Ah mais si, tu as raison, ça fait une vague, ce ne sera pas confortable pour lire. Mais attends, ça veut dire qu’on doit faire ça sur tous les panneaux ?
Ben oui. On peut mesurer la largeur de tous les panneaux pour avoir une idée du nombre de baguettes que l’on doit mettre.
Mais des baguettes, c’est cher non ? Il nous reste du budget ?
Non, enfin 50 euros.
50 euros ? Ah oui… On peut envisager directement un plan B comme un carton solide scotché avec du gaffer alors.
Ah pas bête. Mais on va trouver ça où ? Le vernissage est demain.
Euh… Attends. Il y a peut-être un magasin d’arts créatifs dans le coin. Manipulation du gps en tapant dans le moteur de recherche « loisirs créatifs, papeterie ». Oh, regarde, c’est fou, il y en a un à 400 m ! Quelle chance ! Allez, c’est parti.
Lorsque Françoise F. Laot m’a proposé de l’aider dans le projet Savoirs et formation des travailleurs et travailleuses en Seine-Saint-Denis (xixe-xxie siècles) : recherche et valorisation des sources (SAFO 93), j’ai été aussi enthousiaste qu’impressionnée par l’ampleur du projet. Il s’agissait pendant 2 ans d’organiser des séminaires sur le sujet, une journée d’étude et une exposition. Lorsque Françoise m’a de surcroît promue co-commissaire d’exposition avec elle, j’étais honorée. Et lorsque nous avons fait équipe pour toutes les petites tâches matérielles, invisibles, qu’un projet d’exposition universitaire comprend, j’ai compris que les grands discours, les textes scientifiques étaient importants mais qu’ils allaient avoir une utilité assez limitée quand il fallait faire poser des cimaises sans pinces, des baguettes avec 50 euros, régler des spots au-dessus du vide, préparer un vernissage à deux sans échelle et faire venir du public. Mais tout m’intéresse, j’adore faire équipe avec Françoise et j’ai l’impression qu’apprendre en faisant est vraiment la meilleure manière d’ancrer son savoir dans l’expérience et dans la mémoire d’une vie.
Le projet SAFO 93 dans sa totalité, s’est déroulé entre janvier 2022 et juin 2024. Il avait pour objectif de :
Mettre au jour et rassembler des sources (archives de diverses natures) permettant de documenter les actions éducatives – au sens large, incluant différentes initiatives dans les domaines culturel, socio-politique, linguistique, professionnel… – conduites sur le territoire de la Seine-Saint-Denis depuis le xixe siècle. Il pouvait s’agir d’actions touchant les adultes des couches populaires (populations ouvrières, employé·es…) qui se sont installées en vagues migratoires successives sur ce territoire et qui ont accompagné le développement des villes du département (extrait de la plaquette de présentation du projet).
Soutenu par la MSH Paris Nord, le Campus Condorcet et le laboratoire EXPERICE de l’université Paris 8, le projet a réuni des chercheur·euses en sciences de l’éducation, socio-histoire et histoire, des responsables de services d’archives et archivistes ainsi que des membres d’associations d’histoire et mémoire en Seine-Saint-Denis. Ponctué de séminaires et d’une journée d’étude, il s’est clos par l’exposition « Un pan d’histoire de la Seine-Saint-Denis : éducation et formation à l’âge adulte (xixe-xxie siècles) ». Dans ce témoignage, je vous présente le cheminement collectif qui a conduit à l’exposition par le prisme de ce qu’une étudiante en sciences de l’éducation, en cours de formation doctorale, novice en socio-histoire, a pu en comprendre.
Dans le premier séminaire du projet SAFO 93, Emmanuel Bellanger, historien, directeur du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS) UMR 8058 et directeur de recherche du CNRS, a rappelé que les frontières de la Seine-Saint-Denis telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont issues de la loi de 10 juillet 1964, adoptée le 1er janvier 1968, car sous l’impulsion de Paul Delouvrier, gaulliste, les institutions s’inquiétaient de l’influence communiste en banlieue. À l’origine de la Seine-Saint-Denis, deux départements la composaient ; le département de la Seine banlieue, territoire important qui concentrait l’essentiel de la croissance urbaine française, mais qui était assez petit par rapport à d’autres. Il avait comme originalité d’être ceinturé par un plus grand département, la Seine-et-Oise. Ces deux départements devaient contenir Paris de l’influence révolutionnaire, vue comme un réservoir jacobin. Dans la presse banlieusarde, qui a commencé à voir le jour au début du xxe siècle, il est signifié un colonialisme de la ville de Paris sur la banlieue. C’est en effet :
L’époque où Paris colonise la banlieue pour ses cimetières et pour les eaux usées notamment mais, contrairement à Paris, en banlieue, le pouvoir local est incarné par la figure du maire dès les années 1880 et représente le corps social des villes. C’est donc un territoire qui se pense dans la polycentralité, sociale, politique, urbaine1
et je comprends qu’il faudra prendre cela en compte dans notre recherche d’archives, propres à chaque commune. La Seine-Saint-Denis n’est pas un territoire homogène, j’imagine alors que ses initiatives d’éducation ne le sont pas plus. Ce département étant depuis longtemps perçu comme un fief communiste, où 5 communes sur 40 étaient de droite entre 1945 et 2000, les initiatives d’éducation pour et par les ouvriers y ont été nombreuses.
Les 5 séminaires qui ont suivi m’ont permis de comprendre l’intrication des initiatives municipales, syndicales, politiques, associatives, universitaires et confessionnelles dans l’éducation des adultes.
L’école publique du soir, initiée vers 1815, est la première initiative de cours pour les adultes ouvriers, selon l’historienne Carole Christen. Avec les cours d’adultes, on voit s’affirmer la classe ouvrière et se transformer en profondeur la société du travail mais aussi la démocratie avec l’évolution du droit de vote. Avec l’essor de l’instruction populaire, autour de 1860, les cours d’adultes prennent une forme scolaire qui sera plus tard concurrencée par les cours plus professionnels permettant aux ouvriers davantage d’assiduité. Selon François Mathou, doctorant en histoire, les cours du soir sont les seuls cours d’adultes proposés aux ouvriers et employés, hommes et femmes, par les municipalités en Seine-Saint-Denis et par des associations philanthropiques jusqu’à la naissance, au début du xxe siècle dans le département, des universités populaires. Plus précisément, ces cours sont bien plus nombreux dans les villes proches de Paris que dans les communes de l’ancienne Seine-et-Oise, restée maraîchère.
Les universités populaires, créées dans la deuxième moitié du xixe siècle mais dont l’essor est renforcé par l’affaire Dreyfus en 1895, viennent combler un vide dans la formation des adultes qui n’ont pas bénéficié de l’instruction obligatoire de Jules Ferry en 1881, avec une vision émancipatrice et d’éducation populaire. La Seine-Saint-Denis a vu fleurir des universités populaires soutenues par les municipalités. Même si la plupart ont disparu avec le début de la Première Guerre mondiale, je découvre que la Seine-Saint-Denis peut s’enorgueillir d’universités populaires municipales à la longévité record, comme l’université populaire du Pré-Saint-Gervais (1904-1973), les universités populaires associatives comme celle de l’université Paris 8, l’U2P8, fondée en 2006 par Jean-Louis Le Grand et Christian Verrier ou la Dionyversité – non associative et libertaire – fondée en 2007 par Hugues Lenoir et Philippe Raulin notamment. Même si elles ont toutes pris, dans leurs débuts, des initiatives de conférences assez élitistes, elles ont peu à peu pensé des réunions collectives comme des causeries, des débats, des sorties culturelles populaires voire la création d’AMAP et sorti les enseignements des visions scolaires et diplômantes.
C’est aussi ce que nous apprend l’histoire des cinéclubs en Seine-Saint-Denis qui, comme les cours du soir, avaient pour vocation de divertir le peuple des jeux d’argent ou de l’alcool et pour ambition de le mener vers une culture pour toutes et tous et une pratique du cinéma comme culture populaire. Présentés par Tanguy Perron et Vivien Soldé, les cinéclubs de Seine-Saint-Denis ont été particulièrement marqués par la présence des femmes durant la journée, qui y recréaient une forme de communauté prolétarienne et y emmenaient parfois leur mari, notamment pour éviter la consommation d’alcool. Elles y trouvaient un lieu d’émancipation grâce aux discussions sur des sujets de société proposées à l’issue des projections des films.
Enfin, ce que nous a appris Stéphane Bonnéry, professeur de sciences de l’éducation et de la formation, à Paris 8, c’est que les premières formations de la SFIO, à partir de 1905 jusqu’à la fondation du Parti communiste, refusaient de proposer un enseignement qui venait d’en haut et qui s’inspirait des formes scolaires. L’évolution de la formation des militants de la SFIO puis du Parti communiste devait permettre à chaque militant d’intervenir sans s’en remettre à un leader, souvent issu de la bourgeoise. C’est à Bobigny, en 1924, que la première école propagandiste, appelée aussi Première école centrale ou école léniniste, a ouvert ses portes. Pauline Clech, post-doctorante à l’Institut national d’études démographiques, parle plutôt de « socialisation partisane » que de formation militante. Elle a montré que « l’émancipation de la classe ouvrière passe par un travail politique [du PCF] mais aussi de transformation de soi pour s’approprier les ressources monopolisées par la bourgeoisie2 ».
C’est au sein de ces séminaires que j’ai présenté l’histoire de la formation des femmes et des hommes immigrés en Seine-Saint-Denis et notamment en alphabétisation. Nous avons découvert que cette histoire, très marquée dans les années 1960 dans le département, a vu des acteurs aussi différents que des prêtres ouvriers, des ouvriers syndicalistes et des municipalités œuvrer pour mettre en place des cours d’alphabétisation animés par des bénévoles, précurseurs des cours du soir proposés par des associations aussi remarquables que l’AEFTI (association pour l’enseignement et la formation des travailleurs immigrés) ou encore l’ASTI (association de solidarité avec tou·te·s les immigré·e·s), nées en Seine-Saint-Denis. La première a périclité au moment de l’ouverture aux marchés de la formation linguistique, dans le milieu des années 1990. J’ai mis un temps fou à préparer ce séminaire d’automne 2023 car j’avais l’impression que ce que j’allais découvrir et avancer trouverait une place importante, grâce aux nouvelles connaissances ouvertes par notre projet.
L’avant-dernier volet du projet SAFO 93, dernière étape de la préparation de notre exposition, a été de questionner la présence et la place des femmes dans la formation en Seine-Saint-Denis et de mettre en perspective la création des archives orales lors d’une journée d’étude. Françoise F. Laot l’avait déjà avancé, Marianne Thivend de l’université Lyon 2 l’a aussi confirmé : les femmes, bien que travailleuses très tôt, se voyaient proposer des formations qui les confinaient à des tâches ménagères ou à des métiers du soin ou de l’éducation.
La conception de l’exposition « Un pan d’histoire de la Seine-Saint-Denis : éducation et formation à l’âge adulte (xixe-xxie siècles) » s’est appuyée sur les exposés, les discussions et les découvertes archivistiques reçus au fil des deux années lors des séminaires, de la journée d’étude et pendant les entretiens d’archives orales. À l’invitation de la MSH Paris Nord, nous avons, avec le comité de pilotage du projet, scénarisé une exposition qui tentait de répondre à des questions que nous avions touché du doigt pendant les séminaires et qui ont constitué la première partie de l’exposition. Depuis quand une éducation pour adultes existe-t-elle en Seine-Saint-Denis ? Les femmes ont-elles reçu une éducation pour adultes comme les hommes ? Les cours de français pour les travailleurs immigrés étaient-ils des cours d’alphabétisation ou plus que cela ? Les cinéclubs et universités populaires, qui proposaient des sorties en famille, des discussions, des débats, des projections, des pièces de théâtre, pouvaient-ils être considérés comme des générateurs d'initiatives d’éducation à part entière ?
Nous avons pris beaucoup de plaisir à considérer notre façon d’organiser le partage de savoir dans cette exposition, la voyant d’ailleurs, elle-même, comme événement d’éducation pour adultes. Nous avons souhaité que les questions les plus simples puissent avoir leurs réponses afin que personne ne se sente éloigné des propos. Ainsi, des cartels donnaient des éclairages permettant de situer ce qui était développé dans l’exposition. Qu’est-ce qu’un adulte dans l’éducation pour adulte ? Quels étaient par exemple « les enjeux politiques (discipliner les masses populaires, former les citoyen·nes ou les militant·es), économiques (former la main-d’œuvre, développer la « compétitivité ») et sociaux (pacifier les relations sociales, permettre la promotion professionnelle) » de l’éducation post-scolaire ? De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de formation « sur le tas » ?
La seconde partie de l’exposition a permis de rassembler des archives liées aux grands domaines de la formation d’adulte comme : les formes scolaires des cours du soir, les universités populaires, l’éducation populaire au sens large, la formation professionnelle et la formation militante. Ces archives ont été collectées au fil des deux années et rassemblées avec beaucoup d’efforts pour l’exposition. Nous avons découvert que le métier d’archiviste dans les communes de Seine-Saint-Denis était très diversement valorisé : parfois inexistant, parfois à temps très partiel, souvent couplé à d’autres fonctions, comme l’organisation d’événements au sein de la ville, ou encore confié à des bénévoles d’associations d’histoire locale. Cela a signifié que travailler avec les services d’archives municipaux dans le cadre d’un projet d’histoire local est soumis aux lois du marché, à la suppression de postes et aux contraintes strictes pesant sur les personnes.
Nous avons aussi découvert que tenter d’entrer en histoire dans des domaines encore peu explorés, mais pourtant utiles à la déconstruction d’images négatives tenaces sur un territoire comme la Seine-Saint-Denis nécessitait des heures de consultations sur place, de découverte de logiques d’inventaires souvent très singulières et originales, à partir de fonds rarement complètement répertoriés et classés.
Avec cette exposition, j’ai découvert la rigueur scientifique en socio-histoire et la façon dont chaque chercheur et chercheuse y engage sa part militante. Il ne s’agit pas de renoncer à la subjectivité mais de composer avec, et de chercher où elle se trouve dans les sources existantes. Par ailleurs, j’ai compris un phénomène, que j’avais vécu professionnellement et personnellement dans mes activités associatives ; il est rare de trouver les traces des chemins de réflexion, de ce qui fait processus de compréhension, de formation informelle, de réflexion collective quand on prépare ou anime une formation, quand on assiste à une réunion, lorsqu’on participe à un événement culturel ou social. On conserve les tracts, les comptes rendus, les supports de cours mais pas les carnets de notes, les brouillons d’idées et encore moins les enregistrements de réunions ou encore de formation, les écrits réflexifs sur les formations suivies. Notre exposition a contenu beaucoup d’affiches, de programmes, de photos de sorties, des délibérations de conseils municipaux mais un seul cahier de formation, une seule photo de formation, un verbatim sur la place de la formation militante sur le tas. Tout se passe comme si l’expérience vécue comme une expérience, de façon informelle, était restée dans la temporalité de l’expérience et que les traces laissées par cet informel étaient le formalisme qui l’accompagnait (publicité de l’événement, feuille d’émargement, programme, etc.).
Pour conclure, je pense avoir appris autant de manière formelle qu’informelle lors de cette expérience de SAFO 93, en particulier avec l’exposition. Écouter les hésitations des chercheurs et chercheuses, comprendre leurs réserves face à certains raccourcis, découvrir les liens entre formes scolaires, cours du soir, formations militantes et politiques municipales a été particulièrement éclairant. Sentir aussi que j’avais ma place en tant que doctorante, apprentie chercheuse d’un domaine que je connais mal, mais qui est lui-même en constante redécouverte, m’a rassurée. Lorsque j’ai ressenti que mes connaissances étaient insuffisantes, comme au moment du vernissage par exemple, je me suis dit que c’était peut-être le signe qu’il fallait approfondir davantage. J’ai alors proposé de faire des visites commentées régulières de l’exposition avec des chercheurs et chercheuses du comité de pilotage, afin de continuer à apprendre, en relisant, reracontant, rencontrant un public varié, curieux de l’histoire singulière de la Seine-Saint-Denis. Nous nous étions engagés théoriquement à nous impliquer dans le lien entre recherche et société et nous avons aussi eu à cœur de le concrétiser, tant dans le lien avec les archives, les associations d’histoire locale qu’avec les habitant·es et travailleur·euses du département ou de Paris, qui sont venus découvrir l’exposition.
L’équipe pluridisciplinaire de SAFO 933, reconfigurée, continue en 2024 et 2025 de travailler sur des projets qui s’intéressent plus précisément à l’éducation militante.