« J’avais peur qu’on nous traite comme des enfants… »
ATD Quart Monde et le droit aux vacances

Texte

Projet pilote d’ATD Quart Monde portant sur le droit aux vacances, La Bise est aussi un laboratoire du « vivre ensemble » qui repose sur la conviction que les parents en situation de pauvreté n’ont pas à être éduqués.

Volontaires d’ATD Quart Monde1 depuis treize ans, ma femme et moi évoluons dans le domaine de l’éducation populaire dans chacune de nos missions ; depuis trois ans, nous sommes responsables de La Bise, une maison de vacances familiales située dans le Jura, projet pilote d’ATD pour le droit aux vacances. Nous y vivons et y organisons des séjours pour des familles qui vivent la grande pauvreté et ne sont jamais parties en vacances ensemble. On peut y accueillir cinq familles en même temps, et nous composons une équipe d’accueillant·es bénévoles pour chaque séjour, afin de former ensemble une belle bande d’une trentaine de personnes pendant huit à dix jours.

Commençons par la fin : la veille du départ des vacanciers et vacancières, nous organisons un « café des parents », temps de parole privilégié pour se dire ce qu’on a vécu ensemble, ce que cela signifie de passer des vacances à La Bise, avec d’autres personnes, avant de rentrer chacun·e vers sa vie souvent faite de solitude et d’humiliations. C’est généralement un temps très fort, où le simple fait d’être écouté·e par les autres, de se savoir compris·e, puisqu’on a vécu les choses ensemble, charge les paroles d’émotion. Lors d’un de ces « cafés », Yvan a dit : « J’avais peur de venir, car j’avais peur que ce soit comme une colo ! » Et Farida a rebondi : « Moi pareil, j’avais peur que ce soit comme une colo ! » Comme je souhaitais être sûr de comprendre ce qu’ils voulaient dire, je leur ai demandé d’expliquer : « J’avais peur qu’on nous traite comme des enfants, qu’on nous dise “à telle heure tu te lèves, à telle heure tu te couches, c’est à toi de mettre la table, maintenant on fait ça”… » Yvan a été placé durant toute son enfance, avant de passer des années dans la rue. Maintenant, il est père d’un garçon de 5 ans, placé lui aussi ; il se stabilise et reconquiert peu à peu ses droits parentaux. Farida est venue avec quatre enfants, mère courage, mais au courage érodé, stigmatisée et préoccupée par le passage de son aîné par la case prison. Cette crainte d’être traité·e comme un·e enfant, si bien exprimée par ces deux adultes, m’a frappé. « Alors je pensais que ce serait l’anarchie ! Car comment accepter d’être traité comme un enfant sans se rebeller ? Mais l’accueil familial nous a mis à l’aise dès le premier jour. Du coup, c’est agréable, on a envie d’aider », a ajouté Yvan. Pas de tour de services à La Bise, les familles sont en vacances et aident si elles en ont envie ; les accueillant·es sont aussi en vacances, mais assument quelques tâches pour que cela fonctionne. L’objectif est d’oublier au cours de la semaine qui est venu « pour aider » et qui est venu « car il ou elle a besoin d’aide », et d’être simplement bien ensemble.

Quel est le lien avec l’éducation populaire ? À La Bise, on refuse aussi bien d’être des professionnel·les du tourisme que des éducateurs et des éducatrices. Il n’est pas question pour nous de passer outre l’autorité parentale, d’éduquer à la nature ou de transmettre des savoirs. On accueille comme des ami·es, on veille à l’ambiance, on suscite des rencontres avec nos ami·es qui partagent leurs passions (vigneron, éleveur, ébéniste…), on est attentif à chacun·e et on se plie en quatre pour qu’ils et elles puissent donner à voir le meilleur d’eux et d’elles-mêmes. C’est un peu comme dans la pédagogie Montessori finalement, nous créons une ambiance propice à l’envie d’oser, d’apprendre, d’apporter sa contribution au groupe.

En d’autres termes, nous soutenons les parents dans leur rôle d’éducateurs et éducatrices de leurs enfants. Cela semble tout bête et évident, mais des parents comme Yvan et Farida font souvent l’expérience inverse, que l’on veut éduquer leurs enfants malgré eux ou contre eux, expérience partagée par bien des parents qui vivent la grande pauvreté. J’ai le souvenir, petit mais si marquant, d’un séminaire sur l’éducation organisé par ATD à Ouagadougou (où nous avons passé cinq ans pour notre mission précédente, dans le contexte du monde de la rue), en présence et à partir de l’expérience de personnes vivant la grande pauvreté. Un des pères présents, paysan dans un village du Burkina Faso, avait dit : « Quand mon fils rentre de l’école, il rentre dans la maison de l’ignorant. » Phrase terrible d’un père dépositaire d’un savoir paysan précieux, d’une culture traditionnelle, et qui lit dans le regard de son fils que ce qu’il veut lui transmettre ne vaut rien aux yeux de la structure éducative officielle qui prétend donner une éducation aux enfants en piétinant les savoir-faire, les valeurs et la richesse de leurs parents.

Cette phrase et la souffrance qu’elle sous-entend, ainsi que les réactions d’Yvan et de Farida, me rappellent à quel point nous devons veiller à ce que nos interventions soient un soutien à l’éducation familiale, surtout quand les familles sont malmenées par ailleurs. Être comme des arcs-boutants soutenant une cathédrale ; c’est ce que nous cherchons à construire à La Bise avec les familles que nous accueillons, dont les enfants sont souvent placé·es, ou qui sont inconfortablement assises entre deux cultures, et mal à l’aise pour éduquer leurs enfants.

Le premier jour, on s’observe un peu, les parents peinent à comprendre qu’on ne les juge pas, qu’on ne compte pas les heures, et que nous sommes simplement des humain·es réuni·es pour les vacances. Rapidement, les tensions suscitées par la peur du regard des autres retombent, chacun·e se détend, les visages commencent à changer, les rires deviennent plus francs et les coups de mains gratuits et réciproques. Je revois Yvan, arrivant à La Bise tendu et énervé par le voyage en train pendant lequel il a dû supporter son enfant qui trouvait le temps long et assumer que tous les autres voyageurs du wagon l’entendaient s’occuper de son enfant, imaginer leurs jugements, en être meurtri, essayer de ne pas s’énerver davantage en y pensant et tenir bon jusqu’à la gare d’Arbois… On a parfois peur à l’arrivée des familles, on se demande comment on va être ensemble, mais le plus souvent, les enfants trouvent vite la paix en s’appropriant un vélo et le terrain par la même occasion, pendant que l’on boit le premier des nombreux cafés que l’on va partager, en parlant de tout et de rien pour commencer, et surtout pas de ce qui peut blesser. Trois jours après l’arrivée tendue d’Yvan, nous étions contrôlé·es par la Vacaf2 ; Yvan, nous entendant expliquer notre façon de travailler à notre visiteuse, s’est approché et est entré dans la conversation. Bêtement, je n’avais pas de quoi noter, mais il a commencé à parler et je l’entends encore : « […] mais là je suis détendu ! Si vous saviez comme je suis détendu ! » Même son visage avait changé, tout comme celui de Daniel, lors d’un séjour pour adultes3. Nous regardions ensemble les photos de la semaine pour qu’il en choisisse et se fasse un album, et à ce moment-là, j’avais de quoi noter :

J’ai jamais tant rigolé. Ça détend, tu aurais dû prendre une photo de moi à mon arrivée et une maintenant, j’étais contracté, et maintenant je suis bien ! Je mets du temps à m’habituer, il y a longtemps que je ne suis pas sorti, des années ; dans mon quotidien, je vois un copain. À part ça, je suis seul. C’est là que je le ressens… Vous êtes accueillants… J’ai lu une histoire à ton petit, on a joué à un jeu ensemble… ça m’a bien plu. Je ne vois jamais d’enfants. J’ai bien rigolé ce jour-là, oh là là, ça m’a fait du bien ! Tu vois [sur les photos], y en a pas un qui rigole pas !

Je me souviens aussi de Raphaël, père marqué par l’alcoolisme, venu avec ses deux filles adolescentes, humilié par le fait de ne pas pouvoir s’occuper d’elles au quotidien, et peinant à trouver une façon de se comporter avec elles. Le regard des deux adolescentes et leurs relations familiales ont changé quand Raphaël s’est mis à réparer les vélos pour chacun·e, une crevaison ici, une selle ajustée là… Soudain, leur père n’était plus un raté pesant, mais une chance pour toutes et tous et ses filles pouvaient être enfin fières de lui ! Nous-mêmes étions fières et fiers d’avoir permis cela en faisant sentir à Raphaël que l’on attendait quelque chose de lui, que l’on savait que malgré l’alcool, il avait des trésors à partager. On s’est arc-bouté pour qu’il tienne debout, il s’est arc-bouté pour que tous les enfants aient un vélo, les filles ont lâché du lest ; la famille était belle à voir.

Un autre souvenir est celui de Lucie et de son fils Nolan, qu’elle venait de récupérer après des mois de placement, Lucie était terrifiée à l’idée qu’il soit placé de nouveau. Nolan vivait dans une inquiétude permanente – ma mère m’aime, mais dois-je respecter son autorité puisque de toute évidence, ce n’est pas elle mais un travailleur social qui décide pour moi, pas plus qu’elle n’a le pouvoir de me protéger ? –, il supportait mal les contraintes et, du haut de ses 6 ans, faisait facilement de terribles crises, insupportables pour sa mère. Nolan refusait notamment qu’elle le couche. Après deux soirs chaotiques, nous aurions pu lui dire : « laisse tomber Lucie, on s’en occupe », ou « t’inquiète, il se couchera quand tu te coucheras », et cela se serait sans doute bien passé ainsi… Mais Lucie avait raison de ne pas vouloir coucher son fils trop tard ! Nous nous sommes alors mis d’accord avec tout le monde, y compris les adolescent·es présent·es : « Pssttt ! ce soir après la tisane, on fait tous semblant d’aller se coucher, ok ? » Le soir même, tout le monde a joué le jeu, qui partant en baillant, qui souhaitant bonne nuit, qui éteignant les lumières… Lucie a couché Nolan qui, du coup, a trouvé cela normal… Quelle joie collective quand Lucie est revenue quelques minutes plus tard après avoir endormi son fils ! Ensemble, nous nous étions arc-bouté·es pour que Lucie pose un acte parental réussi, elle était fière et rayonnante, et nous l’étions toutes et tous pour elle, pour nous. Au cours de ce séjour, nous avons soutenu Lucie plusieurs fois quand elle voulait dire non à son fils. Nolan, sentant que sa mère tiendrait bon dans sa position car elle était soutenue au lieu d’être attendue au tournant, a arrêté ses crises… Cela ressemble à un petit miracle exagéré, mais cela s’est passé ainsi. C’était il y a deux ans et depuis, nous sommes resté·es en contact, il n’y a plus de crises et, si ce n’est la santé détériorée de Lucie qui l’empêche de travailler, il et elle vont bien !

On a en mémoire de nombreuses familles, comme celle de Céline dont les cinq enfants, placés et éparpillés dans des familles d’accueil différentes, l’ont rejointe à La Bise. Nous savions que l’aîné, âgé de 14 ans, se réjouissait de venir mais cauchemardait à l’idée de ne pas reconnaître ses petits frères et petites sœurs. Quel souvenir que ce goûter partagé à leur arrivée, pendant lequel Céline faisait répéter leurs prénoms à ses enfants pour qu’ils et elles se connaissent ! Il fallait surtout être comme une famille, même si la fratrie ne se connaissait pas car Céline n’a pas le droit de recevoir ses enfants chez elle toutes et tous en même temps. Quelques jours plus tard, on jouait dans le salon, c’était l’hiver, et une des filles est arrivée en courant : « Venez tous, Maman pleure dans la chambre ! » Les cinq enfants sont partis en courant retrouver leur mère ; la fratrie s’était constituée, sous nos yeux, la famille était devenue famille. Qu’avions-nous fait pour ça ? Pas grand-chose à part renvoyer les enfants vers leur mère quand ils demandaient une autorisation, soutenir Céline quand son dernier s’excitait trop… Et le plus important est sûrement de ne pas avoir jugé Céline lors de ce « goûter des prénoms » mais au contraire, d’avoir été témoin de sa volonté de faire famille et de l’admirer.

Henryelle nous met à égalité avec ses crochets.

Henryelle nous met à égalité avec ses crochets.

© La Bise/ATD Quart Monde

Qui éduque qui, finalement ? Les parents refusent d’être éduqués encore, et veulent être soutenus dans leur rôle d’éducateurs et d’éducatrices. C’est une nuance qui tient à peu de chose, principalement à une façon d’être ensemble, dirions-nous. Pendant les séjours à La Bise, nous définissons ensemble le programme des vacances, à partir des souhaits de chacun·e. C’est un programme extrêmement flexible car quand on n’est jamais parti en vacances, on ne sait pas forcément tout de suite ce que l’on va aimer faire, ou l’on n’ose pas le dire. Nous faisons un beau planning à grand renfort d’étiquettes et de Patafix, les vacances à La Bise, ça bouscule ! Souvent, ils et elles ont envie d’aller au musée, et mis·es en confiance par l’ambiance bienveillante, ils et elles osent ! Une vacancière nous avait dit : « Si vous n’étiez pas là, je serais restée enfermée dans ma chambre. »

Musée comtois, musée du Sel, grottes des Moidons, citadelle de Besançon… Au dîner, on discute de ce que l’on a fait et je suis surpris à chaque fois par la fierté qui se perçoit dans le récit de chacun·e de leurs découvertes, dans la grotte ou au musée. Si ces mêmes personnes avaient été contraintes d’y aller, ou si nous les avions nous-mêmes guidées et nourries d’explications dans ces lieux de culture, quelle fierté éprouveraient-elles ? En revanche, le fait d’avoir effectué la visite qu’elles ont choisie, d’avoir écouté un·e guide qui leur parle comme il ou elle parle aux autres, les place sur un pied d’égalité avec nous pendant le séjour, toutes et tous à la fois sachant·es et apprenant·es, dignes. De la même façon, nous demandons à des ami·es de venir animer un atelier bois, une soirée guitare… et même si nous avons ces compétences au sein de l’équipe accueillante, nous préférons faire appel à des ami·es extérieur·es au groupe pour animer ces temps qui nous mettent encore une fois à égalité. Cela n’empêche pas de sortir une guitare au coin du feu ou des fils pour faire des bracelets au retour d’une balade, mais tout comme Farida propose de coiffer ma fille, ou Lucie de faire un gâteau.

En ce qui concerne les accueillant·es bénévoles, la priorité est donnée aux jeunes car cette formule du « vivre ensemble » nous semble formatrice et précieuse dans notre société. Nous espérons que chacun·e, une fois de retour à son travail, ses études, son voisinage, ses engagements, se souvient de cette position que l’on a cherchée ensemble : pas l’égalité pour l’égalité – d’ailleurs, en tant qu’hôtes, nous occupons tout de même une place particulière –, mais une façon d’être ensemble qui permette à chacun·e, notamment lorsque, à force d’humiliations, on ne montre plus rien de soi-même, de sentir que l’on peut oser se montrer comme on le veut, sans crainte d’être jugé·e ou rabaissé·e par un regard, et que l’on peut donner le meilleur de soi-même.

Au moment du départ, tout le monde court au bout du chemin pour ovationner celles et ceux qui partent. C’est encore un petit bout de fête où se mêlent les rires et les larmes. Un jour, j’étais dans la voiture pour accompagner Karima et son fils à la gare. On regardait les bras qui nous saluaient dans les rétros, et Karima a dit : « Avec les soucis, le stress, on oublie ce qu’on sait faire. Vous nous avez montré des gestes simples qu’on savait mais qu’on avait oubliés. »

Qui soutient qui ? C’est juste une belle balade entre ami·es…

Peu importe qui est qui : on est ensemble et on se soutient !

Peu importe qui est qui : on est ensemble et on se soutient !

© La Bise/ATD Quart Monde

Notes

1 L’association Agir Tous pour la Dignité (ATD) Quart Monde s’est donné comme objectif d’éradiquer la misère. Les volontaires d’ATD se mettent à disposition de ce combat pour une durée indéterminée. Quelle que soit leur formation initiale, leur ancienneté, leur responsabilité, ils et elles touchent tous la même indemnité.

2 La Vacaf est une branche de la Caisse d’allocations familiales (CAF) dédiée au soutien aux vacances. Les familles que nous accueillons peuvent financer autour de 30 à 50 % de leur séjour grâce à leurs droits Vacaf. Les familles en situation irrégulière n’en bénéficient pas, mais nous trouvons des solutions pour les accueillir.

3 En dehors des vacances scolaires, nous organisons des séjours pour adultes selon la même formule.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Sylvain Lestien, « « J’avais peur qu’on nous traite comme des enfants… »
ATD Quart Monde et le droit aux vacances », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 67 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 30 décembre 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/384

Auteur

Sylvain Lestien

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde