Sans valeur de Gaëlle Obiégly (2023)

Texte

Pour commencer par un trait d’humour : Sans valeur de Gaëlle Obiégly1 est loin d’être sans valeur pour moi, et j’imagine de façon générale. Tiens, mais comment justement être sûr·e de cela ? Je veux dire : comment être sûr·e que le fait que Sans valeur ait de la valeur pour moi signifierait-il qu’il en ait pour quelqu’un d’autre ? Cette expérience sensible que Max Scheler appelait le « Fühlen2 », traduit le « sentir » par Le Quitté3 ou « perception affective » par le même auteur et le traducteur de mon édition du formalisme4, cette expérience : tout le monde peut le vivre. Et c’est ce que vient raconter Sans valeur : et toi, personne lectrice, quel est ton « petit tas d’ordure » ?

Premier extrait : la quatrième de couverture

Cette relation aux choses vouées au « paradis des archives » ou au « néant des ordures » poursuit la narratrice tout au long de ce roman. Cette entrée en dichotomie rejoint bien la position traditionnelle en philosophie axiologique, qu’Olivier Reboul a par exemple reconstitué pour Les Valeurs de l’éducation5. Cette école, qualifiée de « réaliste », pose l’existence de la valeur comme indépendante des choses qui en sont attribuées. C’est d’ailleurs cette différence qui permettrait aux choses d’être attribuées de ceci ou de cela : « ceci », et « cela », leur préexisterait. Et c’est parce qu’elle leur préexisterait que, justement, elles peuvent venir caractériser les choses.

Deuxième extrait : page 38

Ce rapport entre deux choses, ce « partage », c’est bien la capacité à situer pour une même valeur deux attributs ou pour une même chose deux valeurs. Qui n’a pas fait l’expérience de ce tri dont nous parle la narratrice ? Ceci à l’échelle matérielle, est assez évident : une évidence toute phénoménologique que Scheler mettait en avant comme la première confrontation à une valeur. Avant toute intellectualisation qui se traduirait par une mise en mot – la « glose » de la narratrice – comme avant toute signification me permettant de comprendre que ceci a de la valeur, c’est une sensation qui se donne à moi. Et cette sensation, elle se produit dans ma chair, dans mon corps-propre : celui-là qui échappe aux termes médicaux et aux parures, qui vient me qualifier comme étant au monde. Plus que le témoin de ma présence dans un ici, mon corps-propre est mon moi sensible, éprouvant, respirant, étouffant. Le courant sensualiste avait ouvert la voie avant Scheler en en appelant à cette expérience première de la sensation. Elle archive en moi tout un empan de significations me rendant désirable et redoutable toutes ces autres choses que moi-même.

Troisième extrait : pages 42 puis 43

En vérité ce qui a retenu mon attention et m’a motivé à écrire sur Sans valeur, c’est bien cette habilité qu’à l’autrice d’abord, la narratrice ensuite, à mettre à l’épreuve cette idée de classement de valeurs et de leurs attributions. Cela fait écho à mes propres travaux sur les concepts d’évaluation et de valeur, et l’expérience du « petit tas d’ordure » me paraît centrale pour comprendre quelque chose : que ce « petit tas d’ordure » ne se limite pas à un seul régime ou une seule attribution de valeur, pourtant sans valeur dans la grande chaîne des consommateurs, voire porteur de valeurs négatives ou d’« antivaleur ». Xavier Roth, philosophe de l’éducation, écrit qu’« un mégot, qui d’ordinaire est considéré comme une antivaleur puisqu’il s’agit d’un déchet, se voit revalorisé vu sa relation à Dave Gahan6 ». La narratrice n’est pas d’accord avec ça, et moi non plus.

Quatrième extrait : pages 49 puis 50

Nous ne sommes pas d’accord avec cette « positivité7 » dont se chargent les approches réalistes du concept de valeur. Pourquoi ? Parce qu’elle ignore toute la dimension morale et politique qui charge elle-même prima facie et ces hiérarchies de valeurs, et ces évidences communes. Une valeur est une expérience, mais c’est aussi un véhicule, une « puissance » aristotélicienne et c’est cela qui constitue les fondements de toute évaluation quel que soit son niveau de technicité. Sans valeur vient interpeller sur ces évaluations dans l’ordinaire des choses ordinaires dans les situations ordinaires.

Cinquième extrait : page 135

Sans valeur peut être une histoire assez brève à raconter : la narratrice part faire son jogging routinier quand soudain elle voit un « petit tas d’ordure ». Au début elle ne s’y arrête pas, puis il se met à pleuvoir. Elle retourne alors sur ses pas et récupère ce « petit tas d’ordure », l’emmenant chez elle. Il bouge, tant par les déplacements que la narratrice lui fait vivre que par, progressivement, l’incrustation de la curiosité et de l’imagination. La narratrice doit déménager et écrire, et cela lui cause des tracas. Mais parmi tous ces mouvements, le « petit tas d’ordure », lui, reste… jusqu’à ce que la narratrice lui ôte un de ses bouts – un ticket de course hippique – pour aller le contrôler auprès de la guichetière.

Sans valeur est aussi une histoire apprenante, un récit venant questionner dans l’intimité de son soi toutes ces petites évaluations du quotidien, de l’ordinaire. Et là, nous passons d’une conception philosophique à ce que Didier Fassin nomme une « économie morale » : « Par économie morale, j’entends la production, la circulation, l’appropriation et la contestation de valeurs mais aussi d’affects autour d’un objet, d’un problème ou plus largement d’un fait social8. » Avec la narratrice nous lisons des productions sur ce « petit tas d’ordure », notamment en compagnie de Léonore par exemple.

 Sixième extrait : pages 126 puis 127

S’approprier au point d’être Soi-même comme un autre9, jusqu’à la folie, à moins de saisir les circulations et de les contester lorsque ce fait social qu’est l’évaluation s’institue, tout en veillant aux valeurs de nos institutions. Dominique Rousseau parle des contestations comme une dialectique maintenant en vie « l’idée contestataire qui [a] produit [toute institution]10 ». Le projet de Nietzsche dans la Généalogie de la morale11 marquait bien cette intention de retenir une valeur pour ce qu’elle est comme institution : un construit social, qui réclame une enquête au même titre que d’autres construits et faits sociaux. Ainsi toute morale et toute éthique s’historicisent et se politisent12, jusqu’à l’ordinaire de nos vies comme pour la narratrice.

Nous revenons alors, et pour entamer la conclusion de cette lecture incarnée de Sans valeur, à la question de départ. Sans valeur fait vivre par l’expérience du récit d’une autre un récit anthropologique de nos valeurs ordinaires : nos souvenirs, nos trucs et bidules amassés, nos déchets jetés ou conservés, nos peines et nos heurts, et ces économies morales qui « géo-maitrisent », pour employer le terme d’Augustin Berque13, les espaces sociaux de nos valeurs du commun. Pour autant, Une carte n’est pas le territoire14 : à nous de concevoir de nouvelles géographies sociales, morales et politiques des références. Sans valeur est un appel à l’altérité et au pouvoir d’agir, d’une part ; mais il appelle aussi à regarder autour de nous et de décloisonner ces valeurs de valeurs pour un ordinaire actuel.

Allez ! J’imagine bien que vous souhaitez connaître la fin, notamment sur la valeur du ticket PMU.

 Septième et dernier extrait : page 138

Notes

1 Gaëlle Obiégly, 2023, Sans valeur, Montrouge, Bayard.

2 Max Scheler, 1991, Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs : essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, Paris, Gallimard.

3 Samuel Le Quitte, 2015, « La perception des valeurs selon Husserl et Scheler », in Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset (dir.), Max Scheler : éthique et phénoménologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 117-142.

4 À savoir Maurice de Gandillac.

5 Olivier Reboul, 1992, Les Valeurs de l’éducation, Paris, PUF.

6 Xavier Roth, 2024, « La valeur des savoirs scolaires », Diversité, no 204.

7 Michel Foucault, 2008 (1969), L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.

8 Didier Fassin, 2021, La Vie : mode d’emploi critique suivi de Ce que la pandémie fait à la vie, Paris, Points, p. 18.

9 Paul Ricœur, 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

10 Dominique Rousseau, 2024, Les Contestations – Appel pour une démocratie continue, Belopolie, p. 54

11 Friedrich Nietzsche, 2002, Généalogie de la morale, Paris, Flammarion.

12 Didier Fassin et Samuel Lézé (dir.), 2013, La Question morale. Une anthropologie critique, Paris, PUF.

13 Augustin Berque, 2015, Ecoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin.

14 Alfred Korzybski, 2013, Une carte n’est pas le territoire : prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, Arles, Éditions de l’éclat.

Documents

  • Premier extrait : la quatrième de couverture

  • Deuxième extrait : page 38

  • Troisième extrait : pages 42 puis 43

  • Quatrième extrait : pages 49 puis 50

  • Cinquième extrait : page 135

  •  Sixième extrait : pages 126 puis 127

  •  Septième et dernier extrait : page 138

Citer cet article

Référence électronique

Alban Roblez, « Sans valeur de Gaëlle Obiégly (2023) », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 70 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 09 mars 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/862

Auteur

Alban Roblez

En contrat postdoctoral sous la double tutelle de l’Institut français de l’éducation (ENS de Lyon) et du Conseil d’évaluation de l’école (MENJ). Ses travaux portent sur l’évaluation et la valeur comme pratiques et activités sociales professionnelles et ordinaires.

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