Pluri/translinguismes, pluri/transculturalités et autobiographies langagières
Dossier coordonné par Ilhem Belarbi, Nicole Blondeau, Pascale Prax-Dubois
Le dossier de Pratiques de formation/Analyses « Pluri/translinguisme, pluri/transculturalité et autobiographies langagières » s’inscrit dans le contexte des sociétés contemporaines marquées par les migrations mondialisées, les urgences de l’accueil d’exilé·es fuyant des pays en guerre. Dans un futur proche, le dérèglement climatique obligera aussi les populations à fuir des espaces devenus invivables, ce qui est déjà le cas pour certaines zones géographiques. Dans ce cadre, les dimensions sociolinguistique et socioculturelle de ces déplacements sont, de fait, prégnantes.
Désormais, les publics scolaire et universitaire sont majoritairement plurilingues1 si tant est qu’ils aient été monolingues auparavant, mais ces plurilinguismes sont peu pris en compte, souvent ignorés, voire méprisés, lorsqu’ils concernent les langues minorisées, à savoir celles des migrant·es mais aussi celles des personnes plurilingues déjà là, notamment les descendant·es des immigrations et les habitant·es des Outre-mers, mais pas seulement. Il en va de même pour celles et ceux des immigrations récentes, pour les exilé·es, les réfugié·es dont les compétences plurilingues sont, la plupart du temps, méconnues, donc non sollicitées dans le processus d’apprentissage de la langue du pays dit « d’accueil ». À l’instar de la définition de Grosjean, est désignée comme plurilingue toute personne utilisant, à des degrés divers, plusieurs idiomes et/ou variétés linguistiques. Face à l’augmentation constante des situations d’enseignement/apprentissage dans une langue de scolarisation différente des langues premières des élèves et des étudiant·es, de nombreux travaux cherchent aujourd’hui à poser les bases d’une éducation les amenant à travailler avec leurs langues en les accompagnant dans leur appropriation de la langue académique via la mobilisation de toutes les composantes de leur répertoire langagier. Le même mouvement semble se dessiner dans l’enseignement du français langue étrangère (FLE) à destination des adultes2.
On peine par ailleurs à prendre en considération les pratiques langagières informelles, ce parler libre dit bilingue ou plurilingue3 ou interlectal4 ou plus communément « mélange » de langues dans le discours ordinaire sur lequel les approches trans apportent un nouvel éclairage. Selon Ofelia Garcia et Li Wei5, la notion de translanguaging fait ainsi référence à la fois aux « pratiques langagières complexes des locuteurs plurilingues » et aux « approches pédagogiques qui favorisent l’usage de ces pratiques complexes ». Ces travaux sur la fluidité et la créativité des interactions libres sont à resituer dans le cadre plus large des études sur les possibilités d’action sociale de tout locuteur pour prendre sa place dans le monde en le transformant. Ces recherches gagneront ainsi à être mises en perspective avec la notion connexe de transculturalité6 qui revisite les singularités au sein des pluralités, avec un focus, non pas sur la cohabitation statique de cultures différentes, mais sur le processus dynamique et transitoire de co-création de réalités nouvelles.
À l’ère de la marchandisation des langues normées7, il convient notamment de porter un autre regard sur la labilité et l’imprévisibilité des pratiques langagières et culturelles en s’intéressant, par le biais de la recherche biographique, à la façon dont les personnes opèrent leurs propres choix communicatifs et éducatifs en contextes plurilingues inégalitaires.
Le dispositif des autobiographies langagières a ainsi été mis en œuvre dans le cadre de plusieurs projets européens8 dans lesquels il est considéré comme possible moyen de « conscientisation »9 des enjeux psycho-sociaux des langues, de valorisation, à la fois individuelle et collective, du « parler libre » de chacun·e et d’interrogation des identités. Il a été transposé pour un public étudiant, pour des femmes maghrébines de l’immigration des années 1970 en apprentissage de lecture et d’écriture10, pour des enseignants de lycées professionnels en formation continue. L’autobiographie langagière n’est pas seulement la déclinaison des langues parlées, mais surtout la « conscientisation » progressive des rapports aux langues que les sujets se sont fabriqués, celles pouvant être utilisées à différents niveaux, fréquentées dans l’environnement proche ou lointain, objets d’identification ou de rejet. Cependant, les langues ne sont pas des systèmes clos. Elles s’imbriquent à l’histoire, au social, aux histoires singulières, aux affects, aux situations de domination. C’est dans cet entremêlement que s’agencent des « identités » qui sont parfois, pour les publics en formation des identités « racine-unique »11, sûres d’elles, exclusives et excluantes. Le cheminement dialogue-lecture sensible d’extraits des « Littératures des migrations et des exils »12, écriture/ré-écriture-mise en commun des écrits, s’inscrit dans un mouvement réflexif. La mobilisation de la mémoire amène chacun·e à se ressaisir de trajets langagiers bigarrés et de parcours de vie plus complexes qu’ils n’étaient ressentis, où des péripéties existentielles résonnent avec d’autres. La narration de soi à travers le prisme des langues peut être un premier pas vers la conscience de la pluralité qui nous constitue et de la diversité du « Tout-Monde ». Alors, il devient possible de dénouer les imbroglios identitaires, de s’acheminer vers des identités mouvantes, incertaines, que Glissant appelle « identité(s)-rhizome(s) », qui s’étendent en s’appuyant sur des boutures déjà vivaces et s’échappent vers des ailleurs imprédictibles. Elles « ne tuent pas alentour », alors que les identités « racine(s)-unique(s) »13 peuvent devenir meurtrières.14
L’étude des biographies langagières révèle plus particulièrement des processus de conscientisation de rapports de force entre savoirs, pouvoirs et langage via l’ouverture d’espaces d’expression et de partage d’expériences individuelles à historiciser au sein d’une même histoire collective15. L’exploration de ces ressources informelles permet aussi de questionner autrement les mobilités dans le monde et les rapports d’interdépendance entre pays du Sud et pays du Nord pour envisager, dans une perspective transnationale, de nouvelles modalités de co-apprentissage fondé sur le pouvoir d’agir des personnes subalternisées, en déplacement ou déjà là, d’entrevoir de possibles émancipations.
L’appel à articles est ouvert à différents types de contributions, selon les axes thématiques suivants (orientations possibles mais non exhaustives) :
Diversité sociolinguistique, dynamiques inter/transculturelles et fabrique du commun
La prise en compte de la diversité linguistico et socio-culturelle des personnes ne signifie pas parcellisation, atomisation sociétale ni assignation aux héritages ou aux origines supposées. Il s’agit au contraire de penser comment le divers participe du commun, du collectif et le construit. Dans ce sens, quelles démarches pédagogiques, quels dispositifs éducatifs, quelles initiatives citoyennes peuvent contribuer à articuler histoires individuelles et projet social collectif, afin de parvenir à une « diversité solidaire »16.
Autobiographies langagières
Outre les « littératures des migrations et des exils », d’autres supports peuvent être mobilisés (silhouettes, dessins spontanés ou réflexifs, photos, vidéos…). Dans cet axe, seront attendus des témoignages réflexifs d’expériences d’écriture autobiographique à travers la focale des langues. Ces expériences devront s’être développées sur un temps long (temporalité à définir en fonction des situations éducatives). Tous les publics adultes sont concernés, migrants ou non.
Littératures et altérité
Les littératures sont traversées par des voix discordantes et contrent les visions hégémoniques du monde. « Ils (les lecteurs) circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Égypte pour en jouir »17. Il s’agira ici d’explorer comment les auteurs et autrices défient les douaniers de la langue, « les docteurs de la loi », pour reprendre Chamoiseau et Confiant. Il s’agira aussi d’interroger la manière dont les lecteur et lectrices de ces textes, en particulier celles et ceux qui se sentent les plus éloigné·es de la culture légitime ou qui ne s’autorisent pas à s’y aventurer, « braconnent » des fils d’identification, entendent des « dysphonies » (Glissant) et entrent dans un processus réflexif porteur d’émancipation et de pouvoir d’agir.
En d’autres termes, comment les littératures participent-elles de formes d’affranchissement social, historique, psychologique, genré ?
Inter ou trans : un choix épistémologique ?
Dans ce dossier de Pratiques de formation/Analyses, nous avons choisi d’utiliser des deux préfixes : « inter » et « trans » afin de mettre leur choix en discussion, en travail. Concernant ce champ de réflexion, seront accueillis des articles ouvrant le dialogue et argumentant sur des options lexicales portant une heuristique épistémologique. En d’autres termes, qu’apporte le préfixe « trans » à celui d’« inter » ? Quels horizons herméneutiques et pragmatiques suggère-t-il ?
Pratiques artistiques et narratives et valorisation du plurilinguisme
Les approches pédagogiques traditionnelles se centrent en général sur l’acquisition technique de la langue, négligeant les dimensions affectives et identitaires des apprentissages, comme l’ont observé Jim Cummins18 ainsi que Ofelia García et Li Wei19. Or, les pratiques artistiques, telles que mises en avant par Muriel Molinié20, Chantal Dompmartin21 et Ilhem Belarbi22, peuvent également influer sur les acquisitions langagières, jouer sur les élaborations identitaires et valoriser les plurilinguismes des apprenants. Elles contribuent à faciliter les nouveaux ancrages territoriaux et socio-culturels des migrants, révélant des aspects souvent invisibles de l’expérience humaine et donnant ainsi voix aux parcours pluriels, généralement occultés dans les démarches d’enseignement monolingues. Dans cet axe, il s’agit de questionner comment l’art, le dessin, le cinéma, les récits visuels et l’autobiographie langagière dans sa dimension fictionnelle, peuvent favoriser l’expression des expériences singulières et l’exploration plus fluide des identités. Ces formes de créativité vont au-delà des cadres académiques classiques, mobilisant toutes les ressources langagières expressives des personnes de manière dynamique et créative, sans hiérarchiser les langues, et frayant ainsi de possibles trajets d’émancipation.
Les contributions pourront répondre à un ou plusieurs de ces cinq axes, qui sont à prendre comme des orientations possibles, et non limitatives, de réflexions sur le sujet.
La revue Pratiques de formation/Analyses, dans sa nouvelle formule, offre plusieurs formats d’écriture.
Des articles scientifiques classiques (environ 45 000 signes) évalués par un comité de lecture (en double-aveugle) : articles de recherche problématisés proposant une analyse à partir de recueils de données et/ou d’expériences de terrain, d’une étude de corpus. Les notes de synthèse et les écrits théoriques sont également acceptés. Les articles soumis peuvent provenir des sciences de l’éducation et de la formation, mais aussi de toute autre discipline des sciences sociales et humaines : linguistique, sociolinguistique, sociologie, histoire, anthropologie, philosophie, psychologie, etc. Les articles pluridisciplinaires sont les bienvenus.
Il est aussi possible de proposer des textes ou des contributions d’une autre nature, moins classique : des articles plus courts (entre 25 000 et 30 000 signes) sur des réflexions en cours pour la rubrique « Cheminements ».
Les projets de contribution (notes d’intention d’environ une page) devront nous parvenir pour le 9 décembre 2024 dernier délai, à l’adresse suivante : contact@pratiquesdeformation.fr. L’équipe coordinatrice du numéro vous fera un retour dans le mois. Les contributions finalisées devront ensuite nous parvenir pour le 20 mars 2025 et devront respecter les consignes générales aux auteurs et autrices de la revue (https://www.pratiquesdeformation.fr/73).