La recherche en philosophie semble se concentrer essentiellement sur le fond du propos plus que sur la forme. Pourtant, les choix de forme stylistique font l’objet de controverses entre les philosophes contemporains, comme en témoigne l’opposition entre le style analytique et le style postmoderne1.
En réalité, à travers le style de la philosophie, deux problèmes proprement philosophiques sont posés. Le premier concerne la nature de la philosophie. Qu’est-ce que la philosophie ? À quel champ de pratiques se raccroche l’activité philosophique ? Le second problème philosophique est le suivant : la philosophie est-elle une activité réservée à une élite sociale, des spécialistes de la philosophie, ou peut-il y avoir une légitimité à parler de « philosophie populaire » ? Qu’est-ce qu’engage une telle conception de la philosophie ?
Dans cet article, situé dans le cadre d’un numéro de la revue Pratiques de formation/Analyses sur les publications scientifiques alternatives, il s’agit de s’intéresser à la manière dont des formes d’écritures narratives ou de créations visuelles peuvent constituer une expression et un moment de la recherche philosophiques. Néanmoins, une telle affirmation, comme souvent en philosophie, engage une définition même de ce qu’est la philosophie. En effet, la querelle entre style analytique et style postmoderne peut être interprétée comme l’opposition entre une philosophie qui prend comme modèle les sciences logico-mathématiques et une philosophie qui prend comme modèle la création artistique, en particulier la poésie (comme c’est le cas chez Friedrich Nietzsche ou Martin Heidegger, par exemple).
De ce fait, il s’agit ici, dans un premier temps, d’expliciter la conception de la recherche en philosophie dont il est question, ainsi que la définition même de la philosophie que cela engage. Pour cela, la réflexion s’appuiera sur les sources théoriques et historiques qui viennent nourrir et justifier une telle conception de la recherche en philosophie.
Dans un deuxième temps, il s’agit de présenter les pratiques de recherche qui ont été développées sous le nom de « pratiques de création existentielles », et qui sont exposées en particulier sur le site Internet Éducation de soi2. Celles-ci recouvrent à la fois de l’écriture narrative et de la création visuelle. Mais, comme on le verra, il ne s’agit pas pour autant de renoncer aux styles d’écritures plus analytiques et argumentatifs en philosophie, mais plutôt de les dialectiser.
Enfin, l’objectif est également de mener une réflexion sur les enjeux proprement philosophiques de ces pratiques de création existentielles. Quels sont les effets proprement philosophiques qui sont attendus de ces pratiques ? Dans quelle mesure ces pratiques peuvent-elles participer d’une éducation de soi ou d’une formation de soi par la philosophie ?
Aux sources philosophiques des pratiques créatives existentielles
Exercices spirituels, techniques de soi et pratiques existentielles
La notion d’« exercices spirituels » a été développée par Pierre Hadot3 et reprise, entre autres, par Xavier Pavie4. Pour Pierre Hadot, l’appellation « exercices spirituels » venait remettre en question une conception purement théorique de la philosophie. L’objectif de ses travaux était de montrer que la philosophie antique était toujours tournée vers la pratique, qu’il s’agissait d’une manière de vivre. On peut penser aux cyniques en particulier, aux épicuriens ou encore aux stoïciens.
Dans ses recherches, Xavier Pavie a mis en lumière l’existence d’exercices spirituels tout au long de l’histoire de la philosophie, et pas seulement dans l’Antiquité : la lecture, l’écriture, le dialogue, la marche, la méditation, etc. Cette idée d’une philosophie pratique a été reprise par Michel Foucault dans Le Souci de soi5, mais en privilégiant plutôt la notion de « techniques de soi » (technê tou biou).
Néanmoins, aux notions « d’exercices spirituels » ou de « techniques de soi », nous préférons l’expression « pratiques existentielles » utilisée par Émeline de Bouver dans sa thèse de doctorat6, qui se situe dans la lignée des travaux de Christian Arnesperger7. Le terme « existentiel » prend ses distances avec celui de « spirituel », utilisé par Pierre Hadot, qui trouve ses origines dans la tradition religieuse des exercices spirituels d’Ignace de Loyola. La notion d’existentiel en philosophie fait plutôt signe vers les philosophies existentialistes, dont certaines sont plutôt d’inspiration chrétiennes (Kierkegaard, Jaspers…), tandis que d’autres sont plutôt athées (Sartre, de Beauvoir…).
La notion de « pratiques existentielles » permet aussi de prendre des distances avec l’expression « techniques de soi » privilégiée par Michel Foucault. En effet, on peut objecter que cette expression semble entrer en adéquation avec la récupération managériale des « techniques de soi » à travers la littérature sur le développement personnel. Comme l’ont montré des études sur ce type de littérature, on trouve dans ces approches une valorisation d’un rapport technique au monde et à soi technique8. Ces ouvrages proposent des techniques qui se présentent comme efficaces pour se changer soi-même, pour réaliser ses propres objectifs, confondus en réalité avec ceux de l’entreprise capitaliste. En ce sens, on peut dire qu’ils participent d’une domination de la rationalité instrumentale capitaliste9 qui affecte y compris le rapport de soi à soi.
Les sources historiques d’une philosophie populaire
Un autre aspect est à souligner : la mise en avant de la dimension théorique et pratique de la philosophie – dont la consistance se trouve posée, non pas seulement dans un principe de non-contradiction logique, mais dans un principe de cohérence pratique – conduit à déplacer le critère de validité d’une philosophie. Une philosophie qui n’est que théorique, qui ne s’incarne pas dans l’existence, qui n’est qu’un discours brillant et systématique, peut être l’apanage d’une élite sociale. En revanche, lorsqu’il est demandé à une existence philosophique une cohérence entre le discours et la pratique, il devient alors possible que des formes de philosophies populaires puissent rivaliser avec des pratiques purement théoriques de la philosophie.
Ainsi, dans l’Antiquité, les philosophes cyniques ont pu incarner cette forme de philosophie populaire en mettant l’accent sur la manière de vivre plutôt que sur la production théorique10. Cette dimension populaire de la philosophie cynique est marquée par le fait que cette école philosophique pouvait accueillir des femmes en son sein, par exemple, en considérant que les distinctions sociales n’étaient que des conventions et que la vie selon la nature conduisait à un cosmopolitisme.
Cette question du critère d’une véritable existence philosophique est aussi posée par Jean-Jacques Rousseau dans son œuvre, et dans Émile ou De l’éducation en particulier. Comme il l’énonce dans « La profession de foi du vicaire savoyard » contenue dans cette œuvre, la conscience parle naturellement au cœur de chaque être humain. En effet, contrairement à l’idée dominante de la philosophie savante, qui est majoritairement celle des Lumières, il n’est pas nécessaire d’être savant pour mener une existence philosophique.
Mais, comme l’a montré Patrice Vermeren11, c’est au xixe siècle en particulier que la question d’une philosophie populaire, d’une philosophie produite par le peuple, a pu se poser. La philosophie de Pierre-Joseph Proudhon constitue à cet égard une illustration paradigmatique. En effet, dans la deuxième édition de De la justice dans l’Église et la Révolution12, on trouve l’adjonction d’une nouvelle préface, intitulée « Programme d’une philosophie populaire ». Proudhon se distingue par ailleurs, par son extraction sociale et son existence de travailleur salarié, de nombre de théoriciens socialistes (que ce soit Marx, Engels, ou Bakounine et Kropotkine, par exemple). Toute l’œuvre de Proudhon peut être considérée comme un essai de philosophie populaire et, comme l’a noté entre autres Pierre Ansart13, il fut sans doute, avant la Première Guerre mondiale, l’un des auteurs socialistes qui a eu le plus d’influence sur le mouvement ouvrier en France, au sein du syndicalisme comme dans le mouvement coopératif.
Dans la continuité de cette histoire populaire de la philosophie, on pourrait également placer des penseurs qui se rattachent à l’anarchisme individualiste, tel Han Ryner, auteur de nombreux textes à caractère philosophique – comme Petit Manuel individualiste14 – qui vise la recherche d’une sagesse référée aux philosophes de l’Antiquité.
Il est enfin possible de poursuivre cette brève esquisse de présentation d’une histoire de la philosophie populaire avec les nouvelles pratiques de « philosophie dans la cité15 » qui se sont développées à partir des années 1990, avec la pratique phare que fut le « café philosophique16 », suivies également par les cours de philosophie dans les Universités populaires, dans la continuité de Michel Onfray.
Les formes d’écritures philosophiques
La troisième dimension qui peut être soulignée, c’est que la philosophie a sans doute connu une certaine uniformisation dans ses formes d’écritures. Ainsi, certains genres qui étaient nettement admis par le passé, et qui ont donné lieu à des productions marquantes de l’histoire de la philosophie occidentale, ont quasiment disparus. On peut citer à ce sujet le cas du « dialogue philosophique ». Elle fut la forme d’écriture privilégiée de Platon ; on la retrouve également mise en œuvre par Leibniz, par exemple, dans Les Nouveaux Essais sur l’entendement humain ou Hume, dans Les Dialogues sur la religion naturelle.
On peut même constater que certaines des formes considérées comme philosophiques au xviiie siècle, tels les contes philosophiques par exemple, qui ont été prisés par Voltaire, sont aujourd’hui considérées avant tout comme des œuvres littéraires, étudiées dans les classes de littérature, et non plus de philosophie. Il en va de même des formes épistolaires comme Les Lettres persanes de Montesquieu, qui ne sont plus aujourd’hui classées d’abord comme une œuvre philosophique, mais comme de la littérature.
Si on regarde les productions des xixe et xxe siècles, ce ne sont quasiment que des essais qui sont considérés comme des œuvres philosophiques. Il n’y a guère qu’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, qui est admis comme l’une des grandes œuvres philosophiques du xixe siècle, qui renoue avec une forme plus littéraire. On peut également considérer que l’écriture aphoristique adoptée par Nietzsche échappe dans l’ensemble à cette uniformisation du style philosophique au cours du xixe siècle.
De ce fait, des auteurs – tel Jean-Paul Sartre – dont l’œuvre est à la fois philosophique et littéraire, voient leur production scindée en deux, entre les productions philosophiques – comme L’Être et le Néant –, et celles considérées comme littéraires, comme les romans, les nouvelles ou le théâtre.
Il faut néanmoins noter une exception notable dans la philosophie contemporaine, et qui émane pourtant de la philosophie analytique, à savoir les expériences de pensée. Celles-ci prennent souvent la forme de microrécits qui pourraient, pour certains, être rattachés au genre de la science-fiction – comme « Les cerveaux dans une cuve » d’Hillary Putnam ou « La machine à plaisir » de Robert Nozick. Ici, le récit est utilisé pour imaginer une expérience concevable, à défaut d’être réalisable, qui devient le support d’une réflexion de type argumentative. En réalité, les expériences de pensée ont une généalogie ancienne puisqu’on peut citer, par exemple, « L’anneau de Gyges » chez Platon, ou encore « Le malin génie » chez Descartes.
Dans la première partie de ce texte, à partir d’une approche appuyée sur l’histoire de la philosophie, trois idées ont été avancées. La première idée met en avant le caractère philosophiquement discutable d’une conception de la philosophie qui ne la conçoit que comme pratique théorique. La deuxième idée pose que cette réduction de la philosophie à une théorie conduit à expulser en grande partie les pratiques populaires de la philosophie. À ce titre, il manque sans doute actuellement la rédaction d’une histoire populaire de la philosophie, qui serait comparable à une histoire populaire des sciences17 ou de la psychanalyse18, par exemple. Enfin, et corrélativement, la troisième idée énonce que cette expulsion du populaire de la philosophie correspond également en partie à une réduction des genres d’écritures de la philosophie.
Les pratiques de création existentielles
Théorisation des pratiques de création existentielles
Nous posons pour commencer que ce que nous appelons des pratiques de création existentielles ne visent pas à remplacer les pratiques d’écritures analytiques ou argumentatives de la philosophie par des pratiques narratives ou visuelles, mais à produire une dialectique entre ces deux types d’activité.
En effet, l’histoire de la philosophie a été marquée par une opposition, posée par Platon dans La République, entre le logos philosophique et le muthos du discours narratif. La philosophie s’adresserait à la raison, tandis que le récit s’adresserait à la sensibilité et aux émotions et serait de ce fait susceptible d’induire en erreur, de favoriser des illusions. D’une certaine manière, l’opposition entre philosophie analytique et philosophie postmoderne rejoue la problématique du rapport de la philosophie à la création artistique.
Cependant, il s’agit plutôt de se situer ici dans la continuité de la pensée décoloniale de Boaventura de Sousa Santos19. L’objectif n’est pas d’opposer la science et les autres types de connaissances, mais de favoriser un dialogue créatif entre différentes formes de savoirs. C’est par exemple ce que de Sousa a essayé de mettre en place dans les Universités populaires des mouvements sociaux, en invitant des militants, des théoriciens et des artistes à dialoguer.
Nous soulignons ensuite que les pratiques de création existentielles n’ont pas qu’une visée théorique. Elles ne consistent pas seulement à favoriser un processus de création philosophique. Leur portée est également pratique, comme c’est le cas avec les « exercices spirituels ». Il s’agit alors bien d’induire une transformation dans le rapport de soi à soi, dans sa manière de vivre. Les pratiques de création existentielles constituent des formes de résistance à la colonisation du temps vécu par le capitalisme de divertissement20. Il s’agit de produire des espaces-temps qui ne soient plus soumis à la réification marchande de l’existence. Le postulat est ici que, dans le technocapitalisme, les modes de vie21 sont orientés par les productions techniques, qui elles-mêmes obéissent à des logiques économiques marchandes. Contre la colonisation des existences par le capitalisme de divertissement, il s’agit de considérer qu’il est possible de favoriser des formes populaires d’écriture philosophique en s’appuyant sur des pratiques de création visuelles et d’écritures narratives.
Ces pratiques de création existentielles relèvent donc d’une forme d’éducation de soi22, de « formation de soi23 » ou même d’auto-formation existentielle24, dont l’objectif est la résistance au capitalisme de divertissement par la possibilité de constituer un espace-temps où le sujet puisse se réapproprier les questions existentielles. En effet, au sens du philosophe Blaise Pascal, le divertissement est ce qui nous éloigne de la réflexion sur notre condition existentielle. Mais ici, cette réflexion n’est pas nécessairement à comprendre dans le sens d’un existentialisme chrétien ; elle peut également être pensée à partir d’un existentialisme athée.
Les pratiques d’écritures narratives
Comme il a été précisé ci-dessus, les pratiques qui vont être présentées ne visent pas à se substituer à des formes analytiques de l’écriture philosophique. Elles peuvent être produites, entre autres, en dialectique avec l’écriture de méditations philosophiques.
La première forme de pratique est le dialogue25. Il s’agit d’une forme relativement classique de l’histoire de la philosophie, comme cela a déjà été souligné. Dans le cas présent, la spécificité de cette forme de pratique est de penser l’écriture dialogique comme « un discours que l’âme se tient à elle-même26 ». Il s’agit de s’entraîner à penser contre soi-même, à examiner les objections qui peuvent être faites à ses propres idées philosophiques. En cela, le dialogue constitue bien une forme d’exercice.
La deuxième forme que nous avons également expérimentée est l’écriture aphoristique27. Elle a été mise en œuvre de deux manières. La première est celle de formes courtes et synthétiques28 qui privilégient l’ellipse et le caractère ramassé de la formule. Ces productions plus concises sont à mettre en écho avec d’autres textes théoriques qui, tout en reprenant une écriture se rapprochant, par certains éléments, de l’aphorisme, visent en réalité à développer une pensée plus analytique, argumentative et systémique donnant lieu à une série de textes théoriques parue sous le titre : « Opuscules philosophiques29 ». De ce fait, il peut s’agir de l’élaboration de manière plus ou moins développée du même contenu théorique.
La troisième forme qui a été expérimentée regroupe en réalité plusieurs genres d’écritures : il s’agit du micro-récit30. Ce type d’écritures recouvre des pratiques telles que la micro-ethnofiction31, le micro-récit de science-fiction ou encore le micro-conte philosophique. Ces catégories d’écritures peuvent ensuite être dialectisées avec des méditations philosophiques. Le contenu de la création narrative devient alors le support d’une réflexion philosophique. C’est le cas par exemple des textes qui ont été produits sous le titre « Micro-ethnofictions de la vie quotidienne32 ».
Enfin, la dernière forme qui a été créée est celle de l’auto-ethnographie33 comme support de méditations philosophiques34. Dans le cas présent, que ce soit pour les micro-ethnofictions, les micro-récits de science-fiction ou encore les auto-ethnographies, c’est le rapport du sujet humain aux techniques modernes qui constitue un objet privilégié de méditation philosophique. En effet, la technique moderne produit un bouleversement philosophique et anthropologique qui conduit à ce que la question du divertissement et les questions existentielles ne puissent plus être posées exactement comme elles l’étaient entre l’Antiquité et la fin du xixe siècle. Avec « l’utopie transhumaniste », c’est en effet une transformation même de la condition existentielle de l’être humain35 qui est visée par la technique : la naissance, la maladie, le vieillissement, la mort ,etc.
Les pratiques de création visuelles
À côté des pratiques d’écritures narratives, certaines autres pratiques de recherche philosophique qui ont été expérimentées s’appuient également sur de la création visuelle.
C’est le cas du collage philosophique36. Il s’agit de produire un collage dont le contenu à une portée philosophique qui donne à penser. En effet, le collage, entre autres mis en avant par les artistes surréalistes, par sa capacité à juxtaposer des éléments hétérogènes, est particulièrement propice à la rêverie par son caractère onirique ou à la méditation par sa dimension symbolique. De ce fait, le collage se prête de manière particulière à être le support de méditations philosophiques.
Les vidéos photo-récits expérimentales combinent l’écriture aphoristique et la création visuelle. Elles peuvent s’inspirer, par exemple, en tant que création visuelle d’œuvres comme le film La Jetée (1962) de Chris Marker ou des affiches de la graphiste Barbara Kruger. Elles ne visent pas nécessairement à avoir une existence autonome, mais sont des productions qui sont pensées en lien, en particulier, avec la série de textes théoriques « Opuscules philosophiques ».
Enfin, le dernier genre de production reprend les codes plus populaire du roman-photo37, qui ont été détournés entre autres par les situationnistes38, pour produire une critique politique de la vie quotidienne. Une série de romans-photo sur le capitalisme a été en particulier utilisée pour illustrer un article publié en ligne39.
Les pratiques de création existentielles ont pour objectif sur le plan de la recherche théorique en philosophie de favoriser l’émergence de nouvelles idées et de nouvelles manières de les exprimer en produisant une dialectique entre le muthos et le logos, entre la narration et l’argumentation. Mais comme cela a été souligné, la visée de ces pratiques ne se situe pas seulement sur le plan théorique, mais également au niveau des manières de vivre en créant un espace-temps de réflexion qui tente d’échapper à la captation de l’attention40 par le capitalisme de divertissement.
Dans les développements ci-dessus, ces pratiques ont été abordées sous l’angle de l’éducation de soi, qui vise une transformation du rapport de soi à soi, mais elles peuvent également être mises en place dans une pratique d’éducation populaire orientée vers la critique de la vie quotidienne41, en lien avec une approche philosophique et psychologique42 existentialiste.
« Aphorismes », Institut de recherche sur les mouvements sociaux (Iresmo) – YouTube
Figures de la dissidence
Figures du zadiste et figures de la désobéissance en démocratie
Dans la dernière partie de cet article, il s’agit de montrer comment les pratiques de création existentielles relèvent de pratiques de dissidence qui doivent être distinguées de deux figures politiques plus radicales : le zadiste, qui est la figure de l’autonomie, et le désobéissant, qui est celle de l’opposition à la loi injuste.
La pensée politique actuelle met en lumière deux figures de la contestation. La première, qui a donné lieu à de multiples publications ces dernières années, est celle du désobéissant ou de la désobéissante en démocratie43. Le ou la désobéissant·e conteste ou enfreint des règles légales au nom d’un idéal de justice, au risque de se trouver hors la loi et de subir des poursuites judiciaires. Néanmoins, le ou la désobéissant·e ne vit pas en marge de la société, n’est pas forcément en rupture radicale avec les modes de vie habituels. Ce sont par exemple des militants de la Confédération paysanne, des militants antipublicités ou encore affiliés à des organisations comme Extinction Rebellion, Attac, etc.
Une figure plus radicale, dont l’action implique souvent également de la désobéissance, est la figure du ou de la zadiste, comme à Notre-Dame-des-Landes par exemple. Le ou la zadiste, qui vit à demeure sur une « zone à défendre » – ZAD, initialement « zone d’aménagement différé » –, est en recherche d’autonomie vis-à-vis des modes de vie dominants44. Il y a donc une rupture qui est plus radicale : pas d’emploi salarié, pas de logement dans une ville, pas de voiture personnelle, l’auto-réparation et l’auto-construction sont privilégiées, etc.
Les pratiques de création existentielles sont en lien avec une autre figure : la dissidence. Il s’agit d’une position de résistance aux modes de vie et aux pouvoirs économiques et politiques, qui se trouve en deçà de celle de la désobéissance et de l’autonomie. Cela tient en particulier à un élément qui est lié au mode de production de ces créations dans le cadre du capitalisme de plateformes45. En effet, à partir du moment où ces productions – écritures créatives ou créations visuelles – sont mises en ligne – et à moins d’une vigilance très spécifique consistant à ne recourir qu’à des logiciels libres , il est difficile d’échapper à la captation de données personnelles par le capitalisme de plateformes. C’est ce que certains auteurs ont appelé le digital labor46. Ce travail que le sujet pense mettre en ligne gratuitement participe en réalité d’une économie de la captation de donnée personnelle dont il ou elle devient l’un des agents et des produits.
Internet était imaginé à ses débuts comme pouvant réaliser l’utopie47 d’une mise en commun gratuite et universelle de la connaissance, où chacun pouvait partager gratuitement ses créations à tous et toutes. Or, l’utopie des zones d’autonomie48 s’est transformée en un gigantesque espace du capitalisme marchand où les productions de l’économie de la contribution49 se trouvent captées par les silos des Gafam (les « géants du Web » : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
La dissidence
La notion de dissidence est pensée en prenant appui sur l’œuvre de Vaclav Havel, Le Pouvoir des sans-pouvoirs50. Le philosophe Michel Terestchenko commente ainsi la position de Vaclav Havel dans un article publié en ligne : « C’est le refus de cette aliénation, de ce mensonge auquel tout le monde participe pour en assurer la permanence, le refus de ce que V. Havel appelle “la vie dans le mensonge”, qui caractérise la révolte de l’individualité qui veut reconquérir sa dignité, son identité, sa vérité. Cette révolte n’a pas besoin de prendre la forme d’un engagement politique bruyant, elle se marque à la simple résolution de cesser de “jouer le jeu”, de mentir, de faire semblant, à la décision de dire la vérité, et d’être soi51. » La dissidence telle que la définit Vaclav Havel a à voir avec ce que Foucault52 a étudié sous le nom de « parrêsia » (le courage de la vérité ). Du fait qu’elle suppose le courage de vivre dans la vérité, elle implique le courage de « dire la vérité ». En cela, la dissidence chez Vaclav Havel est à distinguer de l’« infrapolitique » chez James Scott53. Pour Scott, les personnes ne consentent jamais à la domination, y compris dans les régimes les plus autoritaires. Il se développe donc ce qu’il appelle un « script caché » qui est l’ensemble des pratiques de résistance cachées que mettent en œuvre les personnes. Au contraire, dans Le Pouvoir des sans-pouvoirs, Vaclav Havel considère que le fait que les personnes résistaient, mais de manière infrapolitique, dans les régimes soviétiques, est justement, paradoxalement, ce qui a permis à ces régimes de se maintenir aussi longtemps.
Néanmoins, on peut se demander si la figure de la dissidence a une pertinence dans les démocraties libérales : est-ce que, justement dans les démocraties libérales où la liberté d’expression est la règle, la dissidence serait par définition une figure qui n’a pas de pertinence dans la mesure où ce type de régimes politiques se caractériserait par un trop-plein de voix dissidentes ? Cependant, la figure du lanceur ou de la lanceuse d’alerte montre que les démocraties libérales ne sont pas épargnées par le silence et la peur. C’est bien parce que nombre de personnes n’osent pas dénoncer des injustices, en particulier dans le cadre professionnel, et que même celles qui le font peuvent faire l’objet de menaces, qu’il a été nécessaire de produire un statut de protection des lanceurs et lanceuses d’alerte – qui ne suffit pas à les protéger pour autant. Le dissident ou la dissidente n’est donc pas forcément une personne qui s’engage dans une procédure d’alerte éthique, mais c’est au moins une personne qui ne cédera pas à la culture du silence54.
Pratiques de création et figure de la dissidence
Dès lors, il s’agit de se demander quel lien il existe entre les pratiques de création existentielles et la figure de la dissidence. Ce lien tient en premier lieu au fait que les pratiques de création sont des pratiques d’expression. Il s’agit, sous la forme de l’écriture et de la création visuelle, d’exprimer une voix propre. En outre, cette expression est tournée vers le développement d’une conscience critique. En effet, par l’écriture philosophique – la méditation philosophique écrite, entre autres –, les pratiques de création narratives ou visuelles ne sont pas seulement des supports d’expression de soi, mais des supports de réflexion critique.
En particulier, le type d’éducation de soi que visent ces pratiques de création existentielles portent sur le sens que le sujet peut donner à son existence et le comportement qu’il ou elle peut adopter face à la réification de l’existence par le capitalisme et les formes de bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale55, ou bien encore face à la vie algorithmique56.
Cette manière dont les productions capitalistes colonisent notre vie quotidienne induit que l’espace-temps de réflexivité que permettent ces pratiques de création constitue une résistance à la tyrannie des modes de vie57 dans le technocapitalisme.
En tentant de produire un espace-temps de réflexivité critique, les pratiques de création existentielles visent à renforcer le soi pour lui permettre de se constituer dans l’espace public en figure de dissidence. Ces pratiques relèvent donc de ce que Christian Arnesperger58 qualifie de militantisme existentiel.
Conclusion
Cet article, dans le cadre d’un dossier sur les publications scientifiques alternatives, a été consacré à la mise en œuvre de pratiques existentielles dans la recherche en philosophie.
La première partie de l’article a consisté à mettre en perspectives les pratiques de création existentielle relativement à l’histoire de la philosophie occidentale. Trois points ont été soulignés. L’effacement progressif, au fil de l’histoire de la philosophie occidentale, de la dimension pratique de la philosophie au profit d’un pôle théorique ; l’effacement de la philosophie populaire orientée vers le pôle pratique dans l’histoire de la philosophie académique ; l’appauvrissement relatif des formes d’écritures de la philosophie au cours de l’histoire de la philosophie occidentale.
La deuxième partie de l’article a été consacrée à montrer comment les pratiques de création existentielles relevaient de deux dimensions philosophiques. La première se situe au niveau du pôle théorique : les pratiques de création existentielles visent à produire une dialectique créatrice entre les pratiques narratives et visuelles, et des pratiques d’écritures argumentatives et analytiques. La deuxième dimension tient au fait que les pratiques de création existentielles visent une éducation de soi, tendant à une transformation du rapport de soi à soi.
Enfin, la troisième partie de l’article a eu pour objectif de mettre en lumière la manière dont cette éducation de soi doit être mise en relation avec une forme de militantisme existentiel qui a été qualifiée de « dissidence ». Cette figure du militantisme vise à opérer une résistance tant sur le plan de l’expression de la vérité que sur celui des modes de vie, avec le technocapitalisme.