dans les « cafés poly », d’osciller entre un succédané de romantisme galvaudé et des propos graveleux sur les pratiques sexuelles, mais de discuter d’un mode d’engagement collectif : une invitation à un café en présentiel plaçait ainsi en son cœur l’idée de « politiser ses relations », en particulier amoureuses (mail pour un atelier/discussion sur la non-exclusivité, avril 2021). En cela, les « cafés poly », qu’ils soient ou non explicitement pensés comme des espaces militants, peuvent être conçus comme interrogeant les utopies, en regardant la vie « intime » au prisme de ses enjeux politiques.

Conclusion

Rarement considérée comme suffisamment légitime pour être portée par un collectif élargi extérieur à la famille et aux ami·es (à la différence de n’importe quel engagement citoyen, politique, etc.), l’éducation sentimentale s’opère généralement de manière diffuse. S’éloignant de ce modèle, les « cafés polys » fonctionnent comme des espaces de socialisation informelle entre pairs au sein desquels l’appropriation active des savoirs est valorisée. En choisissant des moments précis de ces réunions, il s’agissait de montrer la manière dont les normes circulent et comment l’organisation interne même de l’événement fournit un cadre à l’activation de certaines dispositions (par exemple à la réflexivité, à la distance critique, au souci de l’autre).

Ceci dit, en essayant d’analyser la production et les conditions d’appropriation d’une morale amoureuse, certains points relatifs à la socialisation sont ici restés aveugles : par exemple, l’observation participante ne permet pas de saisir les trajectoires des individus, ni même la manière dont les logiques sociales travaillent les émotions et les discours amoureux10. On peut néanmoins noter que l’on ne devient pas polyamoureux·se par hasard. En s’appuyant sur les entretiens menés et, conformément à ce que des chercheur·ses constatent dans les enquêtes internationales, on remarque que les personnes rencontrées sont fréquemment engagées dans d’autres démarches, critiques à l’égard de leurs positionnements sociaux (de genre, de race, de statut, d’appartenance culturelle, d’âge, etc.) et politiques (beaucoup participent à des mobilisations collectives, s’investissent dans des associations, syndicats ou autres groupes). En ce sens, pour nombre de participant·es, les « cafés polys » constituent des lieux de consolidation d’un certain rapport aux modèles relationnels dominants (amoureux, mais pas uniquement). L’entre-soi joue un rôle de réassurance face à une morale sexuelle souvent mise à mal par les normes sociales et le regard des proches.

Notes

1 Les guillemets signalent des termes ou expressions endogènes, utilisés par les participant·es et/ou organisateur·rices des cafés.

2 Par exemple chez Charles Fourier ou Alexandra Kollontaï.

3 Rahil Roodsaz, 2022, « The “Hard Work” of Polyamory : Ethnographic Accounts of Intimacy and Difference in the Netherlands », Journal of Gender Studies, no 31(1), p. 1-14, [https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09589236.2022.2098094].

4 Michel Bozon s’inscrit, à ce titre, dans une « approche de l’amour […] pragmatique, au sens où elle part de la pratique, plutôt que de l’intériorité ou du sentiment ». (Michel Bozon, 2016, Pratique de l’amour, Paris, Payot, p. 11.)

5 Comme Natacha Guay et Johann Chaulet le notent dans un autre contexte – celui de l’orientation sexuelle –, « le fait d’appartenir à une communauté sexuelle minoritaire amène […] à fréquenter des sites de niche qui contiennent, comme d’autres, des espaces de discussion sur des thématiques ». (Natacha Guay, Johann Chaulet, 2023, « Asexualité et partage en ligne d’une expérience minoritaire. Quêtes identitaires et sociales sur des plateformes relationnelles », Réseaux, no 237, p. 201, [https://doi.org/10.3917/res.237.0189].)

6 Les événements conçus comme des lieux de rencontres obéissent à des règles de présentation de soi différentes, à d’autres types d’interaction, etc.

7 Michel Bozon, Charlotte Le Van, 2008, « Orientations en matière de sexualité et cours de la vie. Diversification et recomposition », in Nathalie Bajos et Michel Bozon (dir.), Enquête sur la sexualité en France, Paris, La Découverte, p. 530.

8 Facilitatrice, temps d’ouverture d’un café en ligne, octobre 2022.

9 « This was not an individual matter, but part of a collective understanding forged through overlapping political, friendship and sexual networks, which enabled us to discuss and challenge emotional responses such as jealousy and insecurity. » (Stevi Jackson, Sue Scott, 2016, « The Personal is still Political : Heterosexuality, Feminism and Monogamy », Feminism & Psychology, n° 14(1), p. 151-157, [https://journals.sagepub.com/doi/epdf/10.1177/0959353504040317], notre traduction.)

10 Cet article s’appuie sur le matériau recueilli au cours d’observations participantes. En revanche, ces questionnements (trajectoires différenciées en fonction du genre, du niveau d’étude, de la situation conjugale ou des configurations familiales, etc.) sont au cœur des analyses menées à partir des entretiens avec les polyamoureux·ses.

References

Electronic reference

Stéphanie Tabois, « Apprendre à ressentir au sein d’une culture amoureuse alternative : le cas du polyamour », Pratiques de formation/Analyses [Online], 69 | 2024, Online since 30 September 2024, connection on 18 October 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/716

Author

Stéphanie Tabois

Stéphanie Tabois est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Poitiers. Spécialiste de sociologie du genre, du corps et de la famille, elle mène des recherches sur le polyamour en s’intéressant à l’intimité et à la socialisation affective, à la sexualité, à la politisation du privé et aux effets de l’engagement militant sur les trajectoires amoureuses.