Éducation populaire politique : discussion de quelques problèmes actuels

  • Political popular education : discussion of some current issues

Abstracts

L’article propose de discuter plusieurs axes de problématisation philosophique auxquels une démarche d’éducation populaire politique peut se trouver confrontée aujourd’hui. Un premier axe porte sur la détermination du sujet politique de l’éducation populaire. Il s’agit de montrer comment les théories de l’intersectionnalité, mais également les théories qui tentent de prendre en compte les non-humains, introduisent des déstabilisations dans la conception classique du sujet politique de l’éducation populaire. Un deuxième axe porte sur les conséquences qu’induit la démultiplication des sujets politiques sur la praxis de l’éducation populaire. Enfin, une troisième dimension est relative à l’intensification de la domination technique et ses conséquences sur l’éthique de l’éducation populaire.

The article proposes to discuss several current philosophical problems with which a process of political popular education is confronted. The first problem concerns the determination of the political subject of popular education. It is a question of showing how the theories of intersectionality, but also the theories which try to take non-humans into account introduce destabilizations in the classic conception of the political subject of popular education. The second problem that is discussed concerns the consequences that the proliferation of political subjects has on the practice of popular education. Finally, the third problem relates to the intensification of technical domination and its consequences on the ethics of popular education.

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La notion d’éducation populaire en France n’a pas un contenu fixe et univoque, comme l’a montré Frédéric Chateigner1. Au sein de ses multiples significations, il existe un courant qui est qualifié d’éducation populaire politique2. Pour ce courant, l’œuvre du philosophe et pédagogue Paulo Freire constitue une référence3. Cette approche peut avoir des équivalents dans d’autres pays, comme l’éducation populaire autonome au Canada4, par exemple. C’est donc dans ce sous-champ de l’éducation populaire politique (ou de ses équivalents étrangers) que nous souhaitons situer notre texte. De ce fait, lorsque nous utiliserons l’expression « éducation populaire », il faudra l’entendre comme synonyme d’« éducation populaire politique ».

Plus spécifiquement, la méthode employée dans cet article se réfère à Freire dans la mesure où la conception de la praxis qu’il a développée (action-réflexion-action) s’appuie sur une théorisation fortement ancrée dans la philosophie5. Cet article s’inscrit donc dans une méthode d’investigation philosophique qui accorde une place importante à la « problématisation6 » et à la « discussion7 », plutôt qu’à la formulation de solutions théoriques. Comme le rappelle le didacticien de la philosophie Michel Tozzi, l’acte de philosopher repose sur trois capacités : problématiser, conceptualiser et argumenter8.

Dans cet article, nous nous proposons de discuter un certain nombre de problèmes théoriques qui se posent à l’éducation populaire, et en particulier dans le contexte actuel. Comme le rappelle Freire9, l’éducation populaire est une démarche qui s’appuie sur plusieurs principes. Sur cette base théorique, le site Éducation populaire autonome établit les principes qui permettent de construire une démarche d’éducation populaire suivants : « partir des gens », « prendre conscience », « comprendre les causes », « s’organiser ensemble », « agir pour transformer la société », « dynamiser notre engagement ». Pour chacun de ces principes, nous soulevons quelques problèmes théoriques, et leur incidence sur la pratique. Le premier problème repose sur l’identification du sujet politique de l’éducation populaire. S’il s’agit de « partir des gens », qui sont ces gens ? Bien que cette question soit traditionnellement problématique, avec les approches intersectionnelles, elle tend à se poser d’une manière nouvelle qui engendre par ailleurs d’autres difficultés. Mais nous interrogeons également la notion même de « gens », qui semble impliquer une conception anthropocentrique du sujet opprimé. Le deuxième problème que nous nous proposons d’aborder porte sur « prendre conscience ». Cette expression renvoie à la notion de conscientisation10 qui a souvent été mal comprise et a donné lieu à des contresens, sans avoir été toujours nettement explicitée par Freire lui-même11. Le troisième problème porte sur l’expression « comprendre les causes ». Là encore, nous revenons sur le caractère problématique de cette étape, en particulier du fait de la pluralité des théories critiques. Le quatrième problème que nous abordons porte sur « s’organiser ensemble » et « agir pour transformer la société ». Ces questions nous conduiront à revenir sur les controverses entre Freire et Saul Alinsky concernant les questions d’organisation et d’action collective. Enfin, le principe de « dynamiser notre engagement » nous permet de poser des questions plus transversales sur l’agir éthique et l’agir technique dans l’éducation populaire.

Qui est le sujet politique de l’éducation populaire ?

Classes sociales ouvrières et intersectionnalité des luttes

Sur le plan de la théorie politique, l’histoire de l’éducation populaire est partagée entre plusieurs modèles12. Le premier comprend l’éducation populaire comme une éducation du peuple, tandis qu’une autre conception l’interprète comme une éducation des classes populaires. Ces deux approches sont fondamentalement différentes. Dans la première, est supposée une théorie de la société qui n’est pas appuyée sur l’existence d’un antagonisme entre classes sociales. L’éducation populaire s’adresse alors à toute la population, au « peuple » dans son ensemble. On peut trouver ces approches dans les conceptions chrétiennes ou républicaines laïques de l’éducation populaire. La seconde approche, telle qu’elle a été pensée dans les milieux socialistes et syndicalistes, prétend s’adresser à une classe sociale particulière : le prolétariat. Ici, le mot « populaire » est plus proche de la notion de classes populaires. C’est la conception que l’on retrouve dans les Bourses du travail de Fernand Pelloutier13, par exemple.

Néanmoins, parmi celles et ceux qui considèrent que l’éducation populaire s’adresse aux classes populaires, existe un autre débat. S’agit-il d’une éducation pour les classes populaires ou d’une éducation par les classes populaires ? Dans le premier cas, il s’agit d’une éducation dispensée par des intellectuels à destination de la classe ouvrière. On peut citer l’exemple historique des Universités populaires14, comme celle à laquelle a participé la philosophe Simone Weil. Dans le second cas, il s’agit d’une organisation autonome des milieux ouvriers pour s’instruire par eux-mêmes. C’est le cas des « causeries populaires » animées par des militants anarchistes, au début du xxe siècle15, par exemple.

Sur ce point, la position de Freire est originale : « Parce que cette vision de l’éducation part de la conviction qu’il ne faut pas offrir un programme préétabli, mais qu’on doit le chercher par un dialogue avec le peuple, elle s’inscrit comme une introduction à la pédagogie de l’opprimé, qui doit participer à son élaboration16. » De ce fait, l’éducation populaire telle qu’il la conçoit suppose une mise en dialogue entre deux types de savoirs : des savoirs expérientiels situés et des savoirs théoriques généraux. Ce dialogue permet d’établir des orientations d’action qui puissent être adaptées à des contextes précis, tout en maintenant le projet d’une émancipation globale. Le processus aboutit à ce qu’il appelle « la synthèse culturelle ». La rencontre entre des révolutionnaires marxistes et les populations de cultures autochtones au Chiapas peut être considérée comme un exemple de ce type de synthèse culturelle17.

Néanmoins, la solution à la question du sujet politique de l’éducation populaire que propose Freire comporte des limites. En effet, dans La Pédagogie des opprimés, il se propose de produire une théorie générale conceptuelle de l’opprimé. Tel qu’il les définit, les opprimés ne sont pas uniquement les classes ouvrières, mais aussi les colonisés, comme en témoignent ses références à Frantz Fanon ou à Albert Memmi. Mais ce qui caractérise la théorie de l’oppression qu’il élabore, c’est l’existence d’un rapport social d’oppression. Il produit donc deux catégories conceptuelles : l’oppresseur et l’opprimé18. Cependant, Freire n’aborde pas dans son œuvre le cas où l’opprimé est également, par sa positionnalité sociale, un oppresseur : il peut s’agir par exemple d’un ouvrier homme qui maltraite sa femme, ou d’un ouvrier blanc qui fait preuve de racisme à l’égard d’ouvriers racisés. Ces situations intersectionnelles sont pourtant au cœur des discussions actuelles dans les milieux de la théorisation critique et de la gauche radicale. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de prendre conscience de sa situation d’oppression, mais également de ses privilèges sociaux. De ce fait, l’éducation populaire ne s’adresse plus strictement aux seuls opprimés mais également aux privilégiés, sans néanmoins abolir l’existence de rapports sociaux. La question de l’alliance possible entre opprimés et oppresseurs contre les systèmes sociaux d’oppression se trouve donc reposée à nouveaux frais. Il ne peut pas y avoir alliance entre opprimés sans reconnaissance par chacun de ses propres privilèges sociaux. Il ne s’agit donc pas de revenir à une conception de l’éducation populaire qui s’adresse au peuple dans son ensemble – au sens où le peuple désignerait une entité unifiée – mais plutôt aux opprimés et à leurs alliés.

De l’humain et du non-humain

Les controverses autour de la notion d’intersectionnalité et de l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir ne sont pas les seules à venir possiblement redéfinir le concept d’opprimé.

Dans les mouvements historiques d’émancipation et de libération, les groupes d’« opprimés » sont constitués d’humains adultes : ce sont les prolétaires, les femmes, les Noir·es, les personnes LGBTQI+, les personnes en situation de handicap, etc. Ces groupes aspirent à être considérés comme des sujets politiques autonomes, capables de mener elles et eux-mêmes leurs luttes. Mais cette définition de l’opprimé tend à être remise en cause, entre autres par les luttes portant sur des non-humains19 : les animaux (luttes de libération animale), les écosystèmes (luttes écologiques), etc. Dans ce cas, la question de considérer les non-humains comme de possibles sujets de luttes d’émancipation se pose.

Cette dimension semble exclue a priori de l’approche développée par Freire dans La Pédagogie des opprimés. En effet, il consacre plusieurs pages à distinguer ce qui caractérise l’être humain, relativement aux animaux, et à opposer la personne à l’objet. La conception de la lutte contre l’oppression de Freire reste marquée par l’humanisme existentialiste des années 1950.

La question de la détermination du sujet politique opprimé est aujourd’hui une question centrale de l’éducation populaire politique. On peut donc dire qu’il ne peut pas y avoir d’éducation populaire politique sans une problématisation et une théorisation de l’opprimé : qui sont les opprimés ? Qu recouvre le concept d’opprimé ? Cette question pose des problèmes fondamentaux et complexes. On pourrait ainsi analyser l’histoire de la théorisation de l’oppression comme un élargissement de la figure de l’opprimé. Dans la démocratie grecque, ou bien dans la philosophie de Rousseau, on peut considérer que l’enjeu fondamental consiste à défendre le citoyen (masculin, occidental, propriétaire et adulte) contre le despotisme du tyran. Le xixe et le xxe siècle peuvent être pensés comme une période historique où la question de l’oppression s’élargit à l’ensemble des humains : prolétaires (qui n’ont que leurs bras à vendre), femmes (féminisme), personnes racisées (anticolonialisme et antiracisme), personnes en situation de handicap (anti-validisme), enfants (anti-adultisme), personnes LGBTQI+ (luttes queer). Ces dernières années, cette conception de la figure des opprimés s’est appuyée sur les droits humains20 et le droit de non-discrimination qui en découle.

Néanmoins, nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à des défis théoriques et pratiques concernant l’accès, ou non, au statut d’entité opprimée de certaines catégories de non-humains : animaux, fleuves, Terre, mais également les robots, par exemple21. En effet, considérer les non-humains comme des entités opprimées nous conduirait à reconfigurer la revendication d’autonomie qui avait été au fondement des luttes de libération. Les ouvrières et les ouvriers, les femmes ou les personnes racisées ont revendiqué de pouvoir s’organiser et lutter par eux et elles-mêmes, sans représentant·es. Au contraire, l’introduction de non-humains conduirait à admettre l’idée que des non-humains pourraient être représentés par des humains. Cette dernière conception apparaît ainsi contradictoire avec ce qui avait constitué une revendication fondamentale des mouvements anti-oppressifs. Elle nous mènerait aussi à juger les droits humains comme une notion totalement insuffisante et très contestable, dans la mesure où elle ne permet pas d’inclure en son sein les non-humains.

Après avoir abordé les problèmes posés par la conceptualisation de la figure de l’opprimé, nous allons traiter de la manière dont ces questions se répercutent sur la notion centrale, dans la pédagogie freirienne, de « conscientisation ».

Radicalité de la praxis en éducation populaire

Multiplicité des théories critiques

Chez Freire, la notion de praxis désigne une dialectique entre réflexion et action. La réflexion implique la « conscientisation22 ». Mais cette notion peut rencontrer l’écueil d’être identifiée à une simple prise de conscience et être ainsi renvoyée uniquement à un sens psychologique. La conscientisation telle que la pense Freire renvoie à une prise de conscience de problèmes sociaux systémiques. Et, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, cette analyse du social présuppose l’existence d’une conflictualité. Le social n’est pas composé avant tout d’individus, ou d’une entité homogène qui serait le peuple ou la nation. Le social est structuré par des groupes sociaux opposés par des rapports sociaux d’oppression. La dépolitisation peut justement être caractérisée non pas seulement par le fait de ne plus aborder les thématiques sociopolitiques en éducation populaire, mais aussi par celui d’oblitérer la dimension structurellement conflictuelle du social dans la production des inégalités sociales et des discriminations.

Mais la conscientisation et la praxis freirienne sont confrontées à une difficulté en lien avec la complexification du sujet politique de l’émancipation évoquée ci-dessus. À l’époque où Freire rédigeait La Pédagogie des opprimés, Jean-Paul Sartre écrivait : « Je considère le marxisme comme l’indépassable philosophie de notre temps23. » Freire lui-même reprend cet ancrage théorique marxiste. Aujourd’hui, le marxisme a perdu sa place hégémonique au sein des théories critiques. Au tournant des années 1990, cette place lui a été contestée par les théories poststructuralistes d’inspiration foucaldiennes. La centralité de la question ouvrière a été remise en cause par plusieurs autres courants critiques liés à des luttes d’émancipation : théories féministes, théories queer, théories postcoloniales et décoloniales, etc. Ce qui fait que le processus de conscientisation suppose actuellement, pour les éducateurs et éducatrices populaires, de parvenir à se positionner au sein d’un champ de théories critiques multiples et complexes.

On peut ainsi souligner que, pour Freire, l’une des caractéristiques de la « pédagogie bancaire24 » est de produire un savoir qui est parcellaire, de ne pas permettre aux opprimés de faire des liens entre les différentes dimensions du système. De ce fait, pour lui, une pédagogie émancipatrice doit s’appuyer, dans la continuité de l’hegeliano-marxisme, sur une théorisation « totalisante25 ». Or, c’est par exemple cette prétention à la totalisation que le le poststructuralisme a contestée. Il ne serait plus possible de produire une théorisation totalisante de la société capable de rendre compte de l’ensemble des rapports sociaux d’oppression. Cependant, si Freire insiste. s sur la capacité de totalisation, c’est qu’une théorie unifiée de l’oppression devait permettre l’unité des opprimés et leur action coordonnée26. Cette dimension reste donc un point problématique que certaines autrices et auteurs ont tenté de résoudre à partir de la notion de « coalition », capable de penser l’unité de la multiplicité27.

Dépolitisation de l’éducation populaire par l’injonction à la participation citoyenne

Les difficultés auxquelles l’éducation populaire se trouve confrontée ne résident pas uniquement dans la démultiplication des sujets politiques et des théories qui leur sont relatives. Une dépolitisation de l’éducation populaire – comprenant l’évacuation de la conscientisation et de la praxis d’action collective – est à l’œuvre dans l’injonction faite par les pouvoirs publics de transformer l’éducation populaire en un ensemble de pratiques de participations citoyennes et d’animation de débats publics. Cette vision participative de la démocratie, liée à un tournant délibératif, renvoie à une certaine conception libérale de la démocratie liée, elle, à la notion d’espace public28. L’éducation populaire aurait pour rôle d’aider à la formation des citoyen·nes. Le et la citoyen·e est ici défini·e comme un individu qui participe au débat public dans le cadre d’une démocratie représentative. La participation viendrait alors compléter le répertoire classique de l’action politique conventionnelle avec l’élection de représentant·es.

Mais la conception de l’éducation populaire que défend Freire renvoie à une autre acception de la démocratie, différente de la démocratie libérale : la démocratie radicale29, qui considère que la démocratie ne repose pas sur le consensus, mais sur le dissensus. Une telle conception de la citoyenneté conduit à admettre que l’éducation populaire des citoyen·nes ne passe pas uniquement par l’apprentissage du débat, mais également par la mise en œuvre d’actions politiques non conventionnelles. En effet, lorsqu’on relit l’histoire des luttes sociales du xixe et du xxe siècle, on peut s’apercevoir que les droits, qui sont aujourd’hui considérés comme fondamentaux dans une démocratie, ont souvent été initiés dans l’action politique non conventionnelle : droits de l’homme et du citoyen, droits des femmes, droits sociaux conquis par le mouvement ouvrier, droits civiques des personnes racisées, droits des personnes LGBT+, droits environnementaux et animaux, etc. De fait, les textes démocratiques garantissent les droits liés à l’action politique non conventionnelle (et non pas seulement à la liberté d’expression et au droit de réunion) : droit de manifester, de faire grève, etc. En outre, de nombreux travaux de philosophie politique récents30 ont mis en lumière comment la désobéissance civile était devenue un type d’action consubstantielle de la démocratie qui avait permis la défense et l’acquisition de nouveaux droits31.

Après avoir analysé comment la praxis dans l’éducation populaire peut subir une dépolitisation – par une réduction de la participation à une démocratie délibérative –, nous allons voir comment elle peut être menacée par un manque d’éthique.

L’éthique de l’éducation populaire

Depuis quelques années en France, la méthode Alinsky – le community organizing – a trouvé un regain d’intérêt32. Néanmoins, comme l’a montré Mike Miller33, Freire34 et Alinsky ne partagent pas la même conception de l’action collective.

L’éthique de l’action collective

Freire et Alinsky donnent pour objectif à leur démarche la constitution d’une action collective pour améliorer le sort de personnes socialement défavorisées. Néanmoins, ils s’opposent et se distinguent sur plusieurs points. Freire accorde une valeur centrale à l’éducation populaire, tandis que Alinsky met l’accent sur l’organisation. Ce que reproche Alinsky à un certain nombre d’approches critiques, c’est de se concentrer sur l’éducation politique sans donner aux opprimés le pouvoir d’agir pour changer concrètement leurs conditions de vie. Or, de son point de vue, il s’agit au contraire de s’appuyer sur une méthode d’action efficace. Ancien élève du philosophe pragmatiste John Dewey, Alinsky considère que la valeur d’une théorie doit être jugée à ses effets. Cette posture le conduit à accorder une place centrale à l’efficacité, qui tend finalement à le rapprocher davantage d’une conception machiavelienne de l’action, plutôt que pragmatiste35.

À l’inverse, Freire accorde la place centrale de l’éducation populaire à l’éducation, et cela pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il s’agit pour lui de déconstruire les empêchements à agir. C’est ce qu’il appelle la « démyfitication ». Il existe en effet, selon lui, un ensemble de mythes qui ont été intériorisés (« introjectés ») par les opprimés, provenant de processus idéologiques mis en place par les classes sociales oppresseuses (comme la « pédagogie bancaire », la « conquête » ou encore « l’invasion culturelle »). Pour initier un processus de libération, il est donc nécessaire de dévoiler ces mécanismes socialement inconscients qui exercent une emprise sur les opprimés et les maintiennent au niveau d’une conscience fataliste36.

La deuxième raison est en lien avec le statut que Freire confère à la théorie, dans sa praxis, et à la notion de totalisation. Il est important que les opprimés possèdent une vision objectivement exacte et globale de leur situation. Cela leur permet non seulement de pouvoir se donner des objectifs cohérents, mais également d’éviter de se faire manipuler. Chez Freire, ce refus de la manipulation renvoie à la réification qui est non seulement sociale, mais également morale. La manipulation conduit à objectaliser les opprimés, à les traiter comme de simples instruments au service de fins qui leur échappent. C’est pourquoi il considère la manipulation comme une pratique anti-dialogique : « Tout comme la stratégie de division, la manipulation est un instrument de conquête, autour de laquelle tournent toutes les dimensions de la théorie de l’action antidialogique37. » De ce fait, l’efficacité ne peut pas être le principe premier de l’action collective car l’efficacité doit toujours être soumise au respect de la dignité des opprimés. Il ne peut pas y avoir de processus d’émancipation si les opprimés ne sont pas véritablement sujets de leur libération. Ce qui suppose donc qu’ils aient accès à un niveau de conscience et de connaissances qui soit suffisant pour qu’ils puissent s’ériger véritablement en sujets de l’histoire.

En considérant l’action collective uniquement comme une méthode, Alinsky s’expose au risque que tout groupe – quelle que soit son orientation idéologique – à la recherche d’une méthode d’action collective efficace puisse y recourir. C’est ainsi que le communuty organizing a pu être mis en œuvre par le mouvement conservateur du Tea Party aux États-Unis.

Agir technique et agir éthique en éducation populaire

La question de l’éthique de l’éducation populaire est en réalité un problème sous-jacent fondamental. À travers la mise en avant de la valeur d’efficacité, voire la recherche d’efficience, c’est au contraire un agir technique qui devient fondamental, conduisant à une vision purement instrumentale de l’éducation populaire.

Cette réduction de l’éducation populaire à un agir purement technique est une situation à laquelle les praticien·nes se trouvent confronté·es, y compris ceux et celles qui se sont engagé·es dans une éducation populaire politique, comme en témoigne cet extrait d’entretien mené par Jérôme Camus et Frédéric Chateigner avec des salariées de structures d’éducation populaire politique :

Émilie – On a aussi des gens qui viennent nous voir et qui ne veulent que des outils. Et le côté un peu politique, en fait, c’est bien dans les spectacles, mais quand il s’agit de questionner son propre boulot, en fait, ça nous fait chier. Donc les gens nous demandent des outils. Et si on n’est pas sur la vigilance permanente là-dessus, on devient des boîtes de consultantes, de fabrique de… Je te fais du débat pour telle chose, je te fais du machin… Donc, si on n’a pas cette vigilance permanente sur la question politique d’une éducation populaire émancipatrice, ben en fait on se fait… Mais d’ailleurs, ya plein de moments où on est en concurrence avec des structures qui se disent pas d’éducation populaire, mais dont les gens disent : « Ah oui, ils font pareil que vous38. »

Il existe en effet une tendance – que l’on doit questionner – qui tient à considérer que l’éducation populaire s’identifierait à un ensemble d’outils, qu’on pourrait la reconnaître par le type même d’outils qu’elle propose et qu’en définitive, ce serait les outils eux-mêmes qui seraient émancipateurs. Mais l’éducation populaire telle que l’a défendue Freire ne se réduit en aucune manière à des outils ou à une méthode. C’est là une approche réductrice qu’il a dénoncée39, qui provient d’une confusion faite entre sa méthode d’alphabétisation et sa pédagogie. Cette dernière se caractérise par un ensemble de principes généraux qui doivent être ensuite adaptés selon le contexte socio-historique dans lesquels ils vont être mis en œuvre. Par exemple, le contexte de l’alphabétisation des adultes dans le Nord-Est du Brésil des années 1960 n’est pas celui de la lutte contre les discriminations systémiques, en France, dans les années 2020. En allant plus avant, il conviendra de comprendre ce qui produit cette demande d’outils.

Dans une perspective freirienne, elle-même pour une part inspirée de l’École de Francfort, il s’avère nécessaire de mettre cette tendance en relation avec la domination de la rationalité instrumentale. Comme l’ont mis en lumière aussi bien Herbert Marcuse40 que Jürgen Habermas41, le capitalisme est fondamentalement lié à l’avènement de la technoscience – au point que certains auteurs et autrices parlent aujourd’hui de « technocapitalisme42 ».

La demande d’outils en éducation populaire contient ceci de paradoxal qu’elle peut émaner de personnes qui peuvent être par ailleurs les premières à se plaindre d’être soumises à une domination de la rationalité instrumentale dans le cadre de leur vie professionnelle. Elle peut ainsi émaner de travailleurs et travailleuses de l’animation socioculturelle, du travail social, ou plus largement du secteur associatif, confronté·es à des injonctions de plus en plus fortes à se couler dans des logiques de rationalités calquées sur celles des procès techniques des entreprises privées néolibérales. Le fait de s’adresser à l’éducation populaire politique procède d’un désir de faire autrement et de résister à ces logiques. Mais la manière dont la demande est formulée, en termes de « recherche d’outils qui marchent dans la pratique », montre en réalité une demande qui est colonisée par les logiques de la recherche d’efficacité propre à la rationalité instrumentale.

De ce fait, il est nécessaire de résister à cette identification de l’éducation populaire à des outils. Ce qui est étonnant, c’est une tendance, de la part des acteurs de l’éducation populaire eux-mêmes, à mettre l’emphase sur la pensée technique. Ainsi, la plupart des sites Internet d’éducation populaire et les formations qu’ils proposent présentent avant tout des outils, des techniques, des méthodes, etc. C’est comme si toutes les pratiques pédagogiques ne pouvaient être pensées que sous la forme d’une technique, entendue comme un moyen efficace pour atteindre une fin. Pourtant, comme le montrent les études sur le care, il existe des pratiques relationnelles, qui ne sont pas des outils, dans les métiers de la relation à autrui. Lorsqu’un ou une professionnel·le construit une relation avec une personne, cette dernière espère sans doute que cette relation ne se réduit pas à un ensemble de techniques et d’outils appris et appliqués de manière mécanique par le ou la praticienne. L’exemple des pratiques du care montre qu’il existe bien un ensemble de pratiques qui ont un effet sur la réalité sans être pensées avant tout comme des techniques. De fait, on peut se demander si les pratiques d’éducation populaire relèvent avant tout d’outils ou, au contraire, de postures éthiques. Si Freire consacre une partie entière de La Pédagogie des opprimés à déconstruire les pratiques anti-dialogiques et, au contraire, à promouvoir le dialogue, c’est sans doute parce que pour lui, l’éducation populaire réside avant tout dans une certaine éthique pratique. Ainsi la question est la suivante : le dialogue est-il un outil, un simple moyen que l’on met en œuvre pour atteindre un objectif ? Pour Freire, on peut au contraire affirmer que le dialogue constitue une pratique authentiquement humaine et une éthique, qui ont une valeur pour nous permettre de nous développer en tant que personnes. Ce qu’il appelle « la vocation ontologique de l’être humain à l’augmentation de son être ».

Conclusion

Nous avons voulu mettre en lumière quelques-uns des problèmes théoriques et pratiques auxquels l’éducation populaire politique se trouve confrontée. En effet, nous avons voulu discuter un problème qui porte sur la définition des opprimés. Nous avons montré que depuis la manière dont Freire a abordé cette question dans La Pédagogie des opprimés, celle-ci s’est complexifiée au contact des théories de l’intersectionnalité. Il s’agit de maintenir l’existence de rapports d’oppression, d’une conflictualité du social, alors qu’une même personne peut être opprimée et oppresseuse. L’autre difficulté que nous avons mise en lumière est la complexification de la théorie de l’opprimé, avec la revendication de faire entrer les non-humains au sein de la figure de l’opprimé. Ces deux approches insistent sur la démultiplication des figures de l’opprimé et, au-delà, s’orientent vers la critique de l’anthropocentrisme. Enfin, à  travers la question des relations entre agir technique et agir éthique, nous avons voulu mettre en lumière la manière dont l’éducation populaire se trouvait confrontée à une domination de l’agir technique.

Notes

1 Frédéric Chateigner, 2007. « L’“éducation populaire”, combien de citations ? » (note de recherche), Agora débats/jeunesses, n° 44, p. 62-72.

2 Franck Lepage, 2015, « Récupérons la culture ! Les conférences gesticulées : une réappropriation culturelle dans une perspective de transformation sociale », Pour, n° 226, p. 143-148 [En ligne] ; Alexia Morvan, 2011, Pour une éducation populaire politique : à partir d’une recherche-action en Bretagne, Thèse de doctorat, Université Paris 8.

3 Alexia Morvan, 2017, « Épreuve d’éducation populaire politique au Pavé. Retour critique sur une pratique de récits de vie », Agora débats/jeunesses, n° 76, p. 107-118 [En ligne].

4 Le site Éducation populaire autonome : http://www.educationpopulaireautonome.org/

5 Paulo Freire, 2021, La Pédagogie des opprimés, Marseille, Agone.

6 Ibid. La notion de problématisation en philosophie de l’éducation en France est associée en particulier à l’œuvre de Michel Fabre. Néanmoins, l’idée de problématisation chez Freire se distingue de celle de Fabre, dans la mesure où elle ne s’inscrit pas dans la même théorie sociale. Chez Freire, il s’agit de problématiser la réalité sociale considérée comme structurée par des rapports sociaux de pouvoir, et pas chez Fabre.

7 Ibid.

8 Michel Tozzi, 1993, « Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, n° 103, p. 19-31 [En ligne].

9 Paulo Freire, 2021, La Pédagogie des opprimés, op. cit.

10 Paulo Freire, 1973, « Conscientisation et révolution: une conversation avec Paulo Freire » (document 1) [En ligne].

11 Alexis Jemal, 2017, « Critical Consciousness : A Critique and Critical Analysis of the Literature », The Urban Review, n° 49, p. 602-626 [En ligne].

12 Irène Pereira, 2020, « Paulo Freire et l’émancipation des travailleurs », Revue d’études proudhonniennes, n° 6, p. 102-108 [En ligne].

13 David Hamelin, 2011, « Les Bourses du travail : entre éducation politique et formation professionnelle ». Le Mouvement Social, n° 235, p. 23-37 [En ligne].

14 Hugues Lenoir, 2020, « Universités Populaires en France et ailleurs », Revue Possibles, vol. 44, n° 2, p. 35-45 [En ligne].

15 Gaetano Manfredonia, 1998, « Libertad et le mouvement des causeries populaires », L’En Dehors, n° 8.

16 Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, op cit., p. 155.

17 Jean-François Dupeyron, 2022, « Formation, éducation intégrale et émancipation sociale », Phronesis, vol. 11, n° 3, p. 142-160.

18 Pour des questions de simplification, et en référence aux concepts originaux de Paulo Freire, nous présentons les catégories « opprimé » et « oppresseur », mais aussi « colonisé », « privilégié », « allié et « humain », au masculin.

19 Bruno Latour, 2021, « La lutte des classes sera géosociale », in Collectif, Pour sortir de l’impasse, Paris, Socialter Éditions, p. 44-57.

20 Boaventura de Sousa Santos, 1997, « Vers une conception multiculturelle des droits de l’homme », Droit et Société, n° 35, p. 79-96 [En ligne].

21 Nous situons notre discussion dans le cadre de questionnements sur le posthumanisme qui prônent la déconstruction de la frontière entre l’humain et l’animal ou entre la machine et l’humain, dans la lignée de Donna Harway, plutôt que dans la continuité de l’éthique environnementale. En effet, l’éthique environnementale ne se situe pas sur le plan d’une critique sociopolitique, mais s’inscrit plutôt dans la philosophie morale : Christine Daigle, 2021, « Que nomme le “post” du posthumanisme ? », Interconnections : Journal of Posthumanism, n° 1, p. 62-63.

22 Paulo Freire, 1973, « Conscientisation et révolution : une conversation avec Paulo Freire » (document 1) », op. cit.

23 Jean-Paul Sartre, 1976, Critique de la raison dialectique, t. I, Paris, Gallimard, p. 9.

24 Souvent réduite à une critique de la pédagogie transmissive, la « pédagogie bancaire » désigne plus précisément chez Paulo Freire un rapport de réification dans la relation d’enseignement : le sujet apprenant est traité comme un objet.

25 Paulo Freire, 2021, La Pédagogie des opprimés, op. cit.

26 Ibid.

27 Delphine Gardey, 2016, « De l’hospitalité à la coalition », in Delphine Gardey et Cynthia Kraus (dir.), Politiques de coalition. Penser et se mobiliser avec Judith Butler/Politics of Coalition Thinking Collective Action with Judith Butler, Genève et Zurich, Seismo Verlag, p. 34-53 [En ligne].

28 Jürgen Habermas, 2015, « Espace public et sphère publique politique. Les racines biographiques de deux thèmes de pensée » (traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme), Esprit, n° 8, p. 12-25.

29 Raisons politiques, 2019, n° 75 : « Démocratie radicale : retours critiques ».

30 Entre autres : Albert Ogien et Sandra Laugier, 2011, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Paris, La Découverte ; Hourya Bentouhami-Molino, 2015, Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile, Paris, PUF.

31 La discussion sur la place respective de l’action militante violente ou non violente au sein des démocraties libérales dépasse le cadre de cet article. Nous renvoyons pour cela à Stephen D’Arcy, 2016, Le Langage des sans-voix. Les bienfaits du militantisme pour la démocratie, Montréal, Écosociété, qui produit une philosophie politique normative concernant la légitimité du recours à la violence dans les démocraties libérales.

32 Julien Talpin, 2016, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Paris, Raisons d’agir ; Hélène Balazard, 2015, Agir en démocratie, Paris, Les Éditions de l’Atelier.

33 Mike Miller, 2014, « Organisation et éducation : Saul Alinsky, Myles Horton et Paulo Freire » (traduit de l’anglais par Amandine Gat), Revue de l’Institut de sociologie, n° 84, p. 59-80 [En ligne].

34 Il existe plusieurs courants en éthique : utilitarisme, care, déontologisme, etc. Pour notre part, nous nous situons dans la continuité de travaux qui considèrent que Paulo Freire a été l’inspirateur d’un courant spécifique de l’éthique : l’éthique de la critique. Irène Pereira, 2019, « L’éthique de la critique : un impératif pour les pédagogies radicales », Les Cahiers de pédagogies radicales, varia n° 1 [En ligne].

35 Irène Pereira, 2010, Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel.

36 Paulo Freire, 2021, La Pédagogie des opprimés, op. cit.

37 Ibid., p. 192.

38 Jérôme Camus et Frédéric Chateigner, 2018, « L’Engrenage (Tours) et La Trouvaille (Rennes) », Savoir/Agir, vol. 43, n° 1, p. 63-74 [En ligne].

39 Irène Pereira, 2021, « Paulo Freire ou la pédagogie critique comme agir éthique », Les Dossiers des Sciences de l’Éducation, n° 44, p. 69-84 [En ligne].

40 Herbert Marcuse, 1968, L’Homme unidimensionnel (traduit de l’anglais par Monique Wittig et l’auteur), Paris, Éditions de Minuit.

41 Jürgen Habermas, 1973, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard.

42 Pascal Chabot, 2015, L’Âge des transitions, Paris, PUF.

References

Electronic reference

Irène Pereira, « Éducation populaire politique : discussion de quelques problèmes actuels », Pratiques de formation/Analyses [Online], 68 | 2024, Online since 01 March 2024, connection on 09 November 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/578

Author

Irène Pereira

Professeure des universités, Cirnef, Université de Rouen.

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