Ancienne journaliste au Monde, spécialiste des questions de migration et de leurs enjeux, Marine Messina nous entraîne dans son ouvrage quelque part en Europe, dans le quotidien d’un centre d’accueil d’urgence pour mineurs isolés. Ce « récit de l’intérieur », s’il se veut romancé, se fonde sur une enquête minutieuse menée en Méditerranée et sur l’expérience propre de l’autrice au sein d’associations. L’écriture de Marine Messina est semblable à celle d’un peintre pointilliste, c’est sans doute là que repose l’une de ses lignes de force. D’une plume nourrie à l’encre d’une réalité mordante et douloureuse, elle dépeint les parts d’ombre et de lumière de chaque mineur ayant affronté l’innommable, l’indicible, au risque de sa vie ; de chaque travailleur et travailleuse sociale qui l’accompagne pour un temps. Par petites touches, plus ou moins appuyées, son écriture fait transparaître les différentes facettes de l’humanité, dans ses fragilités, ses vulnérabilités, et sa noirceur aussi, lorsqu’en filigrane, le récit est traversé de fantômes, passeurs et autres marchands de corps.
Le visage de la migration est ici montré dans sa multiplicité, parfois sa duplicité, que ce soit sous l’angle de la folie meurtrière des hommes, du rêve d’une vie meilleure pour soi, portée par les espoirs et les rêves de celles et ceux restés au village, ou encore des déchirures liées à l’abandon d’une jeune sœur, d’une grand-mère. L’engagement des travailleurs et travailleuses sociaux et des bénévoles, leurs démarches, leurs espoirs, viennent se heurter à la lenteur administrative, au manque de moyens, aux lois internationales et, en cela, ils et elles nous bouleversent et nous amènent à réfléchir. Quel sens conférer en effet à une réglementation qui, le jour même de son dix-huitième anniversaire, écarte de toute protection le jeune devenu adulte qui devra quitter le centre dans les heures qui suivent ?
Sans jamais s’abandonner à la colère, ni à trop de sensiblerie, Marine Messina livre une réalité crue tout en laissant au lecteur l’espace et le temps de la lecture pour s’indigner, cheminer, se laisser bousculer, identifier lui-même les questions centrales, autant politiques que philosophiques, que cet ouvrage pose sans jamais vraiment les énoncer – évitant ainsi la dérive d’apparaître comme une donneuse de leçon. Au contraire, Marine Messina fait un tout autre choix, et c’est là toute la subtilité de son récit. En évoquant les souvenirs, les blessures, les périples de ces adolescents pour accéder aux portes de l’Europe et y trouver refuge, elle fait une place importante à l’intime, au sensible, à ce qui nous lie et nous relie (la langue, le rire), ce qui peut faire résilience, restaurer une forme de dignité et permettre de reprendre une place de sujet dans sa propre histoire de vie.
La force de cet ouvrage tient dans son ancrage profond dans la vie et le vivant, et en cela chacune et chacun de nous se retrouve, se reconnaît, tant cette histoire nous semble parfois familière, intemporelle, et parfois si lointaine. D’autres avant elle, comme Éric-Emmanuel Schmitt1 ou Fatou Diome2, étaient venus nous bousculer, nous rappelant à notre devoir d’indignation au sens de Primo Levi3. Faisant écho aux événements actuels en Ukraine, le récit de Marine Messina prend aujourd’hui une dimension autre, nous rappelant à quel point notre humanité s’est construite à travers les différentes vagues de migration.