Culture(s) technique(s), éducation et formation
En décembre 1987, l’Association des enseignant∙e∙s et chercheur∙e∙s de sciences de l’éducation organisait un colloque intitulé « Culture technique et formation » qui donna lieu à des actes, publiés en 19911, et au numéro 17 de la revue Pratiques de formation/Analyses2. L’objectif de ce colloque était de s’interroger « sur la place de la préoccupation technique elle-même, celle d’une sensibilisation aux démarches techniques, à leur imaginaire, leur univers sensible et mental3 », dans les champs de l’éducation et de la formation. On peut y voir un prolongement des réflexions d’après-guerre sur les « humanités techniques4 », dans un nouveau contexte de massification scolaire. La notion de « culture technique » connaissait alors un essor dans différents champs disciplinaires, au-delà des sciences de l’éducation, en particulier en anthropologie, en ethnologie, en économie, en sociologie et en histoire des sciences et techniques5. Cette terminologie est actuellement moins présente dans la littérature scientifique. Les anthropologues parlent de « culture matérielle », considérant que la relation physique des humains aux objets fait culture6. D’autres termes sont préférés ailleurs, dans des sens plus restreints ou qui se recouvrent partiellement : « culture numérique », « culture digitale », « littératie numérique », par exemple, concernent les usages des équipements numériques connectés. Quant à l’expression « culture technique et industrielle », elle est utilisée dans les discours politiques7 de manière subordonnée à la notion de culture scientifique, dans une vision positive de l’innovation.
Comme d’autres8, nous souhaitons aujourd’hui réinterroger la notion de « culture technique » de manière interdisciplinaire, à partir de l’hypothèse selon laquelle vivre dans la société technicisée requiert, au-delà de la maîtrise de gestes techniques liés à l’utilisation d’objets et d’outils, une compréhension élargie des processus sociotechniques dans lesquels ces pratiques et ces objets sont insérés. Avec ce numéro de Pratiques de formation/Analyses, nous voulons participer à l’actualisation des questions relatives aux rapports entre culture(s) technique(s) (au singulier et au pluriel, dans ses différentes significations) et éducation (au sens large). C’est dans cet esprit que nous dessinons ici quelques pistes de réflexion.
La culture technique concerne en premier lieu chaque individu, dans sa capacité d’agir et dans son rapport au monde et aux autres. Est-il en mesure de s’approprier les objets techniques comme moyen d’action pour ses propres fins, ou de choisir de ne pas les utiliser ? Dans sa relation de communication avec eux, dispose-t-il de la culture technique que Gilbert Simondon appelait de ses vœux dans les années 1950, c’est-à-dire d’un « ensemble de formes qui, rencontrant les formes apportées par la machine, pourront susciter une signification9 » ? Par ailleurs, avons-nous conscience des interactions invisibles et des rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes engagé∙es par l’intermédiaire de ces objets, en particulier lorsqu’ils sont informatisés et connectés10 ? En mesure-t-on les conséquences potentielles pour nous-même, et pour les autres ?
La culture technique est aussi une condition d’accès et de participation active à une société démocratique. La capacité d’utilisation des équipements informatiques et une compréhension des procédures administratives dématérialisées deviennent de fait un préalable à l’accès autonome aux droits sociaux et à l’exercice de la citoyenneté11. La participation éclairée de tous et toutes les citoyen·nes aux choix de société est conditionnée par un minimum de culture technique partagée12, par exemple au sujet des infrastructures techniques communes de production d’énergie, de transformation des déchets, de transport, etc. Au-delà de prises de conscience individuelles qui peuvent conduire à des changements de comportements plus écoresponsables, quelles sont les conditions de réalisation effective d’une délibération citoyenne en termes d’enjeux et de risques sur l’environnement et la durabilité de l’espèce humaine, indépendamment des intérêts économiques privés ?
Enfin, le rapport aux outils, aux instruments, aux machines, s’inscrit d’une manière plus large dans des rapports au travail, à la nature et à la matière13. L’industrie continue de s’automatiser, avec une présence accrue de l’intelligence artificielle et des objets connectés en ce qui concerne les procédés de fabrication et les produits eux-mêmes. S’y développe une gestion informatisée et centralisée des données sur les produits (on parle de « jumeau numérique » du produit), de leur conception à leur mise sur le marché, puis lors de leur utilisation, leur maintenance et leur destruction, ces données devant être créées, consultées, enrichies par des acteurs multiples, sur des temps longs14. Les compétences techniques des professionnel·les sont mobilisées de manière inédite en interaction avec d’autres savoirs : la maîtrise des processus de production automatisés (« work process knowledge15 »), la maîtrise des interfaces Humain-Machine, le repérage dans un système organisationnel et informationnel, etc. D’autres pans d’activités économiques sont concernés par des changements comparables, comme l’agriculture, touchée par un triple mouvement de robotisation, de redécouverte des processus biologiques systémiques et d’écologie industrielle et territoriale, en réponse aux problématiques énergétiques16.
Dans le numéro 71 de la revue Pratiques de formation/Analyses, nous souhaitons questionner les rapports entre culture(s) technique(s) et éducation/formation. Les notions d’éducation et de formation sont entendues au sens large, qu’elles relèvent de l’éducation tout au long de la vie ou qu’elles soient simplement ponctuelles et conditionnées à un usage, de la formation initiale ou continue, qualifiante ou de loisir, formelle ou informelle. Quelle place occupe la culture technique dans la formation ? Quels sont ses formes, ses enjeux, son discours ? Que nous apprend chacune l’une sur l’autre à travers ce regard croisé entre apprentissages, pratiques de formation et culture technique ? Comme souvent dans la revue Pratiques de formation/Analyses, le spectre de la formation nous fait entrer dans le vif et le profond d’un sujet d’hier, d’aujourd’hui et de demain : la culture technique dans nos sociétés.
L’appel à textes est ouvert à différents types de contributions, selon les axes thématiques suivants.
1. Places, rôles et fonctions de la culture technique dans les apprentissages et dans la formation
La dimension technique, même si elle n’est pas mise en avant ni même forcément consciente pour les apprenant∙es ou les éducateurs et éducatrices, existe dans de nombreuses situations éducatives. Comment la caractériser ? Quelle place tient-elle dans ces situations ? Quels rôles lui donne-t-on ? Quelles fonctions assume-t-elle ou lui délègue-t-on ? Comment est-elle prise en compte dans les stratégies personnelles d’apprentissage et dans les interactions éducatives ? Comment peut-elle être source d’émancipation vis-à-vis des stéréotypes genrés associés aux pratiques sociales ?
2. Comment acquiert-on une culture technique ?
D’un côté, les dimensions techniques et socialement situées des pratiques se prêtent mal aux formalisations pour une éducation organisée et structurée. Par ailleurs, des freins existent autour de la diffusion d’informations sur le fonctionnement des systèmes techniques : enjeux commerciaux, protection de la propriété industrielle, etc. D’un autre côté, les technologies numériques (Internet, réseaux sociaux numériques, tutoriels vidéo, réalité virtuelle, etc.) représentent des sources d’innovation remarquables pour la transmission d’une culture technique. Nous attendons des textes qui proposent l’analyse de processus de transmission à l’œuvre, en situations non formelles, tout autant que des textes qui proposent l’analyse de processus d’apprentissage intentionnels, plus ou moins organisés et plus ou moins articulés à des situations pratiques. On pourra en particulier interroger : les relations entre acteurs et actrices en jeu, les articulations entre pratiques et savoirs, les dimensions psychologiques et sociales des apprentissages, les temporalités, etc.
3. Évolutions technologiques, transformation de la culture technique : nouveaux acteurs et nouvelles actrices, nouvelles frontières
Nous l’avons noté plus haut, les développements technologiques, leurs prescriptions et leurs usages, font émerger de nouvelles finalités et de nouveaux défis pour l’éducation et la formation. Comment appréhender ces changements ? Quelles nouvelles problématiques éducatives soulèvent-ils ? Comment y répondre ?
Le monde du travail occupe une place de choix comme lieu d’émergence de cultures techniques. Ses transformations techniques et technologiques, incessantes et accélérées17, s’expriment par des besoins de formation qui évoluent rapidement, afin de rendre les individus aptes à l’exercice professionnel. Ces changements impliquent-ils de nouvelles articulations entre le monde du travail et le monde scolaire et de la formation ? Quelle est l’influence des stratégies gouvernementales ? Dans quelle mesure les systèmes éducatifs peuvent-ils former à des métiers sans cesse changeants ?
Le développement de « jumeaux numériques » des objets et le dynamisme de communautés connectées de consommateurs et consommatrices, d’usagers et usagères, et de makers invitent par ailleurs à requestionner les cultures techniques respectives des personnes qui conçoivent des objets, de celles qui les fabriquent, et de celles qui les utilisent, ainsi que leurs rapports mutuels.
Les contributions pourront répondre à un ou plusieurs de ces trois axes, qui sont à prendre comme des orientations possibles, et non limitatives, de réflexions sur le sujet.
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La revue Pratiques de formation/Analyses, dans sa nouvelle formule, offre plusieurs formats d’écriture.
Des articles scientifiques classiques (35 000 signes maximum) évalués par un comité de lecture (en double-aveugle) : articles de recherche problématisés proposant une analyse à partir de recueils de données et/ou d’expériences de terrain, d’une étude de corpus. Les notes de synthèse et les écrits théoriques sont également acceptés. Les articles soumis peuvent provenir des sciences de l’éducation et de la formation, mais aussi de toute autre discipline des sciences sociales et humaines : sociologie, histoire, anthropologie, philosophie, psychologie, etc. Les articles pluridisciplinaires sont les bienvenus.
Des textes ou des contributions d’une autre nature, moins classique : des articles plus courts sur des réflexions en cours pour la rubrique « Cheminement » ; des témoignages et des comptes rendus d’expérience pour la rubrique « Témoignages » ; des notes de synthèse pour la rubrique « Choses lues, entendues, vues ». Ces contributions peuvent prendre la forme d’écrits non académiques en lien avec la thématique, ou d’autres formes d’expression publiables en ligne sous forme visuelle et/ou sonore (dessin, bande dessinée, vidéo, audio, etc.). Enfin, il est toujours possible d’entrer en « Résonances », dans la rubrique consacrée aux lectures et découvertes.
Les projets de contribution (notes d’intention d’environ une page) devront nous parvenir avant le 1er mars 2024, à l’adresse pfa.culture.technique@gmail.com. L’équipe coordinatrice du numéro vous fera un retour d’acceptation dans le mois. Les contributions finalisées devront ensuite nous parvenir pour le 1er juin 2024 et devront respecter les consignes générales aux auteurs et autrices de la revue. Les contributions de la catégorie « Articles scientifiques » feront ensuite l’objet d’une double expertise. La publication du numéro 71 est prévue pour septembre 2025.