Dessiner pour apprendre, se souvenir, rendre un imaginaire d’alternatives sociales accessible en restituant des actions qui cherchent à donner à chacun·e des outils de défense et de lutte contre les inégalités.
Cet article donne accès à trois séries de dessins, rassemblées chacune dans un livret, qui illustrent cette démarche et documentent des pratiques collectives d’éducation populaire. Les dessins sont extraits d’un travail amorcé en 2017 et cherchent à mettre en lumière des instantanés de vies associatives, dans le 3e arrondissement de Marseille, au sein des associations Mot à Mot et L’An 02, et du Collectif des habitant·es organisé·es du 3e arrondissement, le CHO3.
Ces trois structures sont nées dans un quartier abandonné depuis quarante ans par les politiques publiques. En 2019, le 3e arrondissement de Marseille affichait un taux de pauvreté de 52 %, avec 25 000 personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Mot à Mot a été créée en 2011 et propose des cours de français langue étrangère (FLE), principalement à des personnes ayant fait « l’aventure ». L’An 02 a été créée en décembre 2013 et, depuis 2017, elle accompagne des habitant·es concerné·es par les injustices pour s’organiser et gérer collectivement un syndicat tout-terrain, horizontal et indépendant des pouvoirs publics.
Les textes qui suivent, en accompagnement des dessins, donnent à découvrir trois moments : des membres du bureau collégial de Mot à Mot se forment au travail en équipe avec l’ex-SCOP d’éducation populaire L’Orage ; un groupe de personnes en apprentissage du français à Mot à Mot s’organise avec L’An 02 pour contrer des expériences de discrimination ; un an plus tard, lors d’une première assemblée, des habitant·es du quartier officialisent la création d’un syndicat d’habitant·es.
Chercher la gouvernance partagée : (se) former aux outils et démarches de l’éducation populaire
L’introduction de cette partie renvoie à l’expérience de l’association Mot à Mot décrite dans ce numéro par Javotte Chomel, « Langue française et parcours migratoires, retours d’expérience à Marseille », dans les quatre premiers paragraphes de la partie « Chercher la gouvernance partagée ».
Les dessins réunis dans le livret ci-dessous illustrent une formation de trois jours coorganisée en 2018 par l’ex-SCOP L’Orage et les salarié·es et membres du CA de Mot à Mot, autour de la question : comment faire équipe ?
À partir de situations concrètes – qu’est-ce qui décourage à Mot à Mot ? Comment prendre une décision concernant une demande de subvention dont l’obtention entre en contradiction avec les valeurs défendues par l’association ? –, l’association se forme collectivement à des outils issus de l’éducation populaire pour dépasser ces difficultés.
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Les petits-déj’ de lutte contre les discriminations : dire le monde tel qu’on voudrait qu’il soit
L’association L’An 02 développe son projet associatif depuis 2017 au sein des quartiers du 3e arrondissement de Marseille. À cette date, cet arrondissement compte 45 000 habitant·es. La situation socio-économique de ce territoire est critique, le taux de chômage atteint 31,3 % et le taux de pauvreté est de 54,2 %. Les classes les plus exploitées économiquement y vivent. De nombreuses familles en attente de titres de séjour s’y installent. Elles survivent via le travail non déclaré et sous-payé (ménages, bâtiment, restauration). Malgré des pratiques sociales et culturelles riches, ces habitant·es sont exclu·es des processus démocratiques classiques. Ils et elles sont victimes de nombreux stigmates et discriminations. Il est complexe de sortir de la simple contestation pour proposer des solutions concrètes tant les situations vécues sont urgentes et oppressantes. Cela crée un sentiment d’impuissance en tant que citoyen·nes.
Dans ce contexte, les groupes sociaux et les communautés s’organisent chacun et chacune de son côté. En effet, le « coût d’entrée » dans un groupe ayant des pratiques sociales et culturelles communes est plus « bas » : les pratiques d’organisation et les actions sont plus simples à assimiler lorsque le capital social ou culturel nécessaire est similaire au sien. Par exemple, les différentes diasporas se mobilisent à juste titre sur des enjeux politiques de leur pays d’origine ; les catégories socioprofessionnelles moyennes, qui n’ont pas d’autre urgence matérielle à résoudre, vont se questionner sur le droit à la ville et les problématiques de gentrification du quartier. Aller à la rencontre de ces différents groupes et leur proposer d’agir ensemble constitue un enjeu afin de créer des rapports plus égalitaires entre les habitant·es.
Mais rencontrer et proposer n’est pas suffisant. Pour réussir ces alliances, L’An 02 va s’appuyer sur la construction d’un processus d’éducation populaire et des pratiques « d’aller vers ». C’est à partir du vécu des personnes rencontrées et de l’écoute de leurs témoignages des injustices subies ou constatées – qui décrivent le monde tel qu’il est –, qu’ensemble nous réussirons à réfléchir au monde tel qu’on voudrait qu’il soit, et à envisager des actions collectives ! Cette approche s’inscrit dans le projet associatif de L’An 02, rédigé en 2017, et qui explique notamment :
[…] l’association s’appuie sur la recherche de justice sociale. Elle refuse toute forme de domination de classe, de « race » et de sexe. C’est un acteur social engagé dans la transformation réfléchie de la société et la construction d’autres rapports sociaux. L’An 02 cherche à se réapproprier la pratique Politique. Le mot Politique est perçu comme ce qui a trait à l’organisation d’un groupe et sa participation à la vie publique. L’An 02 invite les habitant·es à participer à un processus d’autonomie et de transformation sociale par la base. Cela est rendu possible par l’action collective. Il s’agit de faciliter ce processus et de montrer que le pouvoir d’agir est à la portée de toutes et tous, individu comme groupe. Pour cela, L’An 02 s’engage dans un fonctionnement démocratique direct. Elle cherche à ce que chacun·e trouve sa place dans le groupe et qu’iel soit vecteur d’émancipation individuelle comme collective.
L’association se retrouve dans cette citation de Christian Maurel : « L’éducation populaire est l’acte d’émancipation du peuple qui augmente la puissance d’agir1. »
En 2017, l’association de français langue étrangère (FLE) Mot à Mot sollicite L’An 02 pour intervenir lors de ses cours auprès des participant·es . Les cours gratuits que proposent Mot à Mot réunissent des personnes qui subissent divers rapports de domination : de classe, de « race » et de sexe. Afin de s’outiller face à ces discriminations, un chantier de lutte contre les discriminations s’ouvre aux membres de l’association à l’occasion de petits-déjeuners mensuels. Les participant·es ont dans un premier temps partagé leurs propres expériences de discrimination et cherché à analyser ensemble les causes et les mécanismes. Petit à petit, nous avons découvert l’aspect systémique des processus de discrimination, amenant ainsi ces victimes à se débarrasser de la culpabilité qu’ils et elles pouvaient ressentir.
Une fois partagée l’analyse critique du contexte, le groupe a conscientisé les mécanismes de l’oppression, problématisée selon le monde de Paulo Freire2.
Face à ces constats d’injustices, nous étions défié·es ! Nous avons alors cherché à répondre à deux questions : comment ne plus subir les discriminations ? Comment agir collectivement sur elles ? Il s’agissait de créer des espaces de rencontres et d’échanges afin de libérer la parole du groupe à partir du vécu de chacun·e. Les méthodes d’éducation populaire utilisées proposent des espaces-temps qui permettent de dire le monde tel qu’il est, de dire le monde tel qu’on voudrait qu’il soit, enfin, collectivement, de définir des stratégies collectives d’action afin de passer du « monde tel qu’il est » au « monde tel qu’on voudrait qu’il soit ».
Animateurs, animatrices et habitant·es développent des hypothèses d’action qui conduisent à transformer ces situations insatisfaisantes en actes pour modifier cette réalité. Ce travail permet d’imaginer les possibles et de les faire évoluer. Initié en 2017, il se concrétisera en 2021 à travers la mobilisation, pendant quinze mois, d’un groupe de femmes bénéficiaires de l’aide médicale d’État (AME), qui a abouti à l’obtention d’une réduction de 50 % sur le Réseau des transports marseillais pour les 13 000 bénéficiaires de l’AME. Il s’agissait là de l’une des premières injustices identifiées collectivement dans cet atelier, et transformée en droit3 !
Les dessins rassemblés dans le livret ci-dessous illustrent cette démarche, au cours d’un atelier d’autoformation autour de la notion de discrimination et d’analyse collective, afin de trouver des solutions face aux expériences vécues.
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Pour une démocratie d’interpellation : à propos du CHO3, syndicat d’habitant·es
Suite au travail avec Mot à Mot et à la rencontre de nombreux et nombreuses habitant·es en colère sur différentes petites luttes dans le 3e arrondissement, en 2019, L’An 02 impulse la création du CHO3, pour « Collectif des habitant·es organisé·es du 3e arrondissement de Marseille », fonctionnant sur le principe d’un syndicat d’habitant·es. Situé à la frontière du centre-ville et des quartiers nord, le 3e arrondissement de Marseille est considéré comme l’un des territoires parmi les plus pauvres de France métropolitaine. L’Observatoire des inégalités estime que 25 000 des 45 000 habitant·es sont considéré·es comme « pauvres ».
L’objectif est de se réunir entre personnes qui subissent des injustices sur ce territoire, ensuite de rencontrer et réunir un maximum de personnes subissant ces mêmes injustices, puis d’identifier « qui » est responsable de telle injustice ou telle autre : parfois une institution, parfois une entreprise. Le CHO3 va s’appuyer sur les mêmes bases que d’autres syndicats d’habitant·es créés des années plus tôt, à Rennes (Si on s’alliait4) ou à Grenoble (Alliance Citoyenne5), pour les former aux principes du Community Organizing. À travers le CHO3, les habitant·es identifient des revendications à partir desquelles ils et elles interpellent les responsables. En cas de non-réponse, ils et elles définissent une stratégie d’action créant un rapport de force avec le ou la responsable de l’injustice, des discriminations, l’obligeant à reconnaître la légitimité de la demande et à négocier. C’est ce qu’on appelle « la démocratie d’interpellation ».
Comme ses prédécesseur·es, le CHO3 se base sur cinq piliers. Il se revendique tout-terrain. Dès qu’un·e habitant·e nous parle d’une colère ou d’une injustice, nous cherchons un maximum de voisin·es qui vivent la même chose. L’organisation de la lutte est alors systématiquement verticale, le collectif va toujours s’adresser à des gens qui ont plus de pouvoir que nous. Concrètement et par exemple, sur la question de la propreté, on ne va pas s’attaquer à l’incivilité de voisin·es qui ne font pas de tri sélectif, mais à la métropole dont l’une des prérogatives est la gestion des déchets.
La diversité constitue un autre pilier du CHO3, le collectif se voulant représentatif des différentes communautés et classes sociales présentes dans le 3e arrondissement marseillais. L’indépendance vis-à-vis des partis politiques et l’indépendance financière vis-à-vis des institutions est encore un élément essentiel pour agir de manière radicale. Enfin, ce sont les premiers et premières concerné·es qui décident, agissent et s’expriment pour le collectif. Une personne qui n’est pas mal logée ne pourra pas s’exprimer publiquement ni décider des actions à mettre en place dans les campagnes sur le mal-logement. Plus de 1 000 personnes sont aujourd’hui membres du collectif, dont 250 sont actives ; une cinquantaine très active anime les campagnes de lutte ou de construction d’une autonomie économique.
Le confinement de 2020, avec notamment l’arrêt du travail informel et la fermeture des lieux d’urgence sociale, aura permis d’inaugurer des solutions de solidarité comme une plateforme téléphonique, du compagnonnage entre voisin·es, etc., qui ont créé des solidarités assez fortes.
Le collectif souligne le tiraillement entre l’envie de démocratie d’interpellation (« faire respecter et gagner nos droits »), donc le moyen terme, et la réponse aux urgences des membres, le court terme. Le long terme consisterait à essayer de construire des alternatives économiques et alimentaires à l’urgence du quotidien et à l’exploitation des travailleurs et travailleuses informel·les habitant les quartiers populaires. Il y a dans cet arrondissement énormément de personnes qui ont des métiers, des savoir-faire, qu’ils et elles ne peuvent pas utiliser faute d’autorisation de travail. En parallèle, ces personnes en attente de papiers participent activement à la vie sociale et économique du quartier. Pourtant, elles sont exploitées pour des salaires de misère dans les entreprises du territoire métropolitain, dans les secteurs du bâtiment, de la restauration, de la vente ou du nettoyage.
Les outils de l’éducation populaire sont au cœur de chacun des moments convoqués par et pour les habitant·es. Les dessins rassemblés dans le livret ci-dessous restituent l’assemblée de création du CHO3 en septembre 2019.
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