« À mesure que nous apprenons à les connaître et à les accepter, nos émotions ainsi explorées deviennent des terres sacrées et fertiles pour les idées les plus radicales et les plus audacieuses. »
Audre Lorde, 1977, « La poésie n’est pas un luxe », Sister Outsider, p. 34.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour approcher mes zones de silence. Il m’a fallu beaucoup de temps pour prendre conscience, peu à peu, de ce qui était tu. Et puis, le flash de certaines lectures, de certaines paroles. Tout ce qui a été échafaudé depuis si longtemps, plus rien ne tient. La colère longtemps envahit mon esprit et noue mon corps.
J’interroge ce que je n’avais jamais interrogé et je me mets à construire du sens nouveau. Je passe du normal au normé1.
Je peux alors conjurer le sort qui m’a été fait et surtout je réalise qu’il y a un sort. Moi aussi je suis dans la nasse. Puisqu’elle est un système, un ordre social : le patriarcat. Celui-ci a un programme pour les femmes : un mélange de disponibilité sexuelle, de dévouement maternel et de subordination sociale2. Il a agi à mon insu.
Je suis une mère dévouée. J’ai été modélisée à sourire, à faire plaisir, à me soucier des autres. Je lis les mots charge émotionnelle. À anticiper, ne pas oublier, organiser, planifier. Je suis fatiguée. Je lis les mots charge mentale.
Mon temps est morcelé. Le tien peut s’étirer.
Beaucoup de choses volent en éclat, je ne veux plus vivre avec toi. Mais paradoxalement, je ne suis plus seule. J’apprends, je prends avec moi, je fais miens des éclairages nouveaux, et ça me sauve du désespoir dans lequel je m’enlisais. Je fais rentrer en moi la grande bouffée d’air frais des mots et des paroles féministes. Un flux vivant qui ouvre des possibles. Ces paroles entrent en résonnance avec mon expérience de femme et de mère ; elles tissent des milliers de fils doux et colorés autour de mon cœur. Elles me disent que je peux être réparée.
Mais aussi,
que tu as, que vous avez voulu, obtenir des actes sexuels non consentis, à chaque fois que vous avez tant et tant insisté.
Que chaque fois que j’ai cédé, je n’ai pas consenti.
Elles me disent jusqu’où vont nos assignations au care. Jusque dans nos lits.
Et c’est parce que j’entends le récit d’autres que moi que je comprends que pour moi aussi, c’est vrai. Je le réalise. Comme je l’entends pour moi, je l’entends ensuite chez vous toutes. J’entends ce qui affleure, ce qui est meurtri, c’est souvent à peine perceptible.
Vous balbutiez. Jusqu’où peut-on aller ?
Parfois vos mots sont comme des bombes. En premier pour vous-mêmes. Nous avons donc toutes, mes amies, mes sœurs, mes nièces, ma mère, cédé sur notre désir. Au mieux.
Et puisque ce sont nos frères, nos amis, nos conjoints, on ne va pas pouvoir les faire brûler dans un grand feu. Il va falloir faire autre chose. Je lis les mots justice restaurative.
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil3. Elle brûle et elle éblouit. Elle a un coût et elle éclaire. Nos quotidiens les plus banals et les plus intimes parlent de violences et de discriminations. En se retrouvant ainsi désinvisibilisés, dé-silenciés ; ils sont politisés. Je peux, dès lors, commencer à imaginer, à annoncer mon rêve. Je peux inventer et faire vivre d’autres modes de relations. Sexuelles, parentales, conjugales. Je peux essayer, avec d’autres, de changer le script. Celui qui nous enferme dans nos assignations, étriquées et hiérarchisées.
Je réinterroge toute mon éducation sentimentale. Comment aimer et être aimée différemment ? Quel coût pour celle qui renonce à jouer le jeu de la désirabilité, à correspondre aux attendus ?
J’échafaude quelques réponses.
Je peux prendre particulièrement soin de mes amitiés féminines. Je peux décider de faire famille autrement. Et dessiner une autre géographie pour nos maisons.
Et surtout, je n’ai plus besoin de leur approbation. Je n’ai plus besoin de la validation de leur regard.
Je m’autorise à ressentir et à parler.