Une amitié hybride
La correspondance amicale entre Simone de Beauvoir1 et ses deux meilleurs amis, Élisabeth Lacoin (126 lettres) et le philosophe Maurice Merleau-Ponty (136 lettres), a été publiée en 2022 aux éditions Gallimard2. Elle est composée de lettres envoyées par voie postale à diverses résidences de vacances en province. On y trouve également des « pneus », messages envoyés dans des tubes pneumatiques qui arrivaient parfois en moins d’une heure au destinataire de Paris et de Neuilly.
Cette documentation exceptionnelle publiée par la fille adoptive de Simone de Beauvoir révèle une forme moderne d’amitié : confidentielle, libre et intense à distance. Comment la source vive de l’amitié de Simone pour Zaza et pour Maurice, de ses 18 à 51 ans, mais surtout pendant la période étudiante, devient-elle peu à peu une énergie qui la soutient dans sa vie quotidienne, familiale et intellectuelle ? Avec Zaza comme avec Maurice, sans aucune différence liée au genre, elle partage ses pensées, ses lectures, ses occupations, ses promenades et ses voyages. Il est aussi parfois question d’échanger au sujet de leurs relations amicales, familiales ou amoureuses.
Les lecteurs et lectrices suivent non pas les étapes mais la grande vague océanique d’un soutien inconditionnel dans la formation intellectuelle et affective de deux lycéennes (Simone et Zaza) puis de deux étudiant·es en philosophie (Simone et Maurice) issu·es d’un même milieu parisien bourgeois. Ces lettres ont été écrites en marge de l’institution scolaire et universitaire, l’essentiel du temps étant consacré à la lecture, à l’étude et aux cours. Il s’agit d’une forme de communication distancielle, qui acquiert une dimension véritablement littéraire. À force de se dire la force de leur sentiment, de se décrire crûment et de tant partager, ces lettres représentent une réalité habitée par des personnalités aimant la nature et les vacances autant que les études.
De la connaissance de soi à la liberté
Tous les trois se le redisent deux à deux (Simone et Zaza de 1920 à 1929, puis Simone et Maurice de 1927 à 1959) : ils vont creuser au plus profond d’eux-mêmes pour se livrer à des « confessions mutuelles3 ». Ils répètent leur désir de tout se dire. Exposer la recherche de leur vérité intérieure est pour eux une marque d’amitié. La connaissance de soi est essentielle, Maurice le confesse lui aussi en toute sincérité, dans un élan de transparence rousseauiste : « Beau ou laid, il faut que vous me connaissiez4. » Cette connaissance précieuse permet à Simone de savoir où elle en est, de prendre conscience de ce qui la tourmente, de ses doutes, de ne pas sombrer dans la folie, de se stabiliser et de sauver son âme qu’elle ne remet pas entre les mains d’un Dieu chrétien auquel elle a été accoutumée, envoyant ainsi promener son éducation religieuse. L’incertitude est au cœur de son existence et l’amitié, un moyen de l’accepter et de l’intégrer. Ses lettres nombreuses apparaissent comme un garde-fou pour ne pas se laisser emporter par un esprit de révolte qu’elle parvient à canaliser pour le convertir en action féconde : « Je veux n’éviter aucune tentation, m’exposer à toutes… et n’y succomber point5. »
Les jeunes gens font de la philosophie ensemble, de façon informelle, en marge de l’institution philosophique que tous deux, Simone et Maurice, contribueront à réformer. Ils apprennent ensemble à penser par eux-mêmes. Les lecteurs assistent à un véritable travail de déconstruction. En même temps qu’ils se cultivent, ils commencent à se détacher de leur lecture pour vivre librement, sans se soumettre aux diktats culturels.
Une écriture de l’intime pour guérir
Les lettres sont rédigées avec soin, dans l’intention toujours explicitée de se faire du bien, de se transmettre par l’écriture de la chaleur humaine et d’acquérir ensemble une forme de sagesse. Le sentiment d’amitié qui les unit est un leitmotiv puissant. Les auteur·rices cherchent à tout bout de champ de nouvelles formulations pour décrire le plus précisément possible le paroxysme atteint par leur lien d’attachement. Simone évoque un « irrésistible besoin », un « battement du cœur ».
Simone et Zaza se rappellent très souvent leur immense désir de se donner des nouvelles de leur quotidien le plus banal, de partager leurs impressions sur les paysages qu’elles traversent essentiellement en province, de se décrire le plus possible les grandes joies. Elles se confient leurs difficultés liées à la condition féminine des années 1920 qui ne leur convient pas. Simone parvient à s’affranchir et à lire, étudier, voyager et penser librement. Elle décrit l’influence bienfaisante de Zaza sur sa pensée. Par sa générosité et sa simplicité, Zaza l’aide à voir plus clair en elle, à affûter son esprit. Il en va de même, quelques années plus tard, pour la présence en elle de la lame tranchante de l’esprit de Maurice, qui la porte et l’aide à gérer ses émotions pour affiner sa propre pensée. Étant un homme, il apparaît plus libre intérieurement, sans combat à mener contre sa famille. Tout lui est facile et permis, il considère Simone comme un alter ego et comprend ses difficultés de femme. L’amitié permet de surmonter les différences de genre. À aucun moment, il n’est question d’attirance physique d’ordre sexuel et pourtant tous deux brûlent d’une flamme intense qui est celle de la ferveur de Nathanaël dans Les Nourritures terrestres d’André Gide, une lecture partagée par lettre.
Au-delà des séparations dans l’espace, les lettres sont un objet qui guérit des souffrances nombreuses. Simone tente comme elle peut de soulager les angoisses mortelles de Zaza, qui se plie à de nombreux interdits familiaux par amour pour sa mère. Elle doit se résoudre à ne pas rejoindre ses amis, faire du tennis, se voit exilée à Berlin par ses parents… Enfin, Simone et Maurice se soutiennent mutuellement lorsqu’ils doivent apprendre à vivre avec le terrible deuil de Zaza, âgée de 21 ans, qui clôt sa correspondance avec Simone en 1929. Elle meurt d’une maladie cérébrale, amoureuse de Maurice qui l’avait éconduite.
La folie de l’amitié
« Vous êtes en moi et non pas à moi6. » Tandis que Zaza fait en 1929 le récit de ses renoncements et de son dégoût de la vie, Simone lutte de toutes ses forces pour lui faire sentir sa valeur. Elle forge son caractère et sa pensée en composant avec des émotions puissantes qui parfois la débordent. Elle suit le même chemin, dans un style différent et plus philosophique avec Maurice. Même lorsque des tensions et les douleurs du deuil entrent dans leur vie, ils semblent s’appartenir l’un à l’autre, partageant tout ce qu’ils ressentent sans concession.
Tous trois disent la vérité de leurs changements. Leur attachement renaît en permanence, conserve sa fraîcheur et son intensité. L’amitié apparaît par endroit comme une forme d’amour. Mais ce n’est pas le cas, même si l’on peut s’interroger sur la forme réelle prise par les délices des moments passés avec Zaza à la campagne. Aucune ambiguïté n’apparaît en revanche avec Maurice. Ils semblent vivre les uns pour les autres. Néanmoins, la frontière de l’amour apparaît très nettement à Simone : il se situe « au-delà de toute peine et de tout bonheur ». Contrairement aux amitiés pleines d’exaltation, l’amour ne fait pas dans la sentimentalité, mais dans une plénitude qui est un appel7.
Impression de lecture
La modernité de ces lettres frappe car s’y retrouve une attitude très actuelle des adolescent·es, souvent spontanés et sensibles. Dans l’intensité extrême d’une amitié qui ose tout. La relation est très créative car les amis se laissent porter par leurs sentiments les plus profonds, dans un grand élan de transparence à eux-mêmes et aux autres. Les préjugés n’ont aucune prise sur eux, peut-être ne les connaissent-ils pas ou plus.
L’amitié y ressemble à l’amour et une question affleure parfois, celle du non-dit des limites physiques de la relation avec Zaza, tant le sentiment océanique est parfois puissant, d’une sensualité qui pose la question de savoir où est la frontière avec la relation charnelle. En revanche, l’intensité extrême de l’amitié qui unit Simone à Maurice porte leurs destins sans ambiguïté. La conversion religieuse de Maurice y est sans doute pour beaucoup : bien qu’il partage ce bouleversement intime avec Simone, elle prend tout net la tangente, assumant son athéisme partagé avec d’autres ami·es. L’amitié n’est pas redevable d’un emploi du temps partagé.
Cette correspondance montre la profondeur du lien d’amitié, dont Montaigne a fait l’éloge en lui subordonnant l’amour dans le chapitre 28 « De l’amitié » du premier tome des Essais. Bien plus accessible que l’amour, elle se partage facilement à plusieurs, se renforce et se construit avec une intensité qui la rend essentielle pour vivre au quotidien et développer une pensée libre et audacieuse. Cette amitié en miroir est le reflet des qualités humaines de chacun des amis. Elle apparaît comme un bien précieux, car elle n’engendre aucune souffrance et permet de se trouver soi-même avec le soutien de l’autre, de surmonter toutes les difficultés. En comparaison, la zone idéale dans laquelle se trouve l’amour en fait une source de souffrance et d’illusion. Au fil des lettres, il semble que l’amour, par sa puissance radicale, a besoin du soutien de l’amitié pour pouvoir se vivre.