À la fin des années 1990, de nouvelles conceptions de l’éducation populaire voient le jour. Celles-ci se détachent des questions de jeunesse pour défendre à nouveau l’idée d’une éducation politique des adultes, prétendent réinscrire l’éducation populaire dans l’histoire de l’éducation ouvrière et réhabilitent la référence au « peuple »1. Les acteurs qui remettent la notion d’éducation populaire ainsi entendue sur le devant de la scène sont pour beaucoup issus d’une organisation majeure de l’après-guerre, la Fédération française des maisons de jeunes et de la culture (FFMJC). Ils forment alors un groupe qui s’est progressivement constitué à compter de 1992, et qui se solidifie en 1998, à l’occasion du lancement d’une « offre publique de réflexion » (OPR) sur l’éducation populaire par le ministère de la Jeunesse et des Sports [cf. encadré]. L’expérience de l’OPR, qui est l’occasion pour ce groupe de faire connaître ses propositions pour l’avenir de l’éducation populaire, va brutalement s’interrompre en 2001. Elle connaîtra néanmoins une postérité à la fois pratique et théorique. Postérité pratique, car de nouvelles organisations d’éducation populaire ont été créées depuis, notamment sur le modèle de la société coopérative et participative (SCOP) Le Pavé, fondée en 2006 à l’initiative de deux des protagonistes centraux de l’OPR, Alexia Morvan et Franck Lepage2. Postérité théorique ensuite, car le travail intellectuel entamé dès les universités d’été de la FFMJC, en 1993, s’est poursuivi au cours de la décennie suivante, l’expérience de l’OPR ayant fonctionné comme un catalyseur de ce point de vue. Aussi ces expérimentations nouvelles sont-elles relativement connues à l’orée des années 2010, à tout le moins dans le monde des cadres des organisations traditionnelles de l’éducation populaire et dans les milieux militants proches de la « gauche de gauche ».
Dans le cadre de cet article, je voudrais donner à voir le socle théorique commun à ces initiatives, formalisé au tournant du xxie siècle. Bien sûr, le succès de ce qui est désormais appelé « l’éducation populaire politique » tient à divers facteurs, et notamment à la crise qu’ont traversée les grandes organisations associatives de l’éducation populaire3. Mais il me semble qu’il ne faut pas sous-estimer les effets de l’intense travail intellectuel opéré par ses promoteurs, dans une période où la notion même d’éducation populaire était laissée à l’abandon par les fédérations qui en étaient les dépositaires historiques4. C’est par exemple sur cette base, autant que sur celle d’une importante ingénierie pratique, que les SCOP d’éducation populaire ont pu se constituer alors comme des centres de ressources quant à « ce que faire de l’éducation populaire veut dire », notamment auprès des nouvelles générations de cadres des organisations « Jeunesse et sports » (JEP)5. D’autre part, les « actes de langage » sont des « actions inscrites dans des stratégies et destinées à infléchir le cours des choses » (Belorgey et al. 2011, 7), et les luttes discursives visant à définir « l’éducation populaire » sont donc aussi des luttes pour les frontières de cet espace du monde social. Par conséquent, s’intéresser à la « théorie » de l’éducation populaire politique, c’est également s’intéresser à son projet pédagogique, et à la manière dont il s’inscrit dans l’espace de l’éducation populaire, tel qu’il s’est constitué depuis la fin du xixe siècle : de ce point de vue, s’agit-il toujours de « résoudre la question sociale par les apprentissages citoyens6 » ? Si oui, quelle forme de citoyenneté s’agit-il cette fois de construire, et par quels moyens ? En tout état de cause, quelles sont les principales sources d’inspiration intellectuelles et les principales filiations pédagogiques de l’« éducation populaire politique » ?
Pour étudier cette production intellectuelle peu connue, et pour essayer de répondre à ces questions, on se propose ici d’explorer un corpus composé des principales contributions des théoricien·nes de l’éducation populaire politique. Celles-ci ont été retenues selon deux critères. D’une part, en fonction de l’appartenance ou de la proximité de leurs autrices et auteurs au groupe constitué dès le début des années 1990, et dont les travaux ont irrigué théoriquement l’activité des SCOP d’éducation populaire [cf. encadré]. D’autre part, en fonction de l’étalement des contributions dans le temps, de manière à prendre en compte à la fois les inflexions opérées jusqu’au début des années 2010, et l’apport de nouvelles autrices et auteurs au cours des années 2000. Aux huit supports retenus dans cette perspective7, nous avons appliqué les principes de l’analyse de contenu tels que définis par Roger Mucchielli8. L’enjeu était par conséquent d’identifier les axiomes fondamentaux que partagent les contributions du corpus, de les restituer dans leur articulation logique, mais également de mettre en lumière les emprunts qui existent entre elles, pour donner ainsi à voir l’existence d’un espace de production intellectuelle prétendant réinventer l’éducation populaire et partageant à son sujet un certain nombre d’axiomes. Dans une première partie de l’article, nous analyserons tout d’abord la manière dont la « question sociale » est reformulée dans le cadre de ces contributions, sur la base d’une analyse diagnostiquant un danger pour la démocratie. Dans un deuxième et un troisième temps, nous détaillerons les perspectives que leurs autrices et auteurs défendent pour l’éducation populaire, en montrant qu’elles consistent à ressusciter un projet d’action culturelle proche de celui développé par Peuple et Culture9 dans l’après-guerre. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons leur projet socio-éducatif, lequel se situe au croisement de la pédagogie de l’indignation et de la sociologie d’intervention.
Une « offre publique de réflexion » sur l’éducation populaire
Une « offre publique de réflexion » (OPR) est organisée entre 1998 et 2001 par le ministère de la Jeunesse et des Sports, dirigé en 1997 par Marie-George Buffet10. Mille trois cents personnes vont alors participer, en novembre 1998, à la Sorbonne, à des « Rencontres pour l’avenir de l’éducation populaire ». L’organisation de l’événement est confiée à Luc Carton, philosophe belge issu du mouvement ouvrier chrétien. C’est lui qui formulera « l’hypothèse » sur laquelle reposeront les discussions, consistant à considérer l’éducation populaire comme le « travail de la culture dans la transformation sociale et politique ». Comme il l’explique a posteriori à Frédéric Chateigner, l’un des objectifs est alors de favoriser l’ouverture de nouveaux « droits culturels » par l’importation d’un dispositif similaire à celui qu’instaure, en Belgique francophone, le décret royal du 8 avril 1976 qui enjoint les organisations éducatives d’adultes à permettre chez les apprenants « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société11 ». La coordination des quelque trois cents ateliers de réflexion qui s’ensuivront est confiée à Franck Lepage, salarié de la FFMJC et « chargé de mission » auprès de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). L’OPR s’achèvera de manière brutale. L’entreprise, qui s’était attiré les foudres des grandes organisations dépositaires de la notion d’éducation populaire – ces dernières voyant d’un mauvais œil ce qu’elles percevaient comme une tentative de « politisation » de l’éducation populaire –, se heurtait également à l’hostilité de la ministre de la Culture et à celle de certains fonctionnaires du ministère de la Jeunesse et des Sports. Dans le cadre de la préparation des premières assises nationales de la vie associative, en 2001, et suite à l’intervention de Lionel Jospin, Luc Carton est donc écarté de l’opération et Franck Lepage sera dessaisi de la rédaction du livre blanc sur l’éducation populaire, lequel devait clore la démarche de l’OPR. La reprise en main progressive de l’OPR se doublera de la minoration de la proposition politique qui la fonde à l’origine, et de la mise en exergue de la posture délibérative du ministère.
Pour comprendre les ressorts de cette opération politique, il faut en rechercher les sources en amont de l’événement. Elles sont bien sûr indissociables de son contexte politique d’émergence, mais elles doivent aussi être réinscrites dans les activités militantes d’un groupe dont Franck Lepage, « développeur culturel » au sein de la FFMJC à partir de 1989, est un élément clé. C’est en effet dans le cadre de ce poste que celui-ci élabore une critique de la « culture » comme catégorie d’action publique, tandis qu’il porte un intérêt croissant à la notion d’éducation populaire. Il entreprend par exemple à partir de 1995 une étude sur les « stages de réalisation », interviewant au passage de nombreux acteurs « historiques » de l’éducation populaire12. C’est également dans ce cadre qu’il rencontre Luc Carton en 1992, lequel théorise déjà la distinction entre « animation socioculturelle » et « éducation populaire ». Leur collaboration s’affirmera au fil de séminaires internes à la FFMJC, initiés par Franck Lepage entre 1995 et 1998, lesquels permettaient à la fois la critique du métier d’animateur et d’animatrice, et l’esquisse de ce que pourrait être une pratique relevant « réellement » de l’éducation populaire. Plusieurs responsables de la FFMJC participent alors à ces séminaires internes, comme Marc Lacreuse (son délégué général adjoint), Christian Maurel (son délégué de la FFMJC en PACA), Alexia Morvan (sa déléguée aux affaires internationales) et Fernand Esteve (son responsable des questions culturelles). Des responsables du ministère de la Jeunesse et des Sports y participent également, à l’instar de Denise Barriolade, cheffe du département des actions interministérielles. Introduits auprès de Marie-George Buffet, laquelle est séduite par la proposition de remettre en chantier les politiques d’éducation populaire, les membres de ce groupe seront les principaux animateurs et animatrices de l’OPR. Après l’échec de celle-ci, ils maintiendront un cadre de discussion grâce à la constitution d’un collectif nommé « OCR » (offre civile de réflexion).
Crise culturelle et péril autoritaire
Pris comme un ensemble, les discours des théoricien·nes de l’éducation populaire politique articulent plusieurs axiomes, dont le premier consiste à caractériser la crise que connaît le monde contemporain : celle-ci serait avant tout « culturelle ». On trouve trace de cette proposition dans les contributions de Luc Carton, ainsi que dans le rapport d’étape de l’OPR, collectivement construit mais rédigé par Franck Lepage13 : « Quand plus personne ne croit au progrès social, la crise n’est pas économique, elle est culturelle14. » Cette proposition est aussi développée par un auteur extérieur au cercle initial formé autour de Luc Carton, Roland Gori, qui écrit dans le cadre du livre collectif de 2012 : « Cette catastrophe culturelle qui corrompt notre société est plus grave que la crise financière, économique, politique que nous traversons. Elle appartient au même processus, celui d’une catastrophe écologique totale15. » La « culture » dont il est ici question ne recouvre pas, on l’aura compris, le périmètre balisé par les politiques culturelles. Les autrices et auteurs des différentes productions constitutives du corpus sont au contraire détaché·es de toute forme de « légitimisme » en la matière et défendent des conceptions plus large – voire anthropologiques – de la culture16. Ainsi de Christian Maurel qui emprunte une définition de la culture à Jean-Claude Passeron pour voir en elle un « ensemble de modèles de représentations et de pratiques qui régularisent, en répétant leurs effets, l’usage des technologies matérielles, l’organisation des forces de la vie sociale ou de la pensée d’un groupe17 ». Ou encore de Roland Gori, qui mobilise quant à lui Antonio Gramsci : la culture est pour lui cette « philosophie spontanée, cette vision du monde [dont parlait Gramsci et qui] constitue la matrice et les catégories par lesquelles les sujets produisent ontologiquement leur monde, autant qu’eux-mêmes, en tant qu’être sociaux18 ». Mais, sur la base de ces définitions anthropologiques de la « culture », quelle est donc la nature exacte de cette crise culturelle ? « Aucune représentation du monde durable, communicable, commune n’est plus disponible », nous dit Luc Carton dans son intervention de 201419. L’affaire n’est pas moins grave pour Roland Gori qui parle de « génocide culturel », à savoir « ce moment de disparition de cette diversité, des particularismes des classes sociales, des régions et des langues que Pasolini évoque avec l’image de la disparition des lucioles »20. Pour lui, la « raison instrumentale » est en passe d’amputer l’humanité tout entière de l’une des caractéristiques qui la constitue précisément en partie comme telle, à savoir sa capacité de symbolisation collective.
Ce constat s’appuie par ailleurs sur une certaine lecture des transformations sociales et économiques de ces dernières décennies, que l’on retrouve notamment chez Luc Carton, dans le rapport de l’OPR inspiré de ses travaux et dans les productions de Franck Lepage au sujet des « stages de réalisation21 ». L’idée avancée est que l’accumulation du capital a progressivement colonisé l’ensemble des espaces de la vie sociale, les rapports de production capitaliste prenant désormais en charge toutes les relations sociales quotidiennes. La « tertiarisation », c’est-à-dire la marchandisation d’activités jusqu’alors non prises en charge par le capital, puis la « managérialisation » du secteur public, c’est-à-dire la réorganisation en son sein des rapports de travail sur le modèle des rapports capitalistes de production, ont représenté deux moments clés de cette colonisation. Le capitalisme a partout imposé ses normes, en transformant les activités – y compris politiques – en marchandises, et en façonnant les pratiques et les représentations liées à la production de ces dernières. Le développement des industries culturelles, qui informent les subjectivités et remplacent les cultures de classes, est aussi un élément essentiel de la crise : le marché prend désormais en charge une part essentielle de la production symbolique (mythes, représentations, etc.) dans le monde social. En conséquence, les différentes classes sociales, ayant perdu la faculté de produire des représentations du monde dans lequel elles vivent, ont aussi perdu la capacité de se représenter leurs intérêts et de les défendre en vue d’un arbitrage collectif.
C’est donc la démocratie qui est en danger. De part et d’autre du corpus, celle-ci est en effet toujours définie sur la base d’une conception inspirée de Paul Ricœur, faisant précisément du « travail du conflit » le cœur battant d’une société démocratique :
Est démocratique une cité qui, se reconnaissant divisée, se donne pour tâche essentielle d’exprimer ses contradictions, de les analyser et de les arbitrer, si elle fait en sorte d’associer toujours le plus largement possible chacun de ses membres à égalité en droit à ce travail d’expression, d’analyse et d’arbitrage des contradictions22.
Dans leurs différents écrits, Luc Carton et Franck Lepage évoquent donc en toute logique trois issues possibles à la crise culturelle, dont une seule est démocratique : une issue marchande (le capital parvient à prendre en charge la production de sens dont a besoin la vie humaine, au détriment des institutions démocratiques), une issue sécuritaire, voire fasciste (la croyance communautaire remplace l’adhésion à un projet politique raisonné), et une issue libertaire (on parvient à approfondir la démocratie, entendue comme capacité collective à donner du sens au monde). La résolution de la question culturelle est donc fondamentalement liée au salut démocratique, comme l’affirme lui aussi Roland Gori, bien que dans un autre langage : « Une chose est sûre, si nous laissons sombrer l’art du récit et le goût de la parole, il n’y aura bientôt plus personne pour défendre la démocratie. Parce qu’il n’y aura plus de culture véritable où se fondent subliminalement le singulier et le collectif23. »
« Désinstitutionnaliser » l’éducation populaire
Face à cette catastrophe culturelle aux débouchés incertains, il faut par conséquent se donner les moyens de reconstruire une « démocratie culturelle ». Ceci implique tout d’abord de rompre avec les politiques de « démocratisation culturelle » : si cette thématique est, de manière frontale ou en filigrane, présente chez tou·tes les autrices et auteurs du corpus, c’est certainement dans les écrits de Franck Lepage qu’elle est le plus développée. Dans les deux rapports qu’il rédige, les politiques culturelles et la définition de la culture qu’elles sous-tendent sont remises en cause, et des pistes politiques pour de nouveaux « droits culturels » sont esquissées24. D’une part, le ministère de la Culture voit ses orientations fermement condamnées : « Si le peuple n’est plus autorisé à produire du sens, mais seuls quelques spécialistes, il y a l’amorce d’une mise à mort du pacte républicain, lequel suppose toujours que des non-spécialistes produisent le sens, [c’est-à-dire] la volonté générale25. » De l’autre, le ministère de la Jeunesse et des Sports, censé être davantage ajusté aux enjeux sociaux de la fin du xxe siècle, est quant à lui invité à prendre en charge pleinement la question « culturelle », tout au moins dans les écrits antérieurs à la fin de l’OPR :
[Le ministère de la Culture] ne fait qu’une chose : travailler dans une culture séparée, travailler à la séparation de la culture de la société réelle. À l’inverse, le ministère de la Jeunesse et des Sports (en tant que ministère de l’Éducation populaire et de la Vie associative) est traversé par la société, et bousculé en permanence. Parce qu’il est à un inter-champ, qu’il n’est pas séparé de la société civile, et que sa définition de la culture n’est séparée ni du social ni des rapports de production (définition du socioculturel), ses procédures d’attribution de sens s’enracinent dans la réalité sociale et économique, ce que le ministère de la Culture ne peut supporter26.
On voit ici comme le projet d’une repolitisation des questions culturelles va de pair avec le projet de redéfinir les frontières de l’action publique et, au-delà, des champs d’activité – l’éducation populaire et son ministère étant précisément pensés comme ajustés à la « nouvelle » question sociale en raison des frontières floues qui les entourent. La logique pratique de cet univers, qui consiste à ouvrir la porte de différents champs d’activité aux profanes, y est ainsi louée :
Le propos de ce ministère est d’établir un rapport non pas à un public (toujours anonyme et toujours invité à contempler le mystère de la création des autres), mais à une population concrète, identifiée, non-spécialiste, non compétente et invitée dans cette non-compétence même à s’autoriser d’un champ disciplinaire sans en avoir de titre27.
Et la place qu’y occupent les associations, et qui permet à l’éducation populaire d’être toujours en prise avec la société civile, y est valorisée, en tant qu’elle empêche la dérive consistant à traiter la question culturelle en « professionnels » :
Ce modèle de séparation des questions culturelles est en crise et on assiste à une réincorporation des champs culturel, social et économique, mettant le champ de l’éducation populaire en première ligne d’une recomposition de l’action publique avec les formes organisées de la société civile28.
C’est d’ailleurs dans cette perspective que la « réduction » de l’éducation populaire à l’animation socioculturelle peut aussi être critiquée par Alexia Morvan : si les associations reprennent à leur compte les catégories de l’action publique (« insertion », « culture », etc.), ou si elles se « technicisent » trop, elles acceptent de se couper, elles aussi, des véritables enjeux économiques et sociaux29.
La redéfinition de la question sociale à laquelle procèdent les intellectuels de l’éducation populaire politique invite donc, comme on le voit, à redéfinir l’éducation populaire elle-même, en commençant par relativiser les frontières que l’action publique a contribué à lui assigner. C’est le sens de la formule, reprise par la plupart des autres autrices et auteurs du corpus, l’invitant à (re)devenir la « dimension culturelle du mouvement social30 ». Son instigateur est là encore Luc Carton, qui reconnaît dès 1993 la « version primitive31 » de l’éducation populaire dans certaines pratiques du mouvement ouvrier naissant, notamment en raison du fait que les différentes « dimensions » de l’action militante n’y sont pas encore différenciées (action culturelle, lutte politique, action de résistance dans l’entreprise, coopérativisme, solidarité mutuelle, etc.). On voit ici comme les perspectives propres à l’éducation populaire politique s’adossent, dès l’origine, à un travail de type généalogique. C’est Christian Maurel qui poursuivra ce travail dans un premier temps. Faisant sienne une définition de l’éducation populaire entendue comme « production collective de connaissances, de représentations culturelles, de signes qui sont propres à un groupe social en conflit », celui-ci ne peut bien sûr pas reconnaître de filiation entre l’éducation populaire ainsi comprise et les pratiques républicaines d’éducation du peuple des siècles passés, ambitionnant de former des travailleuses et travailleurs adapté·es aux besoins de l’industrie ou de parachever l’unité linguistique de la France. Il en retrouve lui aussi plutôt la trace dans le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste ou dans le mouvement communiste d’avant 1934. Ce faisant, Christian Maurel participe à fournir un ensemble de précurseurs et précurseuses à cette volonté de refaire de l’art et de la culture un domaine de la lutte sociale, depuis les dirigeants russes du Proletkult à un Fernand Pelloutier appelant à « instruire pour révolter »32.
Ce travail généalogique sera parachevé dans une histoire savante par Alexia Morvan. Après en avoir situé les origines dans la Révolution française et dans le mouvement ouvrier, l’histoire de l’éducation populaire à laquelle la première partie de sa thèse est consacrée est celle, en cinq temps, de sa « domestication », c’est-à-dire de sa reconnaissance par l’État et de la spécialisation en différents champs d’activité qui en résulte. C’est sur la base de cette histoire sociale et institutionnelle d’ampleur qu’Alexia Morvan peut ensuite poser, elle aussi, la question de la « désinstitutionalisation (au sens de déspécialisation) de l’éducation populaire comme condition de sa contribution à une éducation au politique », incitant à « une sorte de retour ou de réinvention de l’éducation populaire primitive (avant sa naissance officielle), en particulier en réincorporant l’interrogation du mode de production de la société »33. À ce récit historique – et à l’élaboration de perspectives « praxéologiques » qui forme le cœur de sa thèse –, elle ajoutera également une recherche théorico-pédagogique sur les « antécédents » d’une éducation populaire politique, en France et à l’international, tout en s’adonnant à une archéologie détaillée des expériences éducatives pouvant s’apparenter à celle-ci. C’est également son travail, souvent cité en référence dans les milieux militants, qui a contribué à donner son nom à l’éducation populaire politique.
Entre populisme et légitimisme
Si l’ambition de repolitiser les questions culturelles invite les autrices et auteurs du corpus à se tourner vers l’héritage du mouvement ouvrier en la matière, l’ambition de l’éducation populaire politique comme projet d’action culturelle semble en réalité plus proche de celle qui animait l’éducation populaire de l’après-guerre. Il s’agit en effet de permettre au peuple de produire sa propre culture, et non simplement de s’approprier celle des élites, et donc de réactiver le projet initial qui donna naissance au « socioculturel »34. Des références explicites à Peuple et Culture ou aux « conseils de maison » de la FFMJC peuvent d’ailleurs être repérées ici et là, notamment chez Christian Maurel. Si on compare les perspectives de nos autrices et auteurs à celles de ces organisations – que le mot d’ordre « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture » résume le plus souvent35 –, le curseur se déplace néanmoins à première vue vers une forme renouvelée de « populisme » culturel36. C’est là le corollaire discursif d’un projet qui cible avant tout les classes populaires tout en refusant en apparence les pratiques pouvant s’apparenter à de l’instruction. Ce populisme est parfois relativement explicite, comme chez Roland Gori, pour lequel il s’agit moins de « porter les masques blancs de la culture bourgeoise sur la peau noire du prolétariat que d’assumer pleinement la négritude d’une sous-culture pour mieux analyser les rapports de domination qu’elle entretient avec tous les autres37 ». Mais on peut également en trouver la trace chez Franck Lepage, par exemple lorsqu’il assimile « insurrection de la parole » populaire, anéantissement de la fonction sociale des professions de la culture et révolution dans le mode de production économique : « Le mépris du populaire est érigé en politique. Si tout le monde s’autorisait à monter sur scène et à prendre la parole, à quoi serviraient nos professions ? Ce serait la fin du capitalisme38. »
Cette posture ne signifie cependant pas que les théoricien·nes du corpus dénient toute fonction politique à l’art, si tant est bien sûr que sa pratique échappe aux logiques de « l’art pour l’art »39. Comme le dit Franck Lepage : « L’éducation populaire comme dimension culturelle du mouvement social suppose la maîtrise renforcée d’outils d’expression, d’analyse et de délibération, au nombre desquels l’art, pour peu qu’il soit envisagé comme capacité de métaphoriser un rapport social, reste un vecteur majeur40. » Pour Roland Gori, il est même urgent, pour reconstruire une « démocratie culturelle », de retrouver « l’art de partager nos expériences, faute de quoi les machines de l’information décideront pour les hommes en prescrivant les manières d’agir, de parler, de vivre »41. Ce positionnement, relativement classique dans les projets historiques d’action culturelle42, se retrouve de part et d’autre des activités qui seront développées par les « éducateurs populaires politiques » : dans les alliances qui ont pu se nouer avec certain·es professionnel·les politisé·es de la culture, lors de la création du collectif « OCR » – non sans conflits, d’ailleurs, sur la relativisation de la fonction politique de l’art43 ; ou encore dans les premières formes d’ingénierie pratique et pédagogique qui verront le jour au sein de la SCOP Le Pavé.
Produit phare de cette dernière, la « conférence gesticulée » est ainsi marquée dès l’origine par cette ambiguïté dans son rapport à l’art, mais aussi à la culture légitime, au point que les travaux qui s’y sont intéressés ont souvent d’abord cherché à qualifier la « nature » de cette forme culturelle hybride44. La conférence gesticulée sera en effet tout d’abord popularisée grâce à des actrices et acteurs issu·es du théâtre militant, depuis les premières représentations, expérimentées en 2004 grâce à l’entremise d’André Benedetto au festival d’Avignon, à la résidence d’auteur qui sera proposée en 2012 à Franck Lepage par le Théâtre du Grand Parquet de Paris. Mais les présentations officielles de la conférence gesticulée ne manquent cependant jamais de relativiser l’idée qu’il s’agirait là d’une nouvelle forme esthétique, soulignant à l’inverse le caractère « populaire » – c’est-à-dire toujours « politique » – de l’objet :
L’idée de la conférence gesticulée est celle de la transmission d’une expérience qui n’est jamais autorisée, jamais organisée : celle de l’expérience collective, c’est-à-dire politique, que nous emmagasinons au fil de notre expérience. C’est une arme que le peuple se donne à lui-même, une forme volontairement pauvre, pour ne pas être parasitée par des considérations « culturelles », où l’esthétique prendrait le pas sur le politique45.
La même tension se retrouve également sur le terrain des savoirs, entre volonté de légitimer des savoirs « expérientiels » d’un côté, et recours à des formes de connaissances savantes de l’autre ; la pratique de la conférence gesticulée étant immanquablement présentée comme une manière de partager des « savoirs chauds » – c’est-à-dire « les savoirs illégitimes, les savoirs populaires, savoirs politiques, savoirs de l’expérience, savoirs utiles pour l’action collective » – mais aussi des « savoirs froids » – c’est-à-dire les « excellentes analyses politiques, sociologiques, que produit l’université »46. Ce recours à la philosophie et aux sciences sociales doit être souligné car, si une partie des références présentes dans les textes théoriques de l’éducation populaire politique est d’ordre pédagogique (Célestin Freinet, Paulo Freire, etc.) ou artistique (Armand Gatti, Bertold Brecht, André Benedetto, etc.), il représente également une constante dans ces écrits, relativisant au passage toujours un peu plus le caractère « populiste » de l’action culturelle ici entreprise.
Pratiquer la « conscientisation »
L’impératif démocratique en matière culturelle – qui renoue avec les principes de l’éducation populaire d’après-guerre – donne sens à certaines pratiques comme celle du travail systématique sur les récits de vie, ou encore l’usage de dispositifs de participation prétendant « libérer la parole » développés dans le même temps par les mêmes acteurs. Ces derniers ont cependant aussi investi théoriquement et pédagogiquement la formule du « travail de la culture dans la transformation sociale47 ». Cette définition de l’éducation populaire peut donner lieu à plusieurs entrées permettant de la comprendre. Christian Maurel choisit par exemple de recourir à une topique issue du marxisme scolaire : les transformations sociales sont déterminées « en dernière instance » par l’évolution des rapports de production capitalistes, mais il faut que de nouvelles représentations culturelles et politiques soient produites et partagées pour que les êtres sociaux prennent conscience de ces transformations, agissent pour défendre leurs intérêts et puissent configurer autrement le monde. Le « travail de la culture » est donc indispensable pour que la « transformation sociale » ait lieu, les contradictions de l’infrastructure ne pouvant s’actualiser que dans la superstructure, où l’action politique devient possible. La tâche des éducatrices et éducateurs populaires consiste alors à « transformer la société en conscience, à construire en permanence une intelligence individuelle et collective de l’action […] réagissant d’une manière à la fois réflexive et pratique sur les transformations socio-économiques de la société48 ».
Pierre Roche et Alexia Morvan choisissent pour leur part d’investir la formule par une forme d’ingénierie pédagogique et pratique (que reprend ensuite volontiers, lui aussi, Christian Maurel), en énonçant les principes sur lesquels doit reposer ce « travail de la culture ». Quels sont ces principes ? Tout d’abord, l’éducation populaire ainsi entendue doit consister en un travail intellectuel de compréhension du monde social et d’élucidation des rapports sociaux. Mais ce travail doit impérativement prendre corps au sein de groupes concrets et à partir de situations concrètes : c’est en s’enracinant dans le monde social qu’il perdra son caractère scolastique, et deviendra donc une praxis. Enfin, il doit servir un objectif d’émancipation individuelle et collective, cette dernière étant entendue comme la réalisation des potentialités non réalisées – parce que brimées par les rapports sociaux existants – des individus et des groupes. Il s’agit donc ici de renouer avec la perspective marxiste de permettre « à tous les hommes d’actualiser leurs potentialités49 », sur la base d’une mise en mouvement des publics contre les rapports sociaux dans lesquels ils sont pris au quotidien (puisque, comme l’écrit Pierre Roche, « ce par quoi un individu est assujetti est précisément ce par quoi il peut trouver son devenir sujet50 »).
La mise en mouvement des publics contre les rapports sociaux qui les enserrent est donc conçue comme un travail simultanément éducatif et politique, qui n’est pas sans rappeler la « formation par l’action » des organisations de l’Action catholique spécialisée, souvent résumée par son slogan (« Voir, juger, agir »)51. Si le modèle pédagogique semble similaire, il en diffère cependant par la méthode, relativement proche chez Alexia Morvan et chez Pierre Roche. Celle-ci comprend quatre temps, plus logiques que chronologiques. Dans le premier, il s’agit de construire un collectif sur la durée, seule condition pouvant permettre de « passer de la méfiance à la confiance, et de la confiance à la connivence52 ». On pourra ainsi « libérer la parole53 », de façon à permettre aux participants de « dire le monde tel qu’il est54 » :
Le travail qu’exerce […] l’institution sur le corps social est d’abord un travail de fragmentation […]. Dans cette optique, le travail de libération consiste à comparer, rapprocher les situations des uns et des autres afin d’établir des solidarités, des causes communes, des classes. […] Il s’agit [donc] de nouer des relations personnelles authentiques pour combattre les effets de l’aliénation […]. Une telle éducation mutuelle fait une place pour l’intersubjectivité, dans des collectifs à taille humaine, ancrée dans l’expérience personnelle55.
Le deuxième temps consiste à tenter de « déplier » les représentations du monde des participant·es de manière à « faire surgir les problèmes, comme le proposait Paulo Freire dans sa pédagogie de l’indignation »56 : il faut « identifier les lieux du conflit, […] les rendre lisibles puis discutables au plus grand nombre57 ». On comprend ici l’importance d’avoir affaire à un groupe concret, c’est-à-dire partageant des conditions d’existences en partie similaires (travail, habitat, encadrement administratif, etc.) : c’est en échangeant sur leurs expériences du monde social (c’est-à-dire en confrontant leurs histoires de vie, leurs points de vue, leurs intérêts tels qu’ils les perçoivent, etc.) que les publics de l’éducation populaire politique sont censés mettre au travail les « contradictions » qui les traversent, révélatrices de rapports sociaux qu’il s’agit de rendre lisibles, et tout d’abord pour elles et eux-mêmes. Alors que Pierre Roche considère que les conditions pour une production de « vérités », au sens lacanien du terme, sont ici réunies, Alexia Morvan défend l’idée qu’il faut bien plutôt mobiliser des ressources intellectuelles, généralement empruntées aux sciences sociales, pour permettre aux participant·es de se construire une explication « systémique » du conflit :
Un travail d’éducation populaire politique amènerait donc à identifier authentiquement (à distance des lieux organisés du pouvoir) toutes les sources d’injustice, d’indignation, et à reconstruire des représentations en termes de clivages, de choix, adossées à des grilles d’analyse globale politique qui permettent de passer de cas particuliers à des mises en question générales58.
Dans les deux derniers temps de la méthode, il s’agit enfin d’ouvrir des espaces de construction revendicative : c’est le « travail de l’utopie », c’est-à-dire des espaces où il devient possible de dire, sur la base des représentations collectivement façonnées, le monde « tel qu’on voudrait qu’il soit59 ». Dans cette phase, le travail des éducatrices et éducateurs populaires consiste alors à permettre aux participant·es de produire quelque chose (événement, objet artistique, écrit, action militante, etc.) qui leur donne la possibilité de s’adresser à « l’extérieur », en ouvrant un espace de débats et de confrontations dans la vie sociale à même de modifier la situation initiale et d’augmenter la « puissance d’agir » du collectif60. « On ne s’émancipe [en effet] ni tout seul, ni qu’avec des idées », nous dit Alexia Morvan, « mais en posant des actes qui eux-mêmes contribueront à modifier les consciences61 ». Pierre Roche nomme ces quatre étapes « paroles, savoir, œuvre, émancipation62 » ; Alexia Morvan, quant à elle, parle de « processus de conscientisation » par une « instruction rigoureuse du conflit »63.
Conclusion
L’analyse des productions théoriques des intellectuel·les de « l’éducation populaire politique » montre qu’ils et elles s’inscrivent pleinement dans l’espace de l’éducation populaire. Selon elles et eux, à l’image des projets qui ont émergé au xixe et au xxe siècle, l’éducation populaire doit avant tout construire les conditions d’existence du champ politique républicain : il faut former le « citoyen », dans une distance raisonnable avec le politique. Le principal « différentiel de nouveauté64 » tient alors pour l’essentiel dans le cadrage « culturel » de la question sociale qu’ils et elles opèrent : en mettant le capitalisme sur le banc des accusés, en liant la question démocratique à celles des luttes de classes, ils et elles s’essaient à déplacer les frontières politiques de l’éducation populaire. La république qu’il s’agit de construire est alors une république « sociale », et l’histoire de « l’éducation ouvrière » est intégrée dans celle de l’éducation populaire au moyen d’un coup de force symbolique65. Cette volonté de synthèse politique dans l’espace de l’éducation populaire, qui s’accompagne d’une forme renouvelée de « populisme culturel », rappelle beaucoup celle qui animait les deux principaux mouvements d’après-guerre, Peuple & Culture et la FFMJC. Ici et là, il s’agit en effet d’ouvrir des espaces de symbolisation collective ancrés dans la pratique sociale, dans un relatif détachement avec le champ artistique et les politiques culturelles. De ce point de vue, les promotrices et promoteurs de l’éducation populaire « politique » peuvent être considéré·es comme une avant-garde essayant de reformuler des projets anciens sous de nouvelles formes, ajustées à la configuration sociale contemporaine.
La filiation avec Peuple & Culture pourrait être étendue à l’intense travail d’ingénierie « praxéologique » réalisé sous la bannière de l’éducation populaire politique. Comme dans le cas de Peuple & Culture, ce travail s’adosse en outre aux sciences sociales, en l’occurrence aux formes d’« interventions sociologiques » que constituent la socio-analyse institutionnelle et la sociologie clinique66. Celles-ci partagent en effet avec les « éducateurs et éducatrices populaires politiques » l’objectif de réduire le décalage entre la réalité sociale « objective » et les perceptions que s’en font les acteurs. Elles ont en outre l’avantage d’être entrées pour certaines en discussion avec les conceptions de Paulo Freire67, et donc la tradition de la « formation par l’action », qui constitue une autre source d’inspiration pour les promoteurs et les promotrices de l’éducation populaire politique. La « pédagogie de l’indignation » fait en effet « de l’oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d’où résultera […] leur engagement dans une lutte […], à travers laquelle cette pédagogie s’exercera et se renouvellera68 ». De part et d’autre, le monde social est dès lors un objet à double titre : objet de connaissance (puisqu’il s’agit de comprendre sa complexité en levant le voile idéologique que génère le fonctionnement habituel des rapports sociaux), il est aussi un objet de transformation (car c’est en tentant de modifier ces rapports sociaux habituels, et donc en entrant en conflit avec les tenants du statut quo, que le voile idéologique se déchire). À la différence du projet de Peuple & Culture et de la FFMJC, il s’agit donc ici d’une approche très clairement « conflictualiste », qui rompt avec la « pédagogie d’exercice » de l’éducation populaire : à l’image des traditions dites d’empowerment, il s’agit moins « d’apprendre à être citoyen [que] d’être citoyen pour apprendre69 ».
Les productions que l’on vient d’analyser furent, par ailleurs, le pendant théorique d’une ingénierie pratique réalisée par les coopératives d’éducation populaire. Certains textes étaient ainsi étudiés dans les formations auxquelles j’ai participé comme enquêteur, avant tout destinées à transmettre des pratiques : formation à la recherche-action « conscientisante », formations de « conférenciers gesticulants »70, etc. Pôle de réinvention de l’éducation populaire, les acteurs de l’éducation populaire politique ont donc contribué à nourrir les représentations des animatrices et animateurs, des travailleuses sociales et travailleurs sociaux et des militant·es, qui constituent leur premier public. Et, tout en contribuant à diffuser certaines techniques participatives – jeux « brise-glace », débats « pétales » ou « mouvants », « porteurs de paroles », formes de délibération « sociocratiques », etc. – ou socioéducative – « théâtre-forum », « entraînement mental », « circept », « cercle d’étude », « arpentage », « géno-sociogramme », etc. –, ils et elles se sont également nourri·es des pratiques d’autres acteurs entreprenant de réinventer le travail social et qui les rejoignent dans leurs ambitions politiques, à l’image des groupes tentant d’importer la pratique du community organizing en France71. On comprend dès lors, bien au-delà des considérations théoriques, que l’éducation populaire doive être, pour elles et eux, une pratique « trans-champ72 », comme le dit Christian Maurel, prenant de la distance avec les politiques publiques pour se réinventer. C’est certainement avant tout pour cette raison que l’éducation populaire constitue pleinement une entreprise de politisation, au sens que donnait Jacques Lagroye à ce terme73.