L’association Pivoine est née en 2006 sur la Montagne limousine, sur les contreforts ouest du Massif central. Créée à l’origine pour accompagner la création d’activité en milieu rural, le collectif fondateur a fait ses premiers pas dans le champ de l’éducation populaire au sein du réseau des Créfad1, notamment à travers la transmission de la méthode de l’« entraînement mental ». Ce texte cherche à tracer les contours de notre expérience commune durant ces dix-sept années, avec ses forces, ses faiblesses, ainsi qu’à formuler les questions qui nous occupent aujourd’hui.
Privilégiant son ancrage territorial plutôt qu’un investissement au sein du réseau, Pivoine a poursuivi son chemin entre organisme de formation, association d’éducation populaire et pratiques d’intervention dans les groupes. Ces trois axes structurants de l’activité de l’association l’ont amenée à dessiner une identité particulière et des liens à géométrie variable avec différent·es acteurs et actrices de ces trois champs. D’un côté, elle coopère régulièrement avec des organismes amis du champ de l’éducation populaire politique sur d’autres territoires (travail autour de l’entraînement mental, entre autres) ; d’un autre côté, elle participe activement au maillage local d’associations, de collectifs, d’entreprises individuelles ou collectives qui tentent de construire un avenir possible ici (elle participe notamment au Syndicat de la Montagne limousine et à d’autres initiatives plus ponctuelles) ; enfin, elle travaille aussi régulièrement sur les pratiques d’intervention issues de l’analyse institutionnelle (réseau franco-belge de praticien·nes de l’intervention socio-analytique).
Cette composition des forces au sein du collectif et outil de travail partagé qu’est Pivoine, demande une forme de réajustement régulier de ce que signifie l’expression « faire Pivoine2 », pour nous et pour les espaces au sein desquels nous intervenons. Nous nous confrontons quotidiennement à des enjeux qui ne sont pas toujours complémentaires, tels que répondre aux demandes émanant d’une partie du territoire en termes de formation, partager partout où c’est possible les outils et méthodes que nous développons, dans les groupes, les réseaux existants, auprès de certaines institutions, et également maintenir autant que possible un modèle économique viable pour notre petite structure et ses quatre à cinq salarié·es, selon les moments.
Notre modèle économique a dû évoluer avec le temps. Ayant débuté avec des financements publics régionaux dédiés au développement rural et aux « projets atypiques », nous avons dû faire des choix et assumer de rompre avec certaines dépendances quand ces financements se sont avérés trop contraignants, tant sur la forme que sur le fond. Le modèle de l’organisme de formation, choisi par de nombreuses autres organisations d’éducation populaire, qui repose sur les fonds de la formation professionnelle, induit pour l’instant une moindre dépendance directe aux instances politiques régionales, et constitue aujourd’hui notre principale assise financière. La part non rémunératrice de notre activité est couverte entre autres par les financements de la Caisse d’allocations familiales (CAF) au titre du statut d’« espace de vie sociale3 ». Enfin, l’activité consistant en interventions dans les groupes, collectifs, entreprises, génère sa propre économie, bien qu’elle soit assez aléatoire du fait des situations économiques souvent précaires des groupes qui nous adressent des commandes.
L’activité de Pivoine repose sur une équipe salariée qui fonctionne en autogestion, appuyée par un conseil d’administration (CA). Celui-ci est un « compagnon de route » qui assure la codirection en matière de grandes orientations de l’association mais laisse un mandat opérationnel large à l’équipe salariée qui œuvre en coresponsabilité sur tous les aspects de la vie associative. Ce choix assumé de laisser toute sa place à l’équipe salariée dans la décision et le pilotage de l’association tranche avec d’autres formes de gestion associative. Il nous a préservé·es jusqu’ici de crises vécues par d’autres structures proches – qui se traduisent par une souffrance au travail due notamment à des directions associatives mal définies, des CA évanescents, des investissements bénévoles irréguliers –, tout en nous permettant de maintenir cette fonction de « tiers interne » grâce à la présence, l’écoute et au regard du CA sur le travail de l’équipe salariée.
La sociologie changeante des habitant·es de la zone de moyenne montagne que nous habitons et où nous travaillons nous met, elle aussi, face à des questions d’ampleur. Comme de nombreuses autres associations professionnelles de ce secteur du plateau de Millevaches, Pivoine est à la fois le fruit et l’un des moteurs d’une économie associative et coopérative qui, bien que très localisée, est souvent montrée comme un modèle possible de développement rural. À Faux-la-Montagne, et dans quelques autres communes adjacentes, l’école publique est au complet, presque toutes les maisons sont habitées, on trouve du travail relativement facilement. Ce modèle contraste fortement avec les situations de déprise rurale avancées que connaissent nombre d’autres communes de Haute-Corrèze ou du Sud-Creuse (le territoire de la Montagne limousine s’étend aux confins de trois départements) et entretient, de façon plus ou moins forte selon les moments, de petits foyers de ressentiment ou d’incompréhension avec une partie de la population locale qui ne voit pas où est sa place dans le « monde nouveau » qui se construit là.
Ces questions se font encore plus saillantes quand nous analysons le fait que Pivoine, qui œuvre, dans la mesure de ses possibilités, à consolider les groupes et les formes institutionnelles qui contribuent chacun·e à leur manière à une transformation du monde, participe aussi à une forme de ségrégation sociale ressentie qui s’affirme avec les ans et le nombre grandissant de nouveaux et nouvelles arrivant·es. Là où nous nous trouvons régulièrement à réaffirmer notre ancrage dans la tradition de l’éducation populaire, nous ne pouvons que constater que les publics qui font le plus appel à nous (même s’il y a des exceptions, heureusement) viennent d’un milieu social et surtout culturel en apparence homogène (malgré des différences sociales fortes au sein des populations dites « néo-rurales » ou « néo-limousines »). Cette question taraude le petit espace public de la Montagne limousine depuis plusieurs années, plus fortement encore à mesure que les positions s’affirment quant au devenir économique, écologique, social, quant à l’avenir tout court, du territoire.
Avec l’effondrement des derniers bastions du communisme rural limousin et l’affaiblissement des réseaux d’éducation populaire ancrés dans le monde rural issus des générations précédentes (Modef4, MRJC5, « Peuple et culture » entre autres), nous assistons à une désagrégation du tissu politique, associatif et syndical préexistant qui vient doubler la désagrégation des tissus sociaux et familiaux ruraux à l’œuvre depuis plus d’une génération. Entre, d’une part, ce qui n’en finit plus de se sentir abandonné, déconsidéré, et, d’autre part, ce qui prétend émerger se sont instaurées les conditions d’un conflit propice à des représentations mutuelles caricaturées et à la disparition du politique derrière des positions de repli identitaire figées. D’un côté l’écolo post-urbain·e, cultivé·e, déconstruit·e, exigeant·e sur ses conditions de vie et celles de ses enfants et qui roule à vélo, de l’autre le ou la jeune rural·e bien ancré·e, à l’avenir professionnel précaire ou bien dépendant souvent d’acteurs et actrices économiques de filières fortement soumises à des impératifs de rentabilité (bâtiment, foresterie industrielle, élevage de bovins destiné à la production de viande, aides à domicile, Ehpad, etc.), socialisé·e autour d’activités de loisirs comme la chasse ou la pratique de sports motorisés de pleine nature comme le quad ou l’enduro. Comme toute caricature, cette représentation est grossière et ne permet pas de saisir avec finesse les différences singulières. Cependant, force est de constater qu’à plusieurs reprises, ces mécanismes d’identification ont été opérants et/ou sont régulièrement exploités, attisés par des politiques locaux qui cherchent à capitaliser sur cette fracture. À l’exception notable des rapprochements opérés localement pendant le mouvement des Gilets jaunes – actions portées conjointement par le Syndicat de la Montagne limousine et les comités de Gilets jaunes d’Ussel et d’Eymoutiers – qui l’ont temporairement fait taire, cette ritournelle du fossé social et culturel entre les « néo » et les « du cru » n’a cessé d’enfler au fil des ans. Ce contexte, qui se décline déjà dans de nombreux autres endroits que dans la Montagne limousine, fait le lit d’une situation politique verrouillée qui ne profite guère qu’à des manifestations de désespoir politique (que l’on parle du vote fasciste d’un côté, ou du repli sur de petits entre-soi culturels, sûrs de leur bon droit, de l’autre, etc.).
D’où notre réflexion actuelle sur le sens de notre activité et des moyens que nous pourrions déployer pour, a minima, contribuer à déverrouiller cette situation plutôt qu’à la renforcer, même par inadvertance. Si les communications et propositions de Pivoine s’adressent évidemment à toutes et tous, nous faisons l’expérience du fait que ces propositions ne parviennent pas ou peu à se faire connaître ou à susciter beaucoup d’intérêt au-delà de cercles culturels identifiés (milieux associatifs ou militants, néo-Limousin·es à fort capital culturel, etc.). Si une partie de ce biais ne nous appartient pas en propre, nous pouvons imaginer que certaines choses dans nos manières de faire, dans nos habitudes sociales tendent à creuser cet effet de seuil. Loin d’être insu, cet effet de bord du renforcement de formes alternatives de « développement rural » est l’objet de nombreuses discussions et tentatives auxquelles l’équipe de Pivoine prend part.
Voilà maintenant des années qu’une attention particulière est portée sur la fédération des forces vives du territoire pour favoriser une mise en cohérence de nos actions et gagner en efficacité dans les différents champs de la vie commune sur le plateau : accueil des nouveaux et nouvelles arrivant·es, accompagnement à la création d’activité, services à la parentalité, soutien psychologique, entraide juridique et administrative, appui aux démarches d’habitant·es pour faire valoir leurs droits ou leur point de vue sur les processus économiques et politiques qui façonnent le territoire. Cette culture de coopération a pris différentes formes au fil du temps et se poursuit aujourd’hui à travers au moins trois espaces locaux de coordination. Un espace local d’information et de coordination proprement associatif, le « réseau associations-nous », le Pôle d’animation de la vie locale (PAVL), selon la dénomination de la CAF), espace dédié aux structures qui reçoivent des financements ciblés de la CAF en tant qu’« espaces de vie sociale » ou « centre sociaux » mais dont le champ de réflexion va au-delà de ce lien institutionnel, et enfin le Syndicat de la Montagne limousine, plateforme plus politique d’action et d’éducation populaire territoriale visant à mettre au travail une vision partagée de l’avenir du territoire en s’appuyant sur des campagnes thématiques ou des projets structurants portés par les habitant·es. Les objets de ces trois espaces pourraient se distinguer comme suit : économie, statuts et problématiques de l’activité associative pour « Associations-nous » ; services à la population et diagnostic des besoins au sein du PAVL ; et enfin éducation populaire, mobilisations et contre-institutions portées par les habitant·es pour ce qui est du Syndicat de la Montagne limousine.
Une action spécifique portée par Pivoine et qui traverse ces différents espaces est le partage et l’actualisation de méthodes issues d’une longue tradition d’éducation populaire comme l’arpentage (technique de lecture collective) et l’entraînement mental (méthode pour dénouer les situations complexes et structurer sa réflexion à plusieurs). Depuis 2008, plus de 300 personnes ont suivi les formations à l’entraînement mental dispensées par Pivoine, dont une part conséquente de personnes issues du territoire proche, et une grande partie des animateurs et animatrices du réseau associatif local. On peut aujourd’hui dire sans exagérer que cette méthode fait partie d’un référentiel commun au tissu associatif, coopératif et militant local. C’est ainsi qu’a pu se constituer, à partir de Pivoine, un réseau local de praticien·nes de l’entraînement mental, le « Rézem », qui permet à la fois de continuer à s’entraîner de manière régulière, de faire évoluer la pratique, mais aussi de mettre en place un outil d’entraide sous la forme d’un « Groupe de soutien entraînement mental » qui peut être sollicité par tout un·e chacun·e pour démêler des situations concrètes.
Le Rézem
Évolution récente d’une pratique jusqu’ici pilotée par Pivoine, ce réseau local de praticien·nes de l’entraînement mental se donne chaque mois un rendez-vous quelque part sur le territoire du plateau de Millevaches et de ses villes-portes. L’intention du réseau est de proposer des espaces de pratique pour permettre l’exercice de la méthode après la formation initiale, de la perfectionner, l’adapter, la transformer… Dans ce réseau, il y a plusieurs types d’espaces de travail : des temps d’entraînement (les dojos), des temps d’analyse de pratiques (les rétros) et le groupe de soutien. Ce dernier répond à des sollicitations de personnes prises dans des situations de blocage, de conflit, pour apporter de l’altérité, une méthode et les conditions nécessaires à une remise en mouvement. Le lien entre ces trois espaces consiste à permettre, de multiples manières, aux personnes qui ont suivi la formation initiale de cinq jours de s’entraîner, de gagner en confiance pour pouvoir appliquer la méthode dans leurs contextes quotidiens, comme dans le cadre spécifique du groupe de soutien.
Dans le prolongement de leurs activités salariées, les membres de Pivoine animent aussi différents groupes de travail, notamment au sein de la dynamique du Syndicat de la Montagne limousine, sur des questions aussi variées que les besoins de mobilité, l’accueil des exilé·es, le soutien psychologique, les démarches d’enquête et d’éducation populaire sur l’eau, la santé, la gestion forestière, le foncier agricole, etc. Des coopérations au long cours ou plus ponctuelles se font aussi en collaboration avec de nombreuses autres structures comme le Planning familial, le groupe de théâtre de l’Opprimé, les médias associatifs locaux, différents espaces de vie sociale, notamment lors de grands moments fédérateurs comme la fête de la Montagne limousine qui a lieu dans une commune différente du plateau chaque année à la fin septembre.
Au titre de ces coopérations de territoire, Pivoine « héberge » actuellement un processus de construction – avec d’autres structures du plateau et alentour – d’un organisme territorial de formation généraliste, l’« Organisme de formation du futur ». Cette initiative est née du constat que nous faisions de notre incapacité – en tant que petit organisme de formation – à répondre à l’augmentation des besoins et des demandes de formation issues du territoire sur des questions aussi diverses que les savoir-faire techniques liés à une installation en milieu rural (tronçonneuse, bricolage, production maraîchère, activité sylvicole, auto-construction, autonomie énergétique, etc.) ; la préfiguration de filières locales (production et valorisation de son bois, conserverie, mise en place d’outils fonciers, réhabilitation du bâti ancien, administration et comptabilité des petites structures, formations au funéraire, etc.) ; ou encore l’élargissement des compétences individuelles et collectives (formations audiovisuelles, groupes de parole, organisation de réunions, premiers secours, pratiques artistiques, accompagnement post-traumatique des personnes exilées, etc.).
Ces quelques dernières années, avec leurs emboîtements de crises, nous amènent à nous repenser, à penser nos limites, à mieux identifier les besoins auxquels nous prétendons répondre, que ce soit les nôtres ou ceux des différents « publics » auxquels nous voudrions nous adresser. La succession, ou plutôt la superposition, de la séquence d’instabilité planétaire ouverte par les « printemps arabes », l’irruption sociale des Gilets jaunes en France, le régime d’exception mondial déployé au nom de la lutte contre la pandémie de Covid-19, avec les effets devenus palpables au quotidien du bouleversement climatique, dont nous sommes chacun·e traversé·es, jouent grandement sur la manière dont nous investissons les missions que nous nous donnons. Comment, dans un tel contexte, s’accorder sur ce qui vaut la peine d’être fait, sur ce que voudrait dire « se trouver au bon endroit » ? En l’absence d’outils d’analyse opérationnels ou de perspectives claires, nous voilà forcé·es à nouveau de naviguer à vue, de nous attaquer à des situations complexes, sans itinéraire balisé.