Les écrits alternatifs de recherche : échos et résonance d’étudiant·es de master

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Dans le cadre du séminaire de Françoise Laot « Analyse des dimensions épistémologiques, théoriques et méthodologiques de la recherche » du master 2 des sciences de l’éducation tout au long de la vie de l’université Paris 8, les étudiant∙es de l’IED ont visionné la table ronde Pratiques de formation/Analyses portant sur les écritures alternatives.
Cette séance avait eu lieu le 11 janvier 2022 (en visio enregistrée1) dans le cadre de la relance en ligne et en accès libre de la revue PF/A : après dix années de pause dans sa publication, le numéro 66, qui paraît en février 2023, portait sur les publications scientifiques alternatives2. Christian Verrier animait alors cette table ronde composée de trois invité·es : Thérèse Roux, « D’une écriture à l’autre : dialogues impossibles ? » ; Pierre Nocerino « De la BD d’inspiration sociologique à la sociologie dessinée » ; Pascal Nicolas-Le Strat, « D’une écriture collaborative à la recherche et à sa publication en fanzine3 ».
Via un e-forum dédié, les étudiant∙es de l’IED ont pu poster de nombreuses réactions, apportant des analyses, des commentaires, et ont proposé des liens avec leurs propres pratiques d’écriture.
Cet article en fait aujourd’hui la synthèse.

Le rapport à l’écriture scientifique et les échos concernant l’écriture du mémoire

Cette conférence a renvoyé les étudiant·es à leurs propres pratiques d’écriture et plus spécifiquement à l’écriture en cours du mémoire de recherche en master 2. Cela a soulevé plusieurs questions en relation avec cet écrit spécifique :

• La question du plaisir pris à écrire, abordée par les intervenant·es, est revenue à plusieurs reprises dans les échanges. Pour certain·es le plaisir est évoqué en contrepoint à l’ennui possible ou le manque de confiance en ses connaissances concernant la rigueur ou le cadre imposé par l’écriture scientifique.

• Pour d’autres, c’est le désintérêt craint ou supposé dans la lecture de notre travail qui est source de déplaisir (voire de torture) dans l’écriture. Transformer la forme de l’écrit en faisant parler sa créativité (par exemple en y ajoutant de la couleur, en modifiant les styles de police, en faisant figurer des schémas) semble être une alternative possible pour retrouver du plaisir dans l’écriture, mais la peur de sortir du cadre académique, et d’avoir une mauvaise note ou des commentaires négatifs au moment du rendu revient toujours. D’autres évoquent la possibilité de retrouver du plaisir en explorant des styles d’écriture (poétique par exemple) ou des formes créatives dans leurs écrits.

• L’accessibilité des écrits pour les personnes concernées par la recherche menée est une autre question soulevée dans le cadre de la rédaction du mémoire (public jeune, public analphabète, acteur·rices de l’éducation populaire, etc.). Plusieurs témoignages d’étudiant·es relatent des expériences de co-construction ou d’aller-retour entre les écrits de recherche et les écrits alternatifs produits avec les acteur·rices concerné·es par la recherche, et des difficultés à faire dialoguer ces deux types d’écrits dans le mémoire produit.

• Des questions de style d’écriture ont permis de distinguer chez un étudiant plusieurs dimensions dans les recherches menées (scientifiques, militantes, personnelles) qui se retrouvent alors dans les écritures et cohabitent à travers différents types d’écrits (articles scientifiques, articles militants, carnets et journaux de recherche). La question de la performance (au sens de faire la preuve de) de l’écrit scientifique est également évoquée en relation à celle du style. Il pourrait s’agir de trouver son style dans la forme de l’écrit scientifique pour exister singulièrement.

• D’autres encore, en écho avec la remarque de Pascal Nicolas-Le Strat concernant sa propre pratique de n’avoir pas de « finalisation conclusive », ont questionné la place et la nécessité de la conclusion dans un mémoire de recherche. À quoi sert une conclusion ? Pourquoi conclure un mémoire de recherche ? Une étudiante propose de penser la conclusion comme des lignes de fuite (en référence aux travaux de Corinne Chaput-Le Bars4 citant Deleuze et Guattari) pour prendre le risque de l’ouverture et de les considérer comme nos voies d’émancipation, de libération.

L’exercice de l’écriture du mémoire de master 2 et celui de la soutenance, sanctionnés par des enseignant·es qui peuvent parfois réfréner ou discréditer les idées personnelles, peuvent fragiliser les étudiant·es non encore aguerri·es à l’écriture académique. Les étudiant·es ont été inspiré·es par ces méthodes d’écriture alternative, mais hésitent encore à s’en emparer, conscient·es d’avoir du chemin à parcourir avant de trouver dans ces formes alternatives une possibilité d’expression de leurs travaux scientifiques.

La scientificité des écritures alternatives

Dans les discussions, une étudiante rappelle que, dans le domaine scientifique et la production de savoirs, « la référence au texte écrit continue à faire autorité5 ». Elle rappelle que, selon Bourdieu, la légitimation des savoirs et connaissances scientifiques passe notamment par la production d’un langage, d’un régime de connaissance et de catégories de pensée.

Dans son article, Patrick Schmoll établit que l’écriture est encore aujourd’hui le médium qui fait autorité dans la transmission des savoirs. Cela pose la question de ce que serait la connaissance dans une société sans parole ou sans écriture.

Dans cette conférence, l’attention est portée sur la rigueur dans les pratiques d’écritures scientifiques alternatives, notamment dans les manières de rédiger ou de documenter les recherches car ce sont des pratiques nouvelles qui ont encore tout à prouver. Deux visions de l’écriture ont l’air de s’opposer : l’écriture « classique » du monde académique et l’écriture « alternative », plus libre et plus créative. Cette dernière est parfois utilisée par nécessité dans le retour au terrain : les étudiant·es ont noté la capacité des chercheur·ses à bouger leur manière de produire et d’écrire en fonction du milieu étudié, du terrain, et en fonction des rencontres, en prenant en compte les bifurcations possibles.

Ainsi lFrançoise Laot2024-04-04T09:38:00FLes notes de bas de page, une forme imposée par l’écriture scientifique « classique » : plusieurs étudiant·es ont relevé la remarque de Pascal Nicolas-Le Strat à leur propos. L’impossibilité d’intégrer des notes de bas de page dans la forme d’écriture alternative (blog) sur lequel il travaillait est devenu alors un analyseur qui invite à la création. Ces notes de bas de page, reconnues comme utiles et imposées par le style académique aux étudiant·es, peuvent devenir indigestes à la lecture, voire renvoyer le·la lecteur·rice à une forme de culpabilité pour qui ne les lit pas. L’historienne Sarah Al-Matary, dans une émission de France Culture, soutient qu’elles marquent un entre-soi universitaire, et qu’elles sont souvent comparées à une toile d’araignée6.

Une dichotomie nécessaire entre écriture alternative et écriture « classique » ?

La question posée par Christian Verrier, « L’alternatif en recherche est-il plus heuristique que les façons plus traditionnelles de chercher ? », a provoqué plusieurs réactions : cette question induit un choix, et donc un jugement de valeur entre deux méthodes (l’une classique et l’autre alternative), alors que les invité·es de la table ronde proposent plutôt d’envisager de nouvelles possibilités dans la publication scientifique. Ces supports ou écrits alternatifs sont de nouveaux moyens de production de savoirs et non des finalités.

Plusieurs échanges reprennent l’idée, amenée par Pierre Nocérino, que les écritures et les formes d’écriture, de classique à alternative, peuvent en fait se mêler, s’hybrider, dialoguer. L’un d’entre eux·elles rappelle la notion de continuum de l’écrit.

La question de la rupture entre les styles d’écriture est notée par une étudiante qui souligne qu’elle est présente dans le discours des trois chercheur·ses pour spécifier qu’elle doit être requestionnée pour permettre un prolongement dans les formes d’écrits (Pierre Nocérino), avec le terrain (Pascal Nicolas-Le Strat) ou dans les pratiques artistiques mises de côté puis remises au centre de l’écrit (Thérèse Perez-Roux).

L’aspect politique de l’écriture alternative

Le choix des chercheur·ses d’aller vers une forme d’écriture scientifique alternative est l’indication d’une volonté commune de démocratisation des savoirs. Ce choix pose des enjeux épistémologiques, éthiques et méthodologiques majeurs dans la construction de la connaissance, dans l’émergence de « praxis de recherche » et dans la diffusion des savoirs.

Certain·es étudiant·es se demandent comment se donner l’autorisation d’écrire sur un mode plus personnel, notamment dans un article biographique ou au travers de récits de vie. Il·elles évoquent encore la possibilité qu’une recherche scientifique et académique puisse coexister avec un sujet de recherche en apparence plus personnel7.

Une étudiante cite François Laplantine : « Ce qu’il y a de plus politique dans l’art ne consiste pas dans la “représentation du réel, mais dans la recherche et l’invention de formes. De formes susceptibles de nous rendre plus conscient et d’abord et surtout plus vivant8. » Elle rapproche cette proposition de combiner et croiser différentes approches de celles proposées ici sur les formes d’écriture scientifiques. Jean Oury est également cité comme une référence dans le travail en psychiatrie dans la capacité des travailleurs et des travailleuses de faire de « l’avec ». Capacité que l’étudiante propose de revisiter dans le métier de chercheur·se, notamment à travers ces pratiques alternatives.

Plusieurs interventions viennent nourrir la réflexion quant aux possibilités qu’offrent les formes alternatives d’écriture scientifique, non seulement concernant la diffusion et la démocratisation des savoirs, mais aussi concernant le dialogue avec le terrain. Certain·es ont évoqué les nouveaux médias (mangas, réalités immersives, etc.) ou les technologies de l’information et de la communication comme des médiums intéressants à creuser en tant que formes d’écriture alternative.

L’originalité et la vitalité des écritures alternatives dans le « co »

Un étudiant redéfinit les publications alternatives comme une hybridation à travers la co-construction, la collaboration de savoirs techniques : en sachant échapper à la fusion qui peut déconsidérer les singularités de chacun, cela permet une adaptabilité, un écart, une mise en regard.

Partant de supports d’écriture alternatifs, l’appropriation du réel nécessite de « rendre ce qui a été pris ou possédé indûment » (Morisse, 2002, p. 2Françoise Laot2024-04-04T09:44:00FL9), concevant ainsi la perception sensible du·de la chercheur·se et probablement de l’enquêté·e, en première instance, comme le fruit d’une interprétation. Les infidélités en découlant relèveraient alors d’une esthétisation des savoirs, lors de la restitution en second lieu.

Les étudiant·es ont relevé le caractère fécond du dialogue entre les personnes, leur recherche, leur discipline. Tout en s’appuyant sur leur aisance en matière d’écriture académique, leurs expériences, les chercheur·ses sont poussé·es à se dépasser, à se confronter à la pensée d’autrui, et sont amené·es à développer un nouveau style d’écriture, à se forger une nouvelle identité. La collaboration et la co-construction nécessitent alors un minimum de connaissances réciproques des milieux, et cet effort d’acculturation, cette initiation croisée, est bénéfique pour les deux parties. Les intervenant·es témoignent que ces nouvelles formes d’écriture sont une remise au travail passionnante.

Le témoignage d’une étudiante relatant son expérience « dévitalisante » à travers des études de psychologie amenant à découper toujours plus, à réduire au plus petit observable en s’éloignant de la vie, permet de comprendre l’engouement général du public pour l’observation sensible qui cultive une attitude d’ouverture à l’autre.

Paris 8 : une histoire, une promesse

L’ouverture de l’UFR SDE permet aux étudiants d’aiguiser leur esprit critique, leur créativité, tout en prenant en compte le style académique. Encore une fois, l’université Paris 8 tient sa promesse historique dans la transmission de méthodes et d’approches alternatives. Les étudiant·es retiennent pour l’essentiel que les échanges proposés et les outils amenés peuvent leur permettre d’appréhender différemment un monde en constante évolution.

Certain·es estiment cependant que la liberté dans les formes d’écrits relève peut-être aussi d’une capacité à s’autoriser à transgresser les normes d’écriture, notamment lorsque l’on ne cherche pas ou plus de reconnaissance institutionnelle. Il peut être alors plus confortable, pour des étudiant·es cherchant une validation de leur diplôme universitaire, de se conformer aux attentes académiques. Iels reconnaissent alors devoir se plier avec regret à un certain formalisme dans l’écriture ;Françoise Laot2024-04-04T09:49:00FL iels sont d’avis d’être plus créatif∙ves après une certaine reconnaissance académique.

Liens partagés dans le forum

L’Invisible. Nicolas Philibert s’entretient avec Jean Oury : • [https://www.youtube.com/watch?v=BG0yOfIlUc0]

Christian Verrier
• [https://experice.univ-paris13.fr/profil/christian.verrier/]

Thérèse Perez-Roux
• écritures croisées (chorégraphie, musicalité et canons académiques) : [https://lirdef.edu.umontpellier.fr/files/2022/01/CV-publications_Perez-Roux-LIRDEF_janvier-2022.pdf]
• [https://www.cairn.info/analyse-de-pratiques-et-reflexivite--9782343003481-page-117.htm]

Pierre Nocérino
• [https://www.pratiquesdeformation.fr/74]
• [https://journals.openedition.org/itti/]
• [https://www.nonfiction.fr/article-9263-la-sociologie-en-bande-dessinee-entretien-avec-pierre-nocerino.htm]
• sociologie et BD [http://socio-bd.blogspot.com/]

Pascal Nicolas-Le Strat
• [https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2019-3-page-125.htm]
• les fanzines (mais pas que) : [https://pnls.fr/]

Notes

1 Lien vers la table-ronde : [https://www.pratiquesdeformation.fr/153].

2 Lien vers le numéro : [https://www.pratiquesdeformation.fr/74].

3 Pascal Nicolas-Le Strat, 2018, Quand la sociologie entre dans l’action. La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique, Rennes, Éditions du commun, p. 57.

4 Corinne Chaput-Le Bars, 2017, Histoires de vies et travail social, « Politiques et Interventions sociales », Rennes, Presses de l’EHESP.

5 Patrick Schmoll, 2006, « L’écriture, point aveugle de l’épistémologie, Revue des Sciences Sociales, n° 36, [https://www.persee.fr/doc/revss_1623-6572_2006_num_36_1_967].

6 Sarah Al-Matary, « Mais qui lit les notes de bas de page ? », Sans oser le demander, épisode 3, podcast, France Culture, 19 octobre 2020, [https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/mais-qui-lit-les-notes-de-bas-de-page-9157492].

7 Jérôme Schumacher, Sophie Serry, Regula Villari et Marc Pochon, 2022, « Comment un jury de VAE en contexte académique considère-t-il et évalue-t-il la restitution d’expériences professionnelles et extra-professionnelles ? », in Isabelle Houot, Emmanuel Triby et Françoise de Viron (dir.), La Restitution. Entre activité et formation, un concept à explorer, Toulouse, Octares.

8 François Laplantine, 2021, Cheminements. Voies anthropologiques et voies artistiques de la connaissance, Louvain-la-Neuve, Academia.

References

Electronic reference

Julie Champagne and Jasmine Eudeline, « Les écrits alternatifs de recherche : échos et résonance d’étudiant·es de master », Pratiques de formation/Analyses [Online], 69 | 2024, Online since , connection on 14 December 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/803

Authors

Julie Champagne

Julie Champagne est formatrice et chercheuse au Crefad Loire. Elle travaille sur les questions de genre et les rapports de domination et s’intéresse également aux transformations des associations en époque néolibérale. Elle est l’autrice de Questions de genre dans les musiques actuelles, master 2 en sciences de l’éducation, Saint-Denis, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

Jasmine Eudeline

Jasmine Eudeline est professeure de violon, concertiste et titulaire d’un master 2 en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle s’intéresse à la psychologie et la recherche d’identité secondaire de l’adolescent dans l’apprentissage musical, ainsi qu’au transfert dans la relation pédagogique.