Il y a ceux qui meurent… Et les autres. Ceux qui restent, les vivants.
Ceux qui meurent laissant derrière eux des vivants qui les ont aimés et doivent désormais apprendre à vivre sans eux.
Tu n’es plus et pourtant je t’aime. Tu es parti voilà déjà plusieurs jours, mois, années. Depuis, mon cœur est lourd. Lourd de peine ? Lourd de colère ? Lourd de chagrin ? Lourd de tristesse ? Non, pas seulement de cela, à bien y réfléchir il est lourd en effet. Mais il est avant tout empli d’amour pour toi ; toi qui n’existes plus sur terre.
Comment alléger mon cœur sans perdre ce précieux contenu ? Que faire de cet amour qui ne trouve plus sa destination ?
S’il m’avait été donné la possibilité d’apprendre à gérer cet amour « orphelin », peut-être mon chagrin s’en serait-il trouvé moins vif et la vie sans toi, sans vous qui êtes partis, plus acceptable.
Chaque perte – chaque séparation, chaque deuil vécus – réveillait ce questionnement qui restait chaque fois sans réponse. Il m’a fallu trouver par moi-même un moyen d’apaiser le chagrin. À propos du chagrin, je ne pourrais dire où il m’a été donné d’entendre que « Le chagrin, c’est de l’amour qui ne sait plus où aller. » Le sentiment éprouvé ressemblait un peu à cela, en effet. Alors, à la perte de mon jeune cousin, j’ai commencé à prendre la plume. J’ai ressenti ce besoin « vital » pour moi encore vivante, de lui écrire mes sentiments le concernant, les émotions ressenties par sa disparition, comme s’il était nécessaire, afin de ne pas tout perdre, de fixer une trace sur cette relation qui avait été la nôtre. Quelques années plus tard, j’écrirais à nouveau au décès de ma grand-mère maternelle. À la différence, cette fois-ci, que les premiers mots écrits pour elle, sur demande du reste de la famille, soient lus lors de l’éloge funèbre. L’effet ressenti qui s’en suivit ne fut pas tout à fait pareil. Je ne ressentis pas ce semblant d’apaisement, comme la première fois.
Plus tard, intimement, rien que pour nous deux, je lui écrirai en mémoire de notre relation.
Voici le moyen que j’avais trouvé afin de ne pas tout perdre des sentiments partagés avec mes proches aimés décédés.
Et puis un jour, le 11 janvier 2018, ce fut à ton tour de nous quitter. Toi, que tes arrières-petits-enfants appelaient « Mamie Dédette », tu nous as laissés, en partant, bien plus que des souvenirs. C’est ce que je désire vous raconter. Après ton départ, nous avons découvert une pochette qui nous était destinée. À l’intérieur de cette pochette, tu avais collecté nombre de citations, devises et réflexions sur le sens de la vie, de l’amour, et tous ces trésors qui remplissent une vie.
J’ai commencé par prendre le temps de toutes les lire, une à une. À travers elles, on retraçait une partie de ton histoire. Et on comprenait combien la question de la perte et du deuil avaient impacté ton existence. Ces citations, à mon tour, m’interrogeaient, faisaient danser mes réflexions et, sans que je m’y attende, m’inspiraient. Aussi, je décidais dans un second temps de les recopier dans un cahier afin d’en garder une trace, touchée par la profondeur de ces mots que j’avais lus, recopiés, et dont certains, qui s’inscrivaient davantage en mon cœur, résonnaient. Une note m’interpellait plus que de raison : « L’amour transfigure, par celui que l’on donne et celui que l’on reçoit. On peut encore aimer dans nos souvenirs. »
Je ne savais pas encore ce que j’en ferai, mais il y aurait une suite, cela semblait être une évidence.
Le vécu et la place de l’enfant face à l’expérience de deuil m’interrogent depuis longtemps. J’ose dire que cela m’interpelle depuis que, à l’âge de dix, douze ans, j’ai pris conscience de l’histoire de ma naissance. En effet, lors de ma venue prématurée au monde, ma mère et moi-même avons failli perdre la vie. Puis cette question qui m’a suivie tout au long de ma jeune existence d’adolescente et de jeune adulte a changé d’état. Elle est devenue préoccupante à partir d’un stage que j’ai effectué en entreprise de pompes funèbres, il y a maintenant plus de dix ans. Je suis d’ailleurs toujours en contact avec la personne qui m’a accueillie. À l’époque déjà, nous réfléchissions à savoir comment permettre aux enfants et aux jeunes d’occuper la juste place lors de l’accompagnement du dernier au-revoir à son proche décédé. Depuis je me suis documentée sur le deuil, sur les besoins de l’enfant et du jeune touchés par ce traumatisme. J’ai commencé par lire les ouvrages d’Elizabeth Kübler-Ross11, puis de Jean Monbourquette2 et d’autres encore, comme José Masson3 ou Alexis Desjeux4 davantage destiné au jeune public ou à l’accompagnement de ce dernier.
En 2017, j’ai commencé un nouveau parcours professionnel, comme enseignante, suppléante, en école primaire. Dans ma classe, j’ai accueilli des enfants âgés de neuf à onze ans. Une des élèves, loin d’être limitée intellectuellement, l’était cependant par son comportement et ses relations aux autres. Elle n’était que très peu disponible aux apprentissages et tentait de maîtriser au mieux ses relations avec les autres. Cette enfant avait vécu l’expérience du deuil une première fois avec le décès de sa petite sœur ; puis une seconde fois avec le suicide de son père à l’âge de cinq ans. Je me posais alors la question de son vécu : comment avait-elle été accompagnée ? Qu’avait-elle pu exprimer ? Comment, à l’heure actuelle, vit-elle les choses ? Dans quelle mesure ce contexte impacte-t-il sa vie d’écolière ? Autant de questions auxquelles je ne pouvais répondre… Et surtout : moi, en tant qu’enseignante, comment pouvais-je l’aider ? Au cours de cette même année, deux des élèves de l’école ont perdu leur père qui s’est suicidé. Ce fut désarmant pour de nombreux élèves, ainsi que pour l’ensemble de l’équipe éducative. Comment accueillir ces drames ? Comment accueillir les mots des enfants, comment accueillir les maux des élèves ? Comment accueillir les blessures ravivées des uns et des autres ? Là encore, un nombre de questions sans réponses…
L’année suivante, j’accueillais dans la classe cette même élève et l’un des deux garçons qui avaient perdu leur père. Ce fut un choix d’équipe lors de la répartition des classes. L’équipe éducative a pensé que cela permettrait à ces deux élèves de trouver un soutien réciproque, ou du moins de créer un lien, mais ce fut en réalité une désillusion pour tous. Le comportement de la jeune fille a été de plus en plus violent vis-à-vis des autres et d’elle-même. Avec la maman, nous avons beaucoup discuté, accompagné et orienté vers une prise en charge psychologique. À la maison, c’était l’enfer. La mère était perdue et l’enfant sans répit. Nous avions des échanges réguliers avec la psychologue qui l’accompagnait. Une à deux fois par mois, et au fil des séances selon les besoins de l’élève. J’avais le sentiment de faire tout ce que je pouvais et pourtant j’aurais voulu faire plus. Mais comment ? Mon rôle, ma place, toutes ces questions se bousculaient.
Concernant l’autre élève qui avait perdu son père l’année précédente, je m’adaptais à ses disponibilités d’apprentissage. Très fluctuantes, avec un contexte familial très violent, car l’un de ses frères était très en colère. Son père s’était donné la mort le jour de son anniversaire. La mère se retrouvait seule avec deux adolescents et un jeune enfant, orphelins de père. Avec le chef d’établissement, nous étions en veille, nous suivions la famille, l’accompagnions au mieux. Et surtout, nous accueillions la parole des membres de cette famille. Nous nous sentions responsables de leur « bien-être » à l’école, autant que faire se peut dans ce contexte particulier.
Ma troisième année de remplacement fut également marquée par le deuil vécu d’un autre de mes élèves : la perte de son papa suite à la maladie. L’ensemble de la classe fut bousculé. Ils connaissaient ce papa qui accompagnait son fils tous les jours à l’école. Ils avaient de la peine pour lui et avaient envie d’en parler. Il fallait créer un espace de parole. Ils avaient des choses à dire, soit envers leurs camarades, soit partager leur expérience de la perte d’un être aimé, d’un animal de compagnie. Au sein de la classe, avec les élèves, nous avons créé l’espace et le cadre nécessaire pour que l’expression de celles et ceux qui le voulaient puisse être possible.
L’année qui suivit, c’est une semaine avant les grandes vacances que le papa de mon élève s’est donné la mort. Confrontée de nouveau à cette expérience, j’ai de suite ouvert un espace de parole. La classe a pu s’exprimer, exprimer son chagrin et apporter son soutien à l’élève en deuil. L’élève souhaitait revenir en classe pour les deux derniers jours. Avec cet espace/temps qui leur avait été offert, la classe s’est vue en mesure d’accueillir et d’accompagner plus facilement le retour de cette élève. Quelle que soit la situation, les apprentissages, ne concernent-ils pas également l’apprentissage du vivre ensemble et des sentiments, aussi douloureux soient-ils ?
Aussi, un soir, cherchant à répondre par un moyen adapté à la fois aux élèves et aux enseignants, je me mis en recherche d’outils pour accompagner ce vécu si particulier qu’est le deuil, la perte d’un être aimé. Et j’avais toujours en tête cette phrase, « On peut encore aimer dans nos souvenirs ». Je me mis au travail et inventai un outil narratif permettant à l’élève de raconter son vécu. Je voulais que cet outil lui soit propre. Que l’élève parte d’une feuille vierge qu’il ferait sienne, comme il pourrait faire sien le souvenir de sa relation avec l’être aimé disparu. Ce fut la première étape du processus d’accompagnement. C’était un début. J’avais tenté de construire un outil, ou tout au moins une démarche d’apprentissage, afin d’essayer d’appréhender des émotions bien difficiles à gérer par de jeunes enfants.
Un jour que nous étions en fin de récréation, au son de la cloche les élèves commencent à se mettre en rang pour entrer en classe. L’une est en pleurs. Je l’interpelle et elle me raconte qu’elle a perdu « sa Praline », son chiot, qui est mort par accident la veille. Eh oui, l’élève n’est pas seulement élève. Elle est avant tout enfant avec ses problèmes qui surgissent, n’importe quand et n’importe où. Il faut savoir prendre le temps de l’écouter. Aussi, je lui propose de lui accorder le temps nécessaire pour l’entendre quand elle le souhaiterait. De mon côté, j’ai averti mon chef d’établissement, et lui ai fait part de mon outil. S’en suit un échange où je lui émets l’idée de le proposer à l’élève en question et à la famille si, bien évidemment, tous et toutes adhèrent au projet d’écriture. Nous nous mîmes d’accord, sur un plan d’exécution qui se ferait hors temps scolaire, sur la pause déjeuner. La famille était ravie de cette opportunité et l’enfant souhaita écrire elle-même l’expérience vécue. Mon rôle fut de la guider au travers des différentes étapes de la réalisation de son livret, retraçant sa relation avec son animal de compagnie.
Dans un second temps, il m’importait de mettre en avant cette capacité à aimer dans nos souvenirs. Et, plus encore, de mettre en lumière l’héritage de cet amour partagé ; ce que j’appellerais « le trésor » dans un conte écrit pour les enfants afin de les inviter à raconter leur expérience. Je désirais offrir l’occasion d’engager un retour réflexif sur ce vécu particulier de séparation, afin d’extraire au mieux un apprentissage personnel de la situation expérimentée.
J’inviterais donc, lors du prochain accompagnement, l’enfant à réfléchir sur ce qu’il a appris de cette expérience, mais aussi sur le fait de l’avoir écrit et mis en image dans un livret personnel.
Nous serions surpris, en les écoutant de découvrir combien ils savent trouver les mots et expliquer leur choix de tel dessin ou bien de telle couleur…
Par la suite, il m’a été donné l’occasion d’accompagner un enfant qui, vivant seul avec ses parents, a souhaité raconter et écrire son histoire de deuil dans un livret qu’il a confectionné du début à la fin. Il a perdu sa petite sœur naissante, alors qu’il n’avait que 14 mois. Il sollicitait régulièrement ses parents pour avoir un petit frère ou une petite sœur. À la fin de l’accompagnement, il a pu prendre conscience grâce à un retour réflexif de l’expérience qu’il avait été un grand frère lié à sa petite sœur grandissant dans le ventre de leur maman. Il invita même ses parents à écrire leur vécu respectif pour l’inclure dans son livret.
Un an plus tard je suis retournée le voir, lui et ses parents. Au cours de cet échange, il s’est avéré que le support du livre réalisé avait été apprécié. Il permettait de s’y rapporter si besoin.
Si l’on considère que l’on peut apprendre de toute expérience, celle du deuil, si douloureuse soit-elle, nous enseigne que l’amour partagé lui ne meurt pas, pour peu qu’on fasse fructifier cet héritage.
Sur le chemin parcouru de l’expérience vécue à l’expression des sentiments – au détour d’un retour réflexif de l’expérience et de l’enseignement qui en découle –, il n’y a qu’un pas de plus à faire entre formation, hétéro-formation et autoformation. Et, pour peu que l’on vous accompagne lors de ce cheminement (ou pas), alors vous pourrez peut-être percevoir une transformation de vous-même grâce à l’amour que vous avez reçu, celui que vous recevrez et celui que vous donnerez.