Une femme de 40 ans écartée d’une émission de téléréalité limitant à 30 ans l’âge des participantes, un enfant de 8 ans frappé parce qu’il doit apprendre à « obéir », des annonces d’emploi sur Indeed affichant des limites d’âge sans justification, une jeune responsable politique moquée pour son âge dans son parti, un homme de 80 ans en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) interdit d’avoir des relations sexuelles… Ces exemples sont des illustrations de formes courantes de l’âgisme et de la manière dont la distinction fondée sur l’âge comme principe de discrimination est susceptible d’affecter la vie professionnelle, personnelle et sentimentale de celles et ceux qui en sont victimes1.
Cet article, en se basant sur une revue non exhaustive de la littérature scientifique et en particulier sur la lecture de deux numéros de revue – « La tyrannie de l’âge » de la revue Mouvements2 et « Corps, désirs, sexualités » de la revue Gérontologie et société3 – propose une réflexion sur les enjeux du maintien d’une vie sexuelle et intime dans le grand âge dans une société âgiste. Il interroge l’éducabilité du sentimental dans sa double dimension émotionnelle et intime-sexuelle à travers les différents âges de la vie, envers et contre les normes et les disqualifications âgistes, et fera des propositions pour une éducation sentimentale et intime tout au long de la vie.
L’âgisme : définitions et enjeux
L’âgisme : définition d’une discrimination ordinaire
L’âge est une variable fondamentale dans la perception de soi et dans la régulation des interactions sociales4. « Avoir » un âge est d’abord « être » membre d’une catégorie sociale (« ados », « jeunes », « vieux », « vieille », etc.) : les individu·es naissent et sont assigné·es à un « âge » comme à un genre et à une orientation sexuelle. La particularité de la catégorie d’âge tient dans son degré de flexibilité : tout groupe d’âge est défini par des critères fluctuants et flexibles. Une personne au cours d’une même journée pourra faire l’expérience d’être alternativement perçue comme « jeune » ou « vieille » au fil de ses interactions sociales.
Ces classes d’âge, une fois naturalisées, servent de références à partir desquelles les individu·es se définissent positivement ou négativement, en acceptant ou récusant tout ou partie de leur « âge social ». Affirmer qu’une chose « n’est plus de son âge » ou prétendre résister en revendiquant « ne pas faire son âge » admet dans les deux cas pour les agents sociaux, sans la critiquer, la pertinence des assignations à des catégories d’âge et à leurs règles implicites pour réguler leurs actions et leurs identités.
Lorsque les catégories sociales d’âge sont utilisées pour disqualifier, marginaliser ou banaliser des violences à l’encontre de certaines populations, elles reproduisent et légitiment des rapports sociaux de pouvoir âgistes. L’âgisme peut être défini comme toutes les formes de discrimination, de ségrégation, de stéréotypes ou de préjugés fondés sur le critère de l’âge5. Le terme d’âgisme est utilisé pour la première fois en 1969 dans un article du gérontologue américain Robert Butler pour désigner les discriminations relatives à l’âge6. Dans le contexte états-unien des luttes contre les discriminations de race et de genre dans les années 1970, le terme d’« âgisme » ou ageism se diffuse et obtient rapidement une reconnaissance universitaire et institutionnelle. En France, dans les années 1990, l’âgisme est absent des luttes contre les discriminations qui restent polarisées sur les enjeux du sexisme et du racisme7. Aujourd’hui encore, l’âgisme demeure un sujet périphérique dans le champ militant, un objet de recherche scientifique marginal dans les sciences sociales et une question sociale globalement absente du débat public dans une société en pleine transition démographique.
L’âgisme est d’autant plus insidieux que l’âge est appréhendé comme une variable naturelle et biologique allant de soi et non comme une catégorie historiquement et socialement située. Cette discrimination fondée sur l’âge peut se manifester par des formes langagières explicites ou plus implicites, un « parler pépé-mémé » ou un « parler enfant » condescendant et paternaliste8 comme par des agressions physiques ou psychologiques, des violences éducatives ordinaires auxquelles les enfants sont précocement exposés9, ou encore de façon banalisée par des plaisanteries, des publicités pour des produits de beauté anti-âge10, etc. Or l’âgisme a des impacts sensibles sur les personnes concernées.
Les impacts sociaux et individuels des discriminations âgistes
L’âgisme est rarement reconnu comme une discrimination aux côtés des trois grands « ismes » (sexisme, racisme, classisme). Pourtant, les rapports de domination âgistes ont un impact direct et mesurable sur les parcours de vie des personnes concernées. En s’inspirant des catégories développées par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) dans son rapport dédié11, trois types de conséquences de l’âgisme sur les personnes concernées peuvent être distingués : tout d’abord l’impact de l’âgisme sur la santé physique. Les personnes âgées ayant une perception négative du vieillissement ont une espérance de vie plus faible que celles ayant des attitudes positives. L’âgisme intériorisé des personnes âgées est associé à des comportements à risque accrus et à une santé générale dégradée. En second lieu, l’impact sur la santé mentale. L’âgisme est lié à la manifestation de symptômes dépressifs et à l’accélération de la dégradation des fonctions cognitives. Enfin, l’impact sur la sécurité économique. Les discriminations âgistes sur le marché du travail augmentent les difficultés d’accès à l’emploi et la précarité des travailleuses et des travailleurs perçus comme âgé·es12.
L’âgisme, par ses multiples effets, a donc un effet direct sur la faculté des individu·es à mener une vie sentimentale et intime épanouie à travers les âges de l’existence (préservée de la précarité, de l’isolement social, des difficultés de santé mentale ou physique, etc.). Ce traitement discriminatoire concerne particulièrement les personnes dites « âgées ».
La permanence de la vie sexuelle des personnes âgées à l’épreuve des stéréotypes âgistes
L’évolution des pratiques sexuelles des personnes âgées en France depuis 1970
La France est l’un des rares pays qui a réalisé plusieurs enquêtes nationales sur les comportements et pratiques sexuelles de sa population depuis les années 1970. La comparaison entre enquête Simon menée en 1970 (auprès de 2 625 personnes âgées de 20 ans et plus) et l’enquête CSF de 2006 (réalisée auprès de 12 364 personnes âgées de 18 à 69 ans) révèle des évolutions profondes dans le rapport à la sexualité dans le grand âge. La comparaison de Nathalie Bajos et Michel Ozon13 entre ces deux enquêtes d’envergure à près de quatre décennies d’intervalle souligne plusieurs profondes transformations concernant la vie intime et les pratiques sexuelles dans le grand âge, et en particulier celles des femmes : tout d’abord, une prolongation des périodes d’activité sexuelle à des âges plus avancés, changement marquant des dernières décennies observé en France comme dans de nombreux pays. En 1970, 77 % des hommes et 69 % des femmes de plus de 50 ans disent avoir eu des rapports sexuels dans les 12 derniers mois contre 95 % et 86 % en 2006 (pour les hommes et femmes de 50 à 69 ans)14. Par ailleurs, une intensification de la vie intime et sexuelle est observée. Le nombre moyen de partenaires sexuels rapportés au cours de la vie augmente de 10.9 et 1.4 pour les hommes et femmes de plus de 50 ans en 1970 à respectivement 12.8 et 3.6 en 2006. Les réponses indiquent une augmentation de la durée moyenne des rapports sexuels : 18 et 15 minutes pour les hommes et les femmes respectivement en 1970 contre 22 et 21 minutes en 200615. De surcroît, une diversification des pratiques sexuelles. Selon les réponses des personnes enquêtées, l’expérience de la masturbation concerne 62 % et 15 % des hommes et femmes de plus de 50 ans en 1970 contre 87 % et 52 % en 2006. La même progression se manifeste à l’égard de la sexualité orale qui aurait été expérimentée par moins d’une personne sur deux en 1970 (47 % des hommes et 41 % des femmes) et par plus de huit personnes sur dix en 2006 (90 % des hommes et 85 % des femmes)16. Enfin, un rapprochement entre l’activité sexuelle des femmes vieillissantes et des hommes vieillissants. De manière générale, les évolutions des attitudes et des pratiques sexuelles attestent d’un recul des écarts des pratiques entre femmes et hommes. Ce constat doit néanmoins être nuancé par la perpétuation et la stabilité de certaines différences : le nombre moyen de partenaires rapportés demeure plus de trois fois supérieur pour les hommes17 et la proportion de femmes disant avoir des rapports sexuels pour faire plaisir à leur partenaire est nettement plus élevée que celle des hommes (27 % des hommes contre 54 % des femmes de 50 à 69 ans en 2006)18.
Le constat d’une permanence de l’activité sexuelle n’est pas propre à la France et plusieurs enquêtes internationales indiquent que dans de nombreux pays occidentaux, des hommes et des femmes de plus de 60 ans, 70 ans, 80 ans (etc.) ont des fantasmes, se masturbent et ont des rapports sexuels. Ces enquêtes sont ainsi présentées dans le tableau synthétique ci-dessous :
Auteur·rices |
Pays |
Date de publication |
Échantillon |
Résultats clés |
Stacy Tessler Lindau, Philip Schumm, Edward Laumann, Wendy Levinson, Colm O’Muircheartaigh et Linda Waite19 |
États-Unis |
2007 |
3 005 personnes de 57 à 87 ans |
54 % des répondant·es de 75 à 85 ans rapportent avoir au moins 2 ou 3 rapports sexuels par mois dont 23 % au moins une fois par semaine. |
Nils Beckman, Margda Waern, Deborah Gustafson et Ingmar Skoog20 |
Suède |
2008 |
1506 personnes de 70 ans |
Entre 1971 et 2000, la proportion des personnes de 70 ans rapportant avoir des rapports sexuels a augmenté de 52 % à 68 % chez les hommes mariés et de 38 % à 56 % chez les femmes mariées. |
Institut français d’opinion publique21 |
France |
2014 |
7403 personnes, âgées de 18 à 69 ans. |
69 % des femmes de plus de 65 ans et 71 % des hommes de plus de 65 ans disent être satisfaits de leur vie sexuelle. Les hommes de 65 ans et plus rapportent avoir en moyenne un rapport sexuel par semaine contre 0,6 pour les femmes de la même catégorie d’âge. |
David Lee, James Nazroo, Daryl O’Connor, Margaret Blake et Neil Pendleton22 |
Royaume-Uni |
2016 |
6 201 personnes de 50 ans à 90 ans |
31 % des hommes et 14 % des femmes de 80 ans et plus déclarent au moins une activité sexuelle dans l’année. 17 % des hommes et 14 % des femmes 80 ans et plus disent avoir une activité masturbatoire fréquente. |
Santé publique France (baromètre santé)23 |
France |
2019 |
15 216 personnes âgées de 15 à 75 ans |
65 % des femmes et 74 % des hommes de 70 à 75 ans en couple soutiennent avoir eu un rapport sexuel dans les 12 derniers mois (contre 15 % et 57 % pour les femmes et hommes hors couple du même âge). |
Petits Frères des Pauvres24 |
France |
2022 |
1 500 personnes âgées de 60 ans |
Une personne âgée sur deux affirme avoir des relations intimes et 91 % d’entre elles en sont satisfaites. 94 % des personnes âgées déclarent être amoureuses de leur conjoint·e dont 65 % se disent tout à fait amoureuses. |
La permanence de stéréotypes âgistes d’une vieillesse désexualisée
La représentation dominante de la vieillesse est désexualisée : « [N]ous avons cette idée que ce sont juste des mamies et des papis qui aiment cuisiner et se promener, nous ne pensons même pas qu’elles puissent avoir une sexualité25. » La vieillesse est alternativement associée à des stéréotypes âgistes positifs (sagesse, l’expérience, le goût de la transmission, etc.) ou négatifs (folie, déclin, démence et sénilité)26 tous deux inconciliables avec l’idée du maintien d’un intérêt sexuel dans le grand âge.
Les études biomédicales ou gérontologiques qui se focalisent sur l’augmentation des difficultés sexuelles féminines (déclin des œstrogènes, diminution de l’hydratation vaginale, etc.) ou masculine (troubles de l’érection, éjaculation précoce, pathologies prostatiques, etc.) dans le grand âge et les enquêtes statistiques contribuent à l’incapacité de penser le grand âge hors du registre de la défaillance et de reconnaître la possibilité du maintien prolongé d’une vie sentimentale et sexuelle27.
L’intériorisation des stéréotypes âgistes sur leur sexualité incite les personnes âgées à se résigner et à adopter des normes d’abstinence sexuelle. L’absence de discours positifs sur la vieillesse désirante assigne et confine les personnes âgées « dans une auto-censure où la première difficulté sera d’enfreindre un conformisme intégré comme une norme28 ». Exprimer sa sexualité au-delà d’un certain âge devient indécent : « La sexualité des personnes âgées reste taboue, comme nous en informe assez l’usage de l’adjectif libidineux : on ne dira certes pas qu’un beau jeune homme qui désire une belle fille est “libidineux”29 », explique le philosophe Éric Fiat.
Certaines critiques pourraient objecter l’émergence d’articles ou de podcasts qui s’intéressent à la vie intime et sexuelle des seniors comme révélatrice d’un tournant culturel anti-âgiste. Le rapport des Petits Frères des Pauvres30 critique cependant ces contenus qui, en voulant diffuser une « image positive de la vieillesse », reproduisent les stéréotypes âgistes de deux manières. Premièrement, les prétendus seniors sont souvent des « jeunes vieux » : il s’agit majoritairement de cinquantenaires pleins de vitalité ou de retraités dans la fleur de la soixantaine. Deuxièmement, la valorisation de la « sexualité des vieux » implique la réappropriation des codes du dynamisme et de la jeunesse. Le maintien d’une vie sexuelle accomplie est conditionné par la transgression de sa propre catégorie d’âge pour adopter une « sexualité juvénile ». Prétendre lutter contre la disqualification sexuelle des personnes âgées en offrant le modèle de « vieux ayant retrouvé la fougue de la jeunesse » reproduit les normes âgistes qui disqualifient la vieillesse et intensifient l’intériorisation de l’âgisme.
La délicate question de la manifestation du désir sexuel en institution
Dans les établissements d’hébergement, la vie intime et la sexualité des personnes âgées ne va pas de soi. Dans ces établissements conçus pour des individu·es seul·es, « être en couple, devient l’exception, l’anormalité »31 et la question du maintien de la vie intime fait l’objet d’une gestion institutionnelle de la sexualité des résident·es.
Avant même d’interroger l’attitude des professionnel·les vis-à-vis des pratiques sexuelles des résident·es, la réunion des conditions même de possibilité d’une vie intime en EHPAD interroge. Les lits (souvent individuels) permettent-ils de s’allonger à deux ? Existe-t-il au sein de ces institutions des « espaces d’intimité » ? Est-ce que les résident·es pourront fermer la porte et inviter leur(s) partenaire(s) sans risquer d’être interrompues par les allées et venues des professionnel·les32 ?
Le contrôle social et l’encadrement biomédical des résident·es peuvent prendre la forme d’un hygiénisme coercitif et intrusif au nom du renfort de leur sécurité pour leurs familles, pour eux et elles-mêmes et parfois contre eux et elles-mêmes33. Les innovations technologiques supposées garantir leur « protection rapprochée » soulèvent des difficultés éthiques et questionnent le respect du droit à la dignité en établissement. En 2021, le rapport de la Défenseure des droits publié sur les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad avait alerté le recours croissant aux dispositifs de vidéosurveillance au nom de la sécurité des résidentes et résidents au détriment de leurs droits à une vie privée et intime34. Cette stigmatisation concerne particulièrement les femmes âgées qui subissent le double fardeau de leur genre et de leur âge.
Le prisme de l’âgisme genré pour appréhender la double peine des femmes dans le grand âge
L’âgisme est un sujet marginal des théories féministes classiques35. Pourtant, la vieillesse des femmes est un lieu d’observation privilégié de l’intersection des discriminations sexistes et âgistes. L’âgisme genré ou gendered ageism désigne l’articulation des discriminations âgistes et sexistes subies par les femmes. Être une femme intensifie les préjugés âgistes tandis que la vieillesse expose les femmes à de nouvelles formes de violences et de précarité matérielle et sociale36. Le terme d’âgisme genré rend compte des expériences sociales spécifiques et du traitement différencié réservé aux femmes dans le grand âge en comparaison avec les hommes. De plus, l’âgisme genré a été documenté par plusieurs études qui illustrent la pertinence du concept dans plusieurs domaines et registres de pratiques.
Premièrement, le phénomène de la retraite sexuelle précoce des femmes désigne l’asymétrie de la longévité sexuelle entre les hommes et les femmes. Tandis que les hommes ne se privent pas, atteint un certain âge, de se tourner vers des partenaires plus jeunes, cette pratique est moins avouée et moins courante chez les femmes37. L’âgisme genré explique ainsi les difficultés des femmes à demeurer actives sexuellement aussi longtemps que leurs homologues masculins : entre 60 et 69 ans, 37 % des femmes n’ont pas de partenaire, contre seulement 16 % des hommes38.
Deuxièmement, l’injonction au passing et au recours aux « produits de beauté rajeunissants ». Le « passing d’âge » consiste à dissimuler son appartenance générationnelle et son âge corporel pour être assigné à une autre catégorie d’âge (plus jeune). En vieillissant, les femmes sont confrontées à un idéal de beauté de plus en plus difficile à atteindre : se maintenir « belles, en forme et jeunes » (un corps mince, musclé, ferme, etc.)39. Face à ce double standard âgiste et sexiste, les femmes sont invitées à masquer les stigmates de leur âge40. Dans le cadre de la vieillesse, le corps entier est porté comme un stigmate goffmanien : la distension de la peau, l’apparition des rides, la transformation de la silhouette et le blanchiment des cheveux sont autant de signes du vieillissement qu’il faut corriger et masquer. L’injonction âgiste et sexiste à la jeunesse et à la beauté féminine éternelle est une source de revenus très lucrative pour l’industrie des produits cosmétiques anti-âge et de la chirurgie esthétique. Dans leur série de 29 entretiens menés auprès de femmes, Macia et Chevé observent qu’en dépit de tenir des discours d’acceptation de soi et d’indifférence (« il faut accepter son âge », « ça m’est égal de vieillir », etc.) tenus par les femmes interrogées, celles-ci, par le recours aux crèmes, au maquillage et aux teintures capillaires, continuent de lutter pour dissimuler les signes de leur âge chronobiologique.
Troisièmement, l’âgisme genré expose doublement les femmes âgées aux violences physiques et sexuelles. Concernant les violences sexuelles, l’enquête de Mediapart « Violences sexuelles en Ehpad » a fait jour une gestion des violences sexuelles « désastreuse pour les résidentes victimes et leurs familles ». La fragilité physique, l’invisibilisation de la sexualité des personnes âgées et la proximité avec les agresseurs en institution participent à la double vulnérabilité des femmes âgées41.
Concernant les violences physiques, le rapport des Petits Frères des Pauvres remarque l’invisibilisation des violences conjugales au sein des couples âgés42. Ni le rapport Henrion de 2001 sur les violences conjugales ni le Grenelle des violences conjugales de 2019 n’ont pris en compte les femmes âgées et la mesure de ce phénomène qui demeure sous-étudié. Pourtant, selon l’étude annuelle du ministère de l’Intérieur, les morts violentes au sein du couple au-delà de 60 ans concernent majoritairement les femmes (19 % contre 7 % des hommes). Or la maladie et la vieillesse expliquent difficilement ces écarts de genre dans les morts violentes et laissent soupçonner l’existence de féminicides dans le grand âge non pris en compte et dissimulés comme des accidents.
Ces considérations critiques sur les traitements socialement différenciés de la vie sexuelle des personnes âgées interrogent sur les pratiques à dimension émancipatrice pour assumer une vie sexuelle et sentimentale épanouie à tout âge.
Perspectives critiques et utopiques sur la politisation de la vieillesse
Repenser la vieillesse comme identité politique subversive
Le moment chronobiologique de la vieillesse n’est pas condamné à être celui du déclin et de l’effacement de soi. La vieillesse, selon plusieurs autrices, est prédisposée à devenir une identité politique subversive43. Le grand âge en tant que tel représente une forme de déviance vis-à-vis de certaines normes sociales et injonctions politiques44. D’abord l’avancée en âge s’oppose à la valorisation de l’innovation comme course à la nouveauté et à l’obsolescence programmée des compétences et de savoirs lorsque l’individu avance en âge. La « lenteur » des personnes âgées questionne aussi l’injonction à la productivité dans un contexte d’accélération généralisée des rythmes de vie et le mythe de l’individu autonome qui nie l’interdépendance sociale des individus à tous les âges de la vie. La vieillesse dans son rapport au travail productif gratuit (par exemple dans un cadre associatif ou familial) est un prisme à partir duquel critiquer la réduction de la notion de travail à l’activité salariée. Sur des dimensions plus intimes, le grand âge remet en cause le lien entre désir féminin et fertilité qui conduit à la disqualification sexuelle des « femmes ménopausées » et l’injonction viriliste de la sexualité masculine à la performance contre la hantise de « l’impuissance » face à la nécessité pour de nombreux hommes âgés de réinventer leur sexualité.
La vieillesse, au-delà d’être pensée sur le registre du manque et sur ce qu’elle n’est plus, offre la possibilité d’un « moment de révolte et de subversion45 ». À rebours des normes néolibérales de performance, de fluidité et d’immédiateté, la vieillesse comme entité biologique et identité politique interroge notre rapport au temps, au travail et au corps et offre de nouvelles voies émancipatrices.
Le corps et la sexualité dans le grand âge comme nouvel espace érotique
Le désir et le corps n’accusent pas l’âge et les années de la même manière. Pour les corps sexués, l’avancée en âge est suivie d’un allongement physiologique du temps de déclenchement de l’activité sexuelle et la période réfractaire chez l’homme entre deux érections tend à s’allonger. Pourtant, le désir ne connaît pas la même évolution physiologique et son intensité peut ne pas s’émousser avec l’âge. Ce qui vieillit, selon le psychiatre et psychanalyste Gérard Le Gouès, ce n’est pas le désir, ce sont les moyens de la réalisation du désir46.
Cette disjonction entre corps et désir, plutôt que d’être vécue sur le mode de l’échec et du déclin (en éternelle comparaison avec le modèle sexuel de la jeunesse) peut faire de la vieillesse un « nouvel espace érotique47 » à explorer et expérimenter.
Avec l’âge, la sexualité peut se distancier de la performance physique pour privilégier davantage de sensualité et de résonance émotionnelle. Ainsi, dans la vieillesse, « plus que jamais la sexualité fait appel à l’érogénéité du corps tout entier, au-delà de la sexualité génitale48 ».
Les évolutions de l’érotisme et de la sensualité dans le grand âge invitent à considérer la dissociation entre corporéité et désir et à conscientiser les modèles normatifs âgistes qui interfèrent avec les potentialités d’une vie affective et sexuelle épanouie.
Les « deux visages » de la lutte contre l’âgisme
La lutte contre l’âgisme ne saurait faire l’économie d’une autocritique entendue comme l’effort de « penser contre soi » selon l’expression d’Adorno. Schématiquement, il est possible de distinguer deux idéologies divergentes dans la lutte contre les discriminations âgistes.
La première relève d’un idéal de justice sociale au nom d’une égalité de droit et de la protection contre toutes les formes de violence et de précarité (matérielle, sociale, sexuelle, etc.). La seconde est imprégnée d’une logique néolibérale et consiste à critiquer l’âgisme afin de « remettre au travail une frange de la population dont la participation est jugée insuffisante49 », c’est-à-dire de réintégrer les personnes âgées sur le marché du travail.
Les efforts pour la reconnaissance d’une sexualité chez les seniors pourraient eux aussi revêtir les « deux visages » de la lutte contre l’âgisme50. Le « droit à la vie sexuelle tout au long de la vie » pourrait être soutenu dans une perspective d’égalité d’accès à une vie intime épanouie, comme le souci d’ouvrir le marché de la sexualité et de l’industrie du plaisir sexuel à de nouveaux clients potentiels en leur proposant des produits adaptés (applications de rencontres dédiées, films pornographiques spécifiques, médicaments adaptés, jouets érotiques, etc.). Cette conception néolibérale ferait à terme de la sexualité dans le grand âge un nouveau pan de la silver economy parmi d’autres et justifie l’importance d’une conscience critique dans l’étude de l’âgisme.
Conclusion
Dans une société âgiste, le maintien d’une vie sentimentale et intime ne va pas de soi. L’invisibilisation des relations sexuelles entre personnes âgées et la répression de la sexualité en institution sont d’autant plus manifestes que les enquêtes statistiques et les études démontrent depuis des années la permanence d’un intérêt et d’une activité sexuelle dans le grand âge.
Les normes d’âge ne se limitent pas à certaines catégories marginales et concernent l’entièreté de la population en constituant des références à partir desquelles les individus conçoivent leur rapport à leur identité, leur vie sentimentale et leur identité sexuelle. Pour toutes ces raisons, la conscientisation de l’âgisme et de ses interactions avec les autres discriminations est essentielle pour une éducation sentimentale et intime tout au long de la vie.
Enfin, nous souhaiterions illustrer le propos de cet article scientifique par une œuvre de la photographe Arianne Clément, artiste canadienne qui réalise depuis plusieurs années des expositions de ses photographies sur le corps des personnes âgées51. Quelle image pourrait donner un meilleur exemple de vieillesse ardente que cette « Marilyn Monroe éternelle » ?
Arianne Clément, « Marilyn Monroe éternelle »
© Arianne Clément, avec son aimable autorisation [https://www.arianneclement.com/].