En fonction des familles et de la conservation de leurs correspondances qu’elles ont ou non jugé bon de réaliser, le jour vient parfois où le passé envoie des signes sentimentaux familiaux dont on n’avait pas eu connaissance en leur temps.
Issu d’une famille que le sociologue classerait schématiquement dans la case « populaire », mais qui s’échangeait comme beaucoup quelques courriers chaque année, j’ai été confronté il y a peu à plusieurs lettres qui m’avaient été adressées il y a très longtemps lorsque j’étais enfant, par ma mère et mes deux grand-mères, toutes disparues aujourd’hui.
Avant de les découvrir il y a quelques mois à l’occasion de grands rangements domestiques, je n’avais jamais lu ces quatre lettres enfermées dans une boite en fer blanc, écrites à mon intention, j’avais trois et six ans. Jamais lues, et si on me les avait lues en ces âges désormais tellement poussiéreux, force m’est de constater que j’en avais totalement perdu le souvenir, aussi la lecture que j’en fis récemment fut tout à fait neuve pour moi. Preuve supplémentaire que seuls les écrits restent ?
Chance inouïe de retrouver comme nouvelles des brassées de tendresse écrites pour nous, maladroitement par endroits, par manque de maîtrise satisfaisante de l’écriture sur la forme et le fond, et d’autant plus touchantes, de la main de personnes qui nous furent si chères, mais que le défilé des jours dilue par petites touches puis en entier, comme buée sur la vitre, témoin périssable de la chaleur de tout à l’heure, avant qu’un coup de torchon ne l’efface définitivement, à moins que...
Au passage, pour nos descendants cette chance se produira probablement de moins en moins, si les datacenters continuent d’enlaidir le monde (avant leur miniaturisation tôt ou tard), et si l’usage du papier et des enveloppes, des timbres aussi, disparaît pour de bon dans pas trop longtemps.
Les lettres, le courrier, pratique ancienne d’anciens, qui, comparée à la communication numérique possédait bien des inconvénients, mais aussi ses qualités, par lesquelles du sentiment se fixait d’une façon particulière. Le numérique et le online inventent leurs façons à eux de le faire, toutefois qu’en sera-t-il après-demain de nos clavardages innombrables, de nos mails, sms, de tendresse, d’amitié, d’amour ? Seront-ils susceptibles de redécouverte dans un siècle, quand nous ne serons plus là ? Quelqu’un viendra-t-il (sans nos mots de passe ?) découvrir nos émotions d’aujourd’hui, dans un centre de données quelconque, s’il en existe encore d’ici là ? Savoir mes sentiments exprimés par des mots électroniques désormais stockés dans des bâtiments de béton et d’acier réfrigérés 24h sur 24 me provoque un malaise dont j’identifie assez mal la teneur, je préfère les savoir couchés sur du papier qui jaunira, vieillira lentement, se teintera de taches de vieillesse lui aussi, mais pourra être lu très longtemps sans le secours d’une technique sophistiquée, avant de disparaître d’une façon ou d’une autre, comme toutes choses.
Les sentiments, on les couche différemment sur papier à lettre que dans la standardisation glaciale des messages numériques (s’affichant toujours de la même façon géométrique, dans un identique cadre lumineux bleuté, dépersonnalisé, apoétique, tandis que la mise en page et le graphisme d’une lettre, toujours différents d’un correspondant à l’autre, sont révélateurs de leur personnalité) ; sur papier on sent ces lettres, ces mots-pensées tendres, sortis de leurs gestes d’écriture, là, comme si c’était il y a à peine deux secondes, de doigts tenant la plume (petites taches d’encre parfois, ici la main s’est relevée un peu trop vivement, maladresses, biffures, hésitations, pensées, le regard au loin par une fenêtre ouverte, remplacement d’un mot par un autre, en-dessous ou au-dessus). Se perçoit la vie d’alors qui vibre encore comme si c’était maintenant, le geste accompli dans l’écriture de ce temps remontant à notre enfance n’en est pas rendu inerte, il bouge encore, vit, revit, dans cette première lecture que nous faisons de ces sentiments-là, enfouis depuis si longtemps. Sans notre actuelle lecture fortuite ils étaient promis à l’oubli définitif, et du sentiment proposé, généreusement offert jadis, était gâché à jamais, annulé, voué au néant.
On lit ces lettres qu’on ne savait pas ou plus, et on réévalue l’attachement sentimental que ces êtres éprouvaient pour nous enfant, et qui, sûrement dans de la difficulté due à des lacunes dans l’art d’écrire, grammaire, orthographe, syntaxe, choisissaient pourtant de nous adresser une lettre, courte, dans l’incapacité de savoir et pouvoir en dire plus. On les perçoit sachant devoir écrire du plus long, le désirant mais le pouvant mal, difficulté du manque de vocabulaire, de tournures pour les idées, la fatigue venant vite sur un coin de table, en une petite page, fatigue de la plume, du stylographe, dont on n’est pas d’aguerris familiers.
Les lisant, on réinvestit du sentiment pour elles, avec même le besoin de se rendre sur leur tombe, pour un témoignage de gratitude sentimentale, alors qu’auparavant on y allait si peu. Rendre visite à ces personnes dont on est biologiquement issu, décédées lorsque nous étions très jeune, qui un jour, avec courage, avaient pris du papier et de l’encre pour nous dire leur tendresse, aller « les voir » comme pour ressentir un rien de leur présence peut-être encore là, sous la dalle froide, un peu comme on la devine dans leurs lettres, où on les « sent » presque charnellement présentes, traversant les trous de verre de l’infini des limbes (cette lettre que l’on tient entre nos mains, elles l’ont tenue entre les leurs en l’écrivant, l’empreinte de leurs doigts alors vivants et chauds est toujours sur le papier, maintenant mêlée à la nôtre).
Le sentiment, plus fort qu’une mort abolie le temps de lire leur lettre, le temps de nos yeux de 2024 glissant sur ce papier de 1950, de 1960, déplié il y a un instant seulement, qui avait retenu dans sa pliure durant plus d’un demi-siècle des sentiments adressés à l’enfant que nous étions. Un tel destin émotionnel à retardement n’était pas prévu, cette réception émue au xxie siècle de sentiments confiés au papier au milieu du siècle précédent, qui palpitent pourtant à la lecture alors que leurs auteurs ne sont plus depuis si longtemps.
Sentiments et Temps, beau sujet de philosophie, non pas ennuyeuse et banale, conceptuelle – débouchant généralement sur du pas-grand-chose d’utile pour vivre sensiblement –, mais philosophie de vie incarnée en des émotions tendres se rencontrant enfin à travers du Temps long à l’échelle humaine ; le sentiment de celles, parentes, qui avaient écrit, resté gravé sur la feuille qu’il imprègne, comme à jamais, et le mien, affecté au possible en lisant, plus que troublé, comme face à une lettre d’amour qu’on nous aurait envoyée lorsque nous étions jeune, et que nous ne recevrions qu’aujourd’hui, vieil homme déjà.
Comme ma mère m’écrivant depuis l’hôpital, quand j’avais trois ans, de très courtes lettres de tendresse maternelle, une par jour pendant une semaine, sur des feuillets détachés d’un petit carnet à spirale, alors qu’elle est en attente de subir une chirurgie encore très douloureuse à l’époque, petits mots soigneusement conservés – maintenus ensemble par une épingle – par une grand-mère se faisant ainsi passeuse de sentiments. Petites lettres maternelles-sentimentales, elles étaient aussi sûrement un soutien moral, symbolique, pour une mère qui les écrivait à un fils encore trop petit pour les lire lui-même. Ce fils peut les lire pour de bon, ce matin, après sept décennies de patience, et le voilà dans la chambre blanche de la clinique qu’il n’a pas connue, auprès d’une mère toute jeune encore, en souffrance physique, qui lui dit-écrit pourtant des mots d’amour ; il perd durant un temps le souvenir d’elle devenue une dame très âgée, avec en un éclair le ressenti très sensible de son affection de jeune mère, comme s’il y était, en plus de l’écriture d’antan il suffit de toucher l’ancien papier quadrillé, bien concret, pas imaginaire, pour y être tout à fait.
Dépassant largement l’usage social de la correspondance en un temps où le téléphone était encore rare et les mails même pas une vague idée, avec ces lettres de tendresse retrouvées sans qu’on s’y attende, du sentimental traverse le temps, le pulvérise. Ces messages oubliés ont passé des lustres à l’affut de nous, comme si l’auteur disparu avait toujours été malgré tout en attente de notre lecture n’en finissant pas d’arriver. Ces sentiments exprimés par écrit ont survécu au temps, lui ont vaillamment et victorieusement résisté, ils nous touchent au cœur soixante-dix ans plus tard, intacts dans leur émotion initiale non encore reçue jusqu’alors, comme si le sentiment avait acquis de l’intemporalité, de l’indestructibilité.
On réévalue du coup l’importance de ces sentiments dits par la plume sur le papier, qu’on avait connus « pour de vrai » de la part des mêmes personnes ayant de près ou de plus loin participé à notre grandir, on comprend un peu plus encore l’importance qu’elles avaient pu avoir pour nous, avec ces expressions d’attention, ces témoignages d’amour familial d’adultes à enfant, pièces fondamentales d’éducation, qui nous ont touché, rassuré, donné confiance, solidifié, éduqué, et recommencent à le faire pendant la lecture de leurs lettres jaillies d’un coup de notre lointain avant-hier, intactes en leur charge émotionnelle, qu’on reçoit en plein front.
On ne peut plus leur répondre, il n’y a plus d’adresses où le faire, on ne peut plus leur dire/écrire à notre tour ce qu’on leur doit d’éducation aimante (y aurait-il de l’éducation qui vaille sans cela ?), alors on écrit quand même, pourquoi pas dans une revue, pour d’autres yeux anonymes, pour témoigner que ça a bien existé, que donc ça peut et ça devrait exister, partout et toujours, tout au long de la vie de chacune et chacun, y compris de notre part, pour le grandir sentimental de celles et ceux qui nous survivront.