Faire acte de médiation numérique : l’inclusion au regard des pratiques professionnelles

  • Doing digital mediation inclusion through the lens of professionnal practices

Résumés

Les professionnel·les de la médiation numérique contribuent quotidiennement au développement du pouvoir d’agir des citoyen·nes, en ayant pour objectif structurel la lutte contre les inégalités numériques. Toutefois, ces acteurs et ces actrices ainsi que leurs pratiques semblent encore peu documentés, notamment dans la littérature sociologique. À partir d’une enquête de terrain en région Sud au sein de structures de médiation numérique, constituée principalement d’observations et d’entretiens, le présent article entend analyser les actes de médiation numérique, leurs applications concrètes et les valeurs qui les sous-tendent. En déroulant le faisceau de tâches des professionnel·les enquêté·es, il convient ici de mettre au jour une catégorisation des actes en termes de médiations d’initiation, d’approfondissement et de création, ainsi qu’une structuration autour de représentations qualifiant la médiation numérique de politique et pédagogique. Les résultats présentés permettent finalement de conclure sur la puissance de l’inclusion numérique et sociale de ces actes.

Digital mediation professionals contribute daily to the empowerment of citizens, with the structural objective of combating digital inequalities. However, these actors and their practices still seem to be underdocumented, especially in sociological literature. Based on fieldwork in the South region within digital mediation structures, mainly consisting of observations and interviews, this article aims to analyze digital mediation acts, their concrete applications, and the values underlying them. By unfolding the bundle of tasks of the surveyed professionals, it is appropriate here to uncover a categorization of acts in terms of initiation, deepening, and creation mediations, as well as a structuring around representations qualifying digital mediation as political, and pedagogical. The results presented ultimately allow us to conclude on the digital and social inclusion power of these acts.

Plan

Texte

Introduction

Quand Magda vient, on lui procure un accès à internet. Mais on doit aussi l’accompagner dans ses usages. Si elle désire faire une démarche administrative nous l’accompagnons […] Quand j’en aurai fini avec Magda, je m’occuperais de Jean-Claude qui veut acheter un billet sur EasyJet, de Bernadette qui n’arrive pas à télécharger une application sur sa tablette, de Mohammed qui veut mettre à jour son GPS, de Hocine qui aimerait connaître les formules d’Excel […] et si on pouvait faire le café au passage ça serait pas mal1.

Les pratiques, évoquées ici, constituent le quotidien des professionnel·les de la médiation numérique. Qu’ils s’agissent de médiateur·trices numériques, conseiller·ères numériques, bibliothécaires, médiathécaires, formateur·trices, tou·tes contribuent aux ambitions émancipatrices de la médiation numérique2.

Ce champ professionnel, dont les origines, ancrées dans l’éducation populaire, remontent à la fin des années 19903, s’est considérablement structuré en France. Il a notamment participé à la mise en œuvre de politiques publiques, telles que le plan national pour un numérique inclusif en 2018 et France numérique ensemble en 2023, pour ne donner que deux exemples récents4. Cependant, il souffre d’une faible littérature scientifique et d’une forte méconnaissance, notamment au sein des collectivités territoriales, qui ne le considèrent que comme une solution pour l’accès aux droits dans un contexte de numérisation des services publics5. Cela entraîne un besoin de définition du terme de « médiation numérique », de documentation de ses pratiques professionnelles, de la manière dont ses acteurs les interprètent, dans quel but et au regard de quelles valeurs.

Dans cette optique, il sera question d’analyser la puissance inclusive de la médiation numérique au prisme des pratiques de ses professionnel·les, portées par une « éthique prônant la justice sociale et la cohésion6 », d’interroger les modalités de l’inclusion numérique dans leur dimension praxéologique. Réels vecteurs de solidarité technique, les actes de médiation numérique permettent de générer des liens entre les citoyen·nes eux-mêmes et avec les ensembles techniques7. Tout en renforçant le pouvoir d’agir, ils rendent possible la lutte contre les inégalités sociales-numériques8.

Ancré dans une approche relationnelle du social – permettant le dialogue entre structures sociales (culture numérique, inégalités sociales-numériques, inclusion sociale), acteur·trices et pratiques (professionnel·les et actes de la médiation numérique)9 – cet article propose dans un premier temps une définition théorique de la médiation numérique, dans un deuxième temps une description par catégorie des pratiques et dans un troisième temps une analyse des dimensions structurantes de ces actes, à partir des représentations de ses professionnel·les.

Précisions méthodologiques

Les résultats proposés dans le présent article sont issus d’une thèse de sociologie, intitulée De la démocratisation de la culture numérique : les mondes de la médiation numérique au regard de l’inclusion sociale, soutenue en décembre 2022. L’enquête s’est déroulée de l’hiver 2018 au printemps 2020 dans près de 30 structures de médiation numérique (associations d’éducation populaire, associations d’insertion professionnelle, entreprises, établissements publics, tiers-lieux, organismes de formation, etc.), en région Sud pour des raisons d’enjeux de coopération et de lutte entre groupes associatifs locaux et de financement de la recherche.

Nous y avons réalisé 63 entretiens avec 66 professionnel·les de la médiation numérique. Ces entretiens comportaient un double objectif : d’une part, interroger les enquêté·es sur leurs pratiques à l’aide de la méthode semi-directive et d’autre part, sur leur biographie à l’appui du récit vie. La sélection de l’échantillon s’est opérée dans un souci de recension des diversités de fonctions et de profils : 37 femmes et 29 hommes, entre 21 et 64 ans. 18,2 % ont un niveau bac ou inférieur, 31,8 % ont un bac + 2 ou un bac + 3 et 50 % ont un niveau bac + 4 ou supérieur. 50 % travaillent dans une association, 41 % dans un établissement public et 9 % dans une entreprise. Parmi les 66, 27 sont médiateur·trices numériques, 10 chef·fes de projet, 9 directeur·trices d’association, 7 directeur·trices d’établissement public, 4 chargé·es de mission, 3 accompagnateur·trices socioprofessionnel·les, 3 bibliothécaires et 3 agent·es d’accueil.

Nous y avons également effectué 62 observations, d’une durée totale de 107 heures : – de type ethnographique pour les découvertes de lieux et les événements liés au groupe professionnel (assemblées générales, rencontres nationales, réunions de travail, etc.) – et outillé par un guide d’observation pour les situations de médiation (accompagnements individuels, ateliers d’initiation, formations, workshops, etc.). Le guide d’observation utilisé avait pour objectif de recenser les publics, les modalités pédagogiques (postures, contenus et exercices), les formes de résistances et les interactions entre les individus.

Pour ce qui est de l’examen des matériaux, il s’est agi d’employer l’analyse de contenus à partir des comptes-rendus d’observation et de la retranscription des entretiens.

Une définition théorique de la médiation numérique

Dans un contexte de prolifération des médiations et de recours de plus en plus conséquents à ce mot10, il apparaît nécessaire de définir clairement ce à quoi renvoie le terme de médiation.

La médiation est un processus relationnel, d’« établissement [ou de] rétablissement d’une relation sociale11 », entre individus, collectifs et objets spécifiques, tels que les arts ou les outils numériques. Ce « processus social12 » met en relation, il crée des liens13, « là où ils n’existent pas, là où ils n’existent plus14 » entre plusieurs entités, humaines, matérielles et/ou immatérielles. Il s’agit d’une « mise en relation entre une demande (celle d’un individu) et une offre (celle du professionnel) [et donc] d’une relation de service15 ». Quel est alors le but poursuivi par ce processus relationnel, quel est son objectif principal ?

La médiation représente un processus relationnel de régulation, elle s’inscrit dans une démarche de résolution, de « recherche non-violente de solutions16 ». Qu’elle soit culturelle, familiale, pénale, sociale ou numérique, elle consiste en un processus de « construction de nouvelles perceptions partagées17 ». En « [accompagnant] les individus impliqués dans la résolution de problèmes ou de difficultés18 » elle produit du sens chez ces individus et permet de leur « redonner du pouvoir19 ». Ce « mode de régulation20 » s’ancre finalement dans un contexte politique particulier, celui des démocraties.

« La médiation est politique21 », elle est intrinsèquement liée aux enjeux démocratiques contemporains22. Jacques Faget l’envisage même comme un « outil de pacification sociale23 », particulièrement en temps de crise démocratique24, dans le sens où elle « apparaît à la fois comme un symptôme et comme un remède » aux problématiques sociopolitiques actuelles25. La médiation constitue ainsi un processus relationnel de régulation démocratique, voyons alors son application dans des champs particuliers, en vue de délimiter plus précisément les contours de la médiation numérique.

Si la médiation culturelle est un processus relationnel de régulation démocratique visant l’acquisition de codes, de connaissances en lien avec les arts et la culture ; si la médiation sociale représente un processus relationnel de régulation démocratique des conflits sociaux ; ou encore, si la médiation judiciaire correspond à un processus relationnel de régulation démocratique d’injustices ; alors la médiation numérique se révèle être un processus relationnel de régulation démocratique ayant pour but d’inculquer des connaissances et des compétences en matière de maîtrise des outils numériques.

Le besoin en termes d’appropriation de la part des citoyen·nes se fait de plus en plus pressant, l’ambition de démocratisation de la médiation numérique souligne alors le fait qu’elle ne doit pas être onéreuse mais peu coûteuse voire gratuite, dans un souci d’accessibilité pour tous·tes. Finalement, la médiation numérique ne s’opère pas non plus dans des espaces où les individus sont à l’aise avec les outils numériques, puisqu’il s’agit d’un processus de régulation. Les formes de transmission de connaissances et de compétences en matière d’usages des outils numériques présentes, par exemple dans les écoles d’ingénieurs ou de formations digitales, ne relèvent pas de la médiation numérique, le capital culturel et particulièrement numérique y étant à leur apogée. Ce que n’est pas la médiation numérique nous incite à mettre en exergue la relation qu’elle entretient avec les inégalités numériques26 notamment dans une optique de résolution de ces dernières. En effet, les inégalités numériques, représentant un considérable problème public contemporain, constituent l’objet principal contre lequel les professionnel·les de la médiation numérique luttent au quotidien dans le cadre de leurs activités avec des publics, principalement éloignés de la culture numérique27.

Il est donc possible de proposer à ce stade une définition théorique de la médiation numérique, entendue comme un processus relationnel de régulation démocratique du problème public des inégalités numériques.

Typologie des actes de médiation numérique : initiations, approfondissements et créations

Le professionnel·le de la médiation numérique « doit être geek, pédagogue, travailleur social et aider au développement économique » (Armand, coordonnateur de projets). C’est un « couteau suisse » nous dit Stéphanie, médiatrice numérique. Il doit être capable de répondre à un ensemble de prérogatives très diverses. Nous allons examiner dans ce sens le faisceau de tâches28 de ces professionnel·les, analyser ce que constituent matériellement les actes de médiation numérique à partir d’une typologie élaborée de manière inductive. Au sein des tâches de médiation, aussi plurielles soient-elles (ateliers, débats, exercices, accompagnements, conseils, qu’ils soient individuels ou collectifs, etc.), nous distinguons trois configurations : l’initiation, l’approfondissement et la création.

Initier aux usages

Les médiations d’initiation se révèlent être des situations d’introduction aux outils numériques. Il s’agit de communications pédagogiques ayant pour but d’alphabétiser à la culture numérique. Ces formes de médiation numérique s’opèrent sur : – le hardware, autrement dit les outils et leurs manipulations, – la bureautique, la gestion de fichiers, de dossiers, l’environnement numérique de l’outil, – les logiciels de base, notamment de traitement de texte, – internet avec, par exemple, la recherche d’information ou la création et gestion d’une boîte mail, – les services publics en ligne, – et ce que nous appelons la médiation de sensibilisation aux enjeux liés aux outils numériques à l’instar du cyberharcèlement.

Dans la maîtrise d’une certaine culture numérique, il est nécessaire de s’approprier l’outil matériel avant de s’approprier l’interface numérique, en d’autres termes, il est capital d’avoir des notions de bases sur le hardware avant de pouvoir utiliser le software.

« Le premier pas c’est de la découverte d’un ordinateur, donc tout ce que c’est le hardware, tout ce qui est pièce informatique dans un ordinateur » (Hervé, régisseur multimédia). Les médiations numériques d’initiation se focalisent sur l’usage à proprement parler des outils numériques, autrement dit la souris, le clavier ou l’écran tactile. « Comment on allume un ordinateur, comment on tient une souris » (Solène, formatrice numérique), « la base de la base, allumer son ordinateur, utiliser le clavier, les majuscules, utiliser la souris, clic gauche, clic droit, sélectionner » (Ornella, chargée de mission inclusion numérique).

Les médiations numériques d’initiation se poursuivent avec la prise en main d’un environnement numérique. Il s’agit là d’apprendre aux publics comment naviguer sur un bureau, créer, gérer des dossiers.

Je leur fais découvrir la fonctionnalité de bureau Windows, parce que tout le monde voit le bureau, les images, les dossiers, mais on sait pas utiliser un bureau, je leur apprends à utiliser le bureau, comment c’est, comment on appelle les parties, l’arborescence de Windows comment enregistrer, comment retrouver ses fichiers. (Hervé, régisseur multimédia)

L’initiation se concentre par ailleurs sur des logiciels de base : traitement de texte, tableur et diaporama : « je commence toujours par du traitement de texte parce que le traitement de texte c’est l’apprentissage d’un certain environnement et puis de toutes les fonctions qu’on va pouvoir utiliser après sur le web » (Ariane, agent d’accueil maison de services au public), « se servir de Word, du traitement de texte, comment on écrit une lettre, comment on écrit en gras, on souligne » (Fanny, médiatrice numérique). Cela peut prendre diverses formes : un atelier d’appropriation du logiciel par la rédaction d’une recette de cuisine, ou encore d’un curriculum vitae et/ou d’une lettre de motivation, dans le but d’une insertion professionnelle des participant·es à la médiation.

L’étape qui suit la découverte d’un environnement numérique déconnecté se situe dans l’exploration d’un environnement numérique en ligne. Ce format d’initiation se distingue de trois façons : navigation sur internet, recherche d’informations et gestion d’une boîte mail. La première phase consiste à s’orienter sur le web, s’intéresser à « ce que l’on trouve sur une page web, en gros comment elles sont faites, quand une page web s’est éclairée, qu’est-ce que l’on trouve, il y a un menu, donc c’est expliquer toutes ces informations-là » (Solène, formatrice numérique). La deuxième phase importante pour l’accompagnement des publics est la recherche d’informations sur internet. Il est question d’éléments très basiques : « Comment on fait une recherche, par exemple on ne met pas “recherche” mais “recette de cuisine” […] ils vont parfois nous écrire des phrases entières, c’est pas la peine » (Solène, formatrice numérique). Les professionnel·les peuvent aller plus loin en montrant l’efficacité de la recherche d’informations dans le quotidien de leurs publics, « comment ils peuvent utiliser Google Maps dans leur quotidien, aller à un rendez-vous avec son ophtalmo ou avec son médecin, comment on fait pour aller à un tel rendez-vous sans forcément se prendre la tête et tout prévoir justement avec Google Maps » (Solène, formatrice numérique), ou encore pour faciliter leur recherche d’emploi.

On leur montre le site de Pôle Emploi, comment trouver une offre d’emploi, on va faire de l’actualisation ou du CV […] je leur montre un peu le site Indeed, La bonne boîte, très bon site de Pôle Emploi, Clara de Pôle Emploi, et voilà, sur la lecture d’une offre d’emploi, on regarde l’offre, on regarde quel type d’emploi, si c’est un temps partiel, le salaire, les compétences qu’ils demandent. (Célia, médiatrice numérique)

La médiation numérique d’initiation ne se contente pas d’enseigner des actes manipulatoires mais bel et bien de mettre en évidence l’utilité quotidienne, voire l’utilité sociale, des outils numériques.

La troisième étape de l’initiation à internet concerne la création et la gestion d’une boîte mail : « Parce que la plupart l’ont, mais s’en sont jamais servi, ou l’ont pas, ont perdu le code, voilà, donc c’est comment on envoie des mails et s’apercevoir que dans le quotidien c’est quasiment indispensable d’avoir un e-mail » (Solène, formatrice numérique). Les médiations numériques d’initiation à internet peuvent se complexifier, en restant sur de l’apprentissage de base, notamment quand il s’agit pour les professionnel·les de transmettre des savoirs sur l’appropriation des services publics en ligne. Ce format de médiation peut autant s’effectuer lors d’ateliers dédiés que lors d’accompagnements individuels, comme en témoigne notre expérience d’observation dans une Maison de services au public (MSAP) :

Un jeune homme d’une vingtaine d’années entre dans les locaux de la MSAP au sujet de la vente de véhicule sur le site de l’ANTS. Il explique ne pas arriver à se connecter à son compte et semble avoir perdu patience « ça ne marche pas ». Liliane, responsable de la MSAP, lui explique qu’il faut absolument passer par France Connect, soit avec les identifiants des impôts soit ceux de la sécurité sociale, ce à quoi il répond « mais c’est stupide ». Elle l’assiste sans faire à sa place. Elle appelle une ligne ANTS privilégiée pour faire une vérification, ses identifiants et codes semblent bons. Maintenant qu’il sait comment faire, il repart avec l’objectif de le faire chez lui. Il en profite pour vérifier sa déclaration d’impôts et se rend compte qu’il est sous le régime « zéro papier » et qu’il a reçu plusieurs messages, il sait maintenant pourquoi il a été majoré de 10 %, il n’avait pas pu renseigner toutes ses informations car il attendait un courrier papier de la part des impôts.
(Extrait du journal de terrain, 13 janvier 2020, MSAP des Hautes-Alpes)

Les tâches professionnelles de la médiation numérique d’initiation s’opèrent finalement lors de médiations d’éveil. Il s’agit principalement d’un processus d’acculturation aux grands enjeux liés aux outils numériques, particulièrement autour des réseaux sociaux. Ce format de médiation est spécifiquement dédié aux jeunes, enfants et adolescents, même si certains ateliers observés ou racontés par nos enquêté·es sont aussi à destination de leurs parents.

Les ateliers d’éveil aux réseaux sociaux se concentrent sur deux points essentiels : l’identité numérique et le cyberharcèlement. Les actes de médiation numérique sur l’identité numérique sont nombreux, il s’agit d’initier aux enjeux de la présence sur les réseaux sociaux, faire comprendre les différences et similitudes entre identité civile et numérique, à l’instar d’une activité pédagogique proposée par les Voyageurs du numérique : « L’objectif de cet atelier est d’aborder de manière ludique les enjeux liés à l’identité numérique et plus largement aux données personnelles29. » Le but de ce type de médiation est d’initier, dès le plus jeune âge, au fait que l’identité numérique peut être différente de l’identité civile, que l’identité numérique des personnes que l’on voit ou rencontre sur les réseaux sociaux n’est pas forcément réelle.

Dans le prolongement de cet éveil aux enjeux identitaires sur les réseaux sociaux, les professionnels de la médiation numérique effectuent de nombreuses actions de sensibilisation et de prévention au cyberharcèlement : « on fait des ateliers sur comment se protéger sur les réseaux sociaux » (Sarah, conseillère projets numériques), « il m’arrive d’intervenir en établissement scolaire sur le cyberharcèlement » (Jules, médiateur numérique).

Les médiations numériques de type initiatique constituent ainsi un premier pas dans l’appropriation des outils numériques, un accompagnement primaire des publics les plus éloignés de l’outil. Cette base acquise, les citoyen·nes peuvent profiter d’un autre type de médiation numérique, plus avancé, leur permettant d’approfondir leurs connaissances, de se perfectionner avec les outils numériques.

Approfondir les connaissances

La médiation numérique permet également aux individus de développer davantage de connaissances, de progresser et d’intensifier leur rapport aux outils numériques. Mes médiations numériques d’approfondissement prennent quatre formes différentes. En premier lieu nous nous intéresserons à l’entretien des outils numériques et la sécurisation des données. Nous considérerons ensuite les actes ayant pour but d’affiner le processus de recherche d’information en ligne ainsi que les usages des jeux vidéo. Nous traiterons également d’apprentissages liés à des interfaces ou logiciels spécialisés, utiles au quotidien, dans le cadre professionnel ou scolaire.

Les actes de médiation d’approfondissement peuvent se réaliser lors d’ateliers intitulés « Nettoyer son PC », « Club santé PC » ou encore « Protéger vos données ». Ce premier pan concerne des moments pédagogiques dédiés à la sécurité, particulièrement des données personnelles des participant·es :

On peut proposer des séquences d’apprentissage à des gens, pour qu’ils puissent maîtriser l’outil numérique, sécuriser leurs données personnelles quand ils naviguent sur internet, faire en sorte que leur outil soit opérationnel en toutes circonstances, détecter les problèmes fonctionnels de l’ordinateur. (Édouard, chargé de formation)

Lors d’un atelier de médiation sur la protection des données sur internet, Anita, service civique, rappelle en fin de séance quelques éléments clés à son public plutôt âgé :

Vérifiez que l’URL commence bien par Https, qu’il y ait un cadenas dans la barre de navigation, il est préférable d’utiliser un réseau Wi-Fi personnel, d’activer l’antivirus de son ordinateur et paramétrer son moteur de recherche.
(Extrait du journal de terrain, atelier « Se protéger sur internet », 21/02/2019)

Là aussi il n’est pas seulement question d’enseigner aux publics des manières de faire, les professionnel·les de la médiation numérique peuvent aussi se constituer en appui, par exemple, en « les aidant à créer des mots de passe efficaces » (Séverine, médiatrice numérique).

La médiation numérique d’approfondissement se concentre également sur la recherche et, plus spécifiquement, l’évaluation d’informations sur internet. Il s’agit là d’une étape supérieure dans l’acquisition d’un rapport établi à l’information en ligne. Dans un contexte de dérégulation du marché de l’information et de prolifération relative de fausses informations, développer un esprit critique sur internet, être en mesure de déceler les multiples formes de désinformations et ne pas tomber dans le piège des théories du complot, est nécessaire. Voilà, l’intérêt de ce type de médiation : « Apprendre que tout ce qu’on voit sur internet n’est pas vrai. » (Sébastien, médiateur numérique) La progression des pratiques informationnelles des citoyen·nes réside dans de nombreuses actions de médiation numérique. Un exemple nous semble pertinent à présenter, l’outil pédagogique créé par l’union nationale de l’information jeunesse (UNIJ) et utilisé dans toute la France au sein des centres régionaux de l’information jeunesse (CRIJ) et des bureaux de l’information jeunesse (BIJ) : « le vrai du faux ».

C’est sur les fake news […] en fait c’est un magazine, tu feuillettes ton magazine tranquillement et donc tu donnes ça aux jeunes et les jeunes vont se dire, est-ce qu’on me mène en bateau est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux, ils vont avoir une grille et ils vont dire si c’est vrai ou si c’est faux, et au travers de cette grille ils vont dire pourquoi ils pensent ça et dans un second temps, ils vont aller sur internet faire leur recherche pour voir, ils sont pas obligé de tout analyser, c’est vraiment comme quand tu lis un magazine, tu as envie de voir tel article, tel article, ils vont aller voir sur internet, ils vont se renseigner sur internet, ils vont vérifier l’information et moi je vais intervenir dans un troisième temps qui va être celui de la réflexion et de la correction pour voir si c’est vrai ou si c’est faux et je vais leur donner plein d’outils, plein de sites internet qui vont leur permettre de savoir vérifier leurs sources. (Fanny, médiatrice numérique)

La médiation numérique d’approfondissement des connaissances sur le rapport informationnel des citoyen·nes passe ainsi par la recherche, l’évaluation et la comparaison des informations, la vérification des sources, voire même la création journalistique.

Les ateliers permettant un approfondissement des usages des jeux vidéo se déroulent principalement en deux temps. Il s’agit tout d’abord de laisser les participant·es jouer, seul·es, en équipe, lors de tournois, puis de débattre, conseiller, sensibiliser. La seconde phase, davantage pédagogique peut se concentrer sur des enjeux divers, nous avons pu en repérer deux : – d’une part, la mise en garde contre la violence de certains jeux « il y a toujours une personne adulte et ils peuvent discuter de ce qu’ils font, donc les jeux qu’ils adorent, plus de 18 ans, violent etc., on peut en parler, on peut remettre les choses à leur place, ils sont pas seuls derrière leurs écrans » (Monique, directrice d’association), – et d’autre part, la sensibilisation à la coopération « on se base sur les jeux vidéo, au maximum coopératif, multijoueur […] c’est accès un maximum sur les jeux qui sont moins connus, pour justement faire découvrir autre chose, des jeux coopératifs, multijoueur, des jeux pédagogiques » (Floriane, médiatrice numérique).

Ce type de médiation, visant à se perfectionner avec les outils numériques peut également porter sur des outils, logiciels et interfaces spécialisés, moins ordinaires que le traitement de texte, les tableurs et les diaporamas. Nous en distinguons trois particulièrement intéressants : des outils utiles au quotidien, dans les domaines professionnel et scolaire.

À propos des outils utiles au quotidien, nous pouvons donner trois exemples observés sur le terrain, tous trois issus du domaine du libre : OpenStreetMap, OpenFoodFact et OpenBeautyFact. Il s’agit de bases de données publiques, la première rassemble des données géographiques, la deuxième des données sur les produits alimentaires et la troisième des données sur les produits d’hygiène et de cosmétique. Cela peut se matérialiser au cours d’ateliers de présentation, de prise en main des bases de données, à l’instar d’OpenFoodFact et d’OpenBeautyFact, constituant un pas de plus vers l’appropriation de la recherche d’informations en ligne, mais aussi lors d’ateliers plus complexes, notamment avec OpenStreetMap. Au-delà de la simple familiarisation avec une base de données en ligne, des activités de médiation numérique sont mises en œuvre pour que les citoyen·nes participent à la collecte et à l’intégration de données, tels qu’en témoignent les propos de Férielle, médiatrice numérique :

J’ai fait des actions autour de la cartographie participative, donc notamment dans une commune où on a fait de la cartographie, avec une cartoparty sur le territoire, on a fait de la collecte de données, on a montré comment on reversait les données sur OpenStreetMap.

La médiation numérique d’approfondissement est aussi utile professionnellement, en proposant des ateliers autour du marketing digital. Il s’agit ici d’ateliers concernant le référencement naturel d’un site web (Search Engine Optimisation ou SEO), l’optimisation des réseaux sociaux (Social Media Optimisation ou SMO) ou encore le développement de site web, la conception d’application mobile. Ce format de médiation numérique entend donc par exemple « éduquer les gens sur la manière de communiquer avec les réseaux et d’apprendre à les utiliser » (Nathan, formateur). Autrement dit ce sont des ateliers permettant « d’améliorer leur visibilité sur internet » et donc de générer du profit, comme le suggère Louana, responsable MSAP, en parlant des entreprises qu’elle forme.

L’approfondissement peut également être utile pour les scolaires avec des ateliers sur la programmation informatique. L’objectif ici est de :

Rendre l’informatique tangible, avec des projets, avec des objets, soit des robots, soit des objets de production multimédia, donc de type animation, de type jeux vidéo pour pouvoir donner envie, enfin et surtout avoir un premier pas dans l’informatique. (Émilia, médiatrice en numérique éducatif)

À titre d’exemple Scratch, logiciel dédié principalement à un public scolaire est une interface ludique et colorée, dont le système de programmation fonctionne par blocs, il n’est donc pas nécessaire de connaître un langage spécifique de programmation, des onglets avec diverses actions à effectuer sont déjà disponibles, rendant son utilisation simple et facile d’accès. Ce format d’ateliers visant l’acculturation à la programmation informatique se couple, notamment lors des projets menés par le réseau Canopé, avec l’utilisation de robots éducatifs.

Les médiations numériques d’approfondissement, à destination d’un public quelque peu averti, comportent ainsi un objectif d’intensification des connaissances et de perfectionnement citoyen du rapport aux outils numériques.

Accompagner la créativité

On vous apprend à vous approprier l’outil dans une perspective de création, notamment artistique, littéraire […] on fait des ateliers de création autour de la BD, avec des applis sur tablette et des sites internet. (Justin, chef de projet numérique)

Les actes de médiation numérique comportent une forte dimension créative, il s’agit pour ce format de stimuler la créativité des publics, de faire en sorte qu’ils créent par eux-mêmes à l’aide d’outils numériques. Cette méthode, quoique normée par les cadres de la situation d’enseignement-apprentissage, permet au public de prendre davantage d’initiatives et de déborder des contraintes de l’instruction en créant des œuvres. Les ateliers créatifs que nous allons analyser proposent d’effectuer des créations numériques sonores, visuelles et multimédia.

Le kit pédagogique Makey Makey est caractéristique de la médiation de créations sonores. Il s’agit d’un dispositif permettant d’effectuer de la musique assistée par ordinateur (MAO). À l’aide de sondes électroniques, il transforme des éléments conducteurs, comme des fruits, en clavier dont les touches correspondent à des notes de musique. « On fait un piano avec des bananes » nous raconte Hélène, médiatrice numérique. À la fois ludique et créatif ce type de médiation numérique de créations sonores constitue un intérêt particulier pour les plus jeunes. En étant très attractif, cela permet de dissimuler le fort aspect technique du logiciel en attirant le regard sur les couleurs des fruits et le caractère ludique des manipulations à effectuer.

Les médiations numériques de créations peuvent être visuelles, à l’instar de photographies prises avec du lightpainting, de vidéos réalisées en stopmotion ou de bandes-dessinées animées. Le lightpainting tout d’abord, est souvent utilisé lors d’ateliers à destination d’enfants ou d’adolescents, il s’agit d’une prise de vue photographique en longue exposition, effectuée dans l’obscurité, laissant apparaître les déplacements de la lumière sur le résultat final. Le but est ainsi d’utiliser un appareil photo numérique et un logiciel de retouche d’images, en fonction de l’atelier et de l’animateur. La technique du stopmotion ensuite, permet de réaliser de courtes vidéos à l’aide d’un appareil photo et d’objets que l’on déplace au fur et à mesure de l’histoire et des photographies prises. C’est là aussi un moyen pour les publics de s’approprier un outil numérique, l’appareil photo, tout en stimulant leur créativité par l’imagination d’histoires et la réalisation de films muets. Il y a également, lors de la tenue de médiations numériques de création, la possibilité de concevoir des bandes dessinées à l’aide d’un ordinateur, tels qu’en témoignent les propos de Christian, formateur :

C’est un atelier que j’organisais avec des collégiens, où je leur faisais fabriquer des dessins animés, donc en fait je leur donnais une feuille A4 avec 6 cases, je leur demandais de faire un dessins qui racontait une histoire, donc en forme de BD un peu, la pomme, le ver de terre à côté de la pomme, le ver qui rentre dans la pomme et qui ressort de l’autre côté, après on scannait leurs dessins et avec un logiciel de traitement d’images on fait un gif animé avec les 6 dessins, et on présentait ça au vidéoprojecteur.

Ce type d’atelier permet plusieurs apprentissages aux participant·es, il y a tout d’abord un exercice de la créativité par le dessin et la conception d’une histoire, puis l’appropriation d’un logiciel de traitement d’images et enfin une socialisation à des objets techniques tels que scanneur et vidéoprojecteur.

La médiation numérique de création permet la réalisation d’objets en trois dimensions lors d’ateliers de prise en main d’une imprimante 3D ou d’un stylo 3D. Quand il ne s’agit pas d’un temps de présentation d’une imprimante 3D, l’atelier de prise en main nécessite l’utilisation d’un logiciel de modélisation 3D et donc des compétences spécifiques pour l’utiliser. C’est pourquoi, il est possible d’observer des ateliers de prise en main de stylo 3D, plus accessibles car ils ne nécessitent pas la maîtrise d’un logiciel particulier et sont plus simples à utiliser. Par contre, ils offrent des possibilités de création plus limités que l’utilisation d’imprimante 3D.

Les médiations numériques de création peuvent être multimédia, en utilisant le son et l’image. Les ateliers de ce type se concentrent sur la production de films et de jeux vidéo, à l’aide de diverses techniques. La création de films s’opère d’une part par une réalisation classique ; conception d’une histoire, tournage avec caméra, montage avec logiciel dédié : « Je fais des ateliers sur tout ce qui est image, c’est un kit pédagogique sur le cinéma, donc travailler sur le cadrage, sur la création d’une histoire, donc l’écriture, créer quelque part une narration multimédia avec images » (Émilia, médiatrice en numérique éducatif). Cela s’opérationnalise d’autre part via un outil spécifique, la Table MashUp. Il s’agit d’une table permettant d’initier au montage vidéo. Des séquences d’images et de sons sont pré-enregistrées, la table les détecte à l’aide de petites cartes, laissant libre cours à l’imagination des publics.

La médiation numérique de créations multimédia permet la production de jeux vidéo. Ce mode de conception est rendu possible par des logiciels tels que Unreal Engine, Blender 3D ou encore Unity, utilisés par les professionnel·es de la médiation numérique pour initier les plus jeunes à la production de jeux vidéo. Les ateliers d’apprentissage de création de jeux vidéo se matérialisent de deux façons : soit lors de sessions test d’une quinzaine de minutes, soit lors de moments plus longs, de deux heures environ, souvent appelés « GameLab ». Il s’agit là de donner envie au public, de l’attirer, ou encore de transmettre concrètement des savoirs sur les logiciels en question.

Le faisceau de tâches des professionnel·les de la médiation numérique se révèle donc considérablement dense, avec de multiples manières de pratiquer la médiation numérique directement face aux publics. Cette diversité s’inscrit par ailleurs dans un imaginaire double révélé par les discours de nos enquêté·es, la médiation numérique étant décrite comme politique et pédagogique.

Dimensions structurantes des actes de médiation numérique

« C’est déjà pour moi un acte politique »

La médiation, et par extension la médiation numérique, sont intrinsèquement politiques. Quoi de plus évident alors que de mettre au jour le caractère politique des pratiques de médiation numérique d’un point de vue empirique. Ce sont des actes ayant pour but d’avoir des effets dans la cité, il est question d’agir contre les inégalités numériques et pour l’appropriation généralisée d’une culture numérique.

La médiation numérique relève d’une ambition de démocratisation, étroitement liée à la solidarité, et au renforcement de la capacité d’agir des citoyen·nes.

La médiation rend confiance à la personne et à la personne dans la cité ; un médiateur doit avoir la force morale de contrecarrer la dilution politique ; il sait que toute médiation est « politique », qu’elle implique une situation dans la cité […] elle invite chacun à la citoyenneté, à être acteur c’est-à-dire à agir en citoyen responsable30.

Les professionnel·les de la médiation numérique donnent du pouvoir au peuple, celui de s’approprier les outils numériques dans une société qui l’exige.

La dimension politique de l’acte de médiation numérique émerge considérablement dans les discours de nos enquêté·es, particulièrement dans la simple formulation distinctive de Lilian, « je fais du politique, pas de la politique ». En effet, même si cinq individus, rencontrés lors de notre enquête, sont des élus municipaux en parallèle de leur profession, il est important de souligner la distinction faite par Lilian, mais aussi par Armand, coordonnateur de projets :

Enquêteur : en termes de politique, tu es engagé ?

Armand : je considère que ce qu’on fait c’est très politique, après non j’évite, il y a des gens qui voudraient que je m’engage mais non j’essaie d’éviter au maximum, je considère qu’on en fait déjà bien assez tous les jours, du coup j’ai pas le temps, j’ai pas l’envie encore d’aller faire ça en dehors.

Ce type de discours récurrent démontre la dimension politique et engagée des actes quotidiens de médiation numérique, et ce au-delà de toute représentativité au sein de collectivités. Faire acte de médiation numérique revient à effectuer une démarche de solidarité et de participation politique dans la cité, comme en témoignent à nouveau les propos d’Armand :

Je trouve que c’est une démarche politique de dire on est là pour aider des habitants, enfin tous les types de public, que ça soit des habitants, du public classique, des jeunes qui sont un peu en réinsertion sociale, voilà je pense que d’essayer de les aider, de les accompagner pour utiliser les outils numériques c’est déjà pour moi un acte politique, tout est gratuit ici […] on milite comme ça, on sait qu’on est sur un quartier où y’a une grosse misère sociale, économique, on essaie de se dire, c’est nous qui trouvons des sous pour que les gens puissent profiter des actions qu’on mène, dans ce sens c’est une démarche politique.

L’acte politique de solidarité démocratique se matérialise alors dans une démarche spécifique, constituant selon nous la deuxième et essentielle dimension structurante des actes de médiation numérique. Le développement du pouvoir d’agir des citoyens s’inscrit dans un processus pédagogique et inclusif par la transmission de savoirs, par la permission de progression des individus.

« Je peux lui apprendre des choses »

Accompagner, aider, apprendre, conseiller, démocratiser, échanger, éduquer, faciliter, faire découvrir, faire progresser, familiariser, former, guider, initier, outiller, partager, rendre accessible, sensibiliser, soutenir, transmettre et vulgariser. Voici l’ensemble des verbatims performatifs recensés dans les discours de nos enquêté·es pour définir l’acte de médiation numérique. En dépit d’une polysémie évidente des représentations déclarées, il est intéressant de noter une convergence des termes au sein du champ lexical de la pédagogie, de l’enseignement. « Sur les ateliers de médiation numérique j’ai une intention pédagogique » affirme Férielle, médiatrice numérique. Autant d’éléments nous permettent d’affirmer la forte dimension pédagogique des pratiques de ces professionnel·les. Telle une forme de « communication pédagogique31 », vecteurs idéologiques de la nécessaire appropriation des outils numériques et vecteurs de compétences d’usages, les actes de médiation numérique constituent inévitablement des situations d’enseignement-apprentissage. Au vu de les analyser de cette manière, au prisme des discours recueillis, il s’agira de mettre en évidence l’acte pédagogique comme moyen d’accompagnement des publics et de transmission de savoirs, avant de souligner son objectif d’inclusion et d’autonomisation de ces derniers.

Les professionnel·les de la médiation numérique définissent de deux façons les moyens pédagogiques employés pour guider leurs publics vers l’appropriation des outils numériques. L’accompagnement est omniprésent dans les discours : « accompagnement numérique » (Sala, formateur numérique), « je les accompagne » (Alicia, médiatrice numérique), « je les ai accompagnés une journée sur les usages » (Emilien, médiateur numérique), « on les accompagne dans leurs démarches administratives » (Sébastien, médiateur numérique). L’acte pédagogique de médiation numérique consiste avant tout à guider les publics vers les usages des outils numériques. Cette démarche d’orientation se matérialise par la circulation de savoirs, la transmission de connaissances : « Pour moi la médiation numérique c’est de l’échange, du partage et le fait de pouvoir transmettre la connaissance du numérique » (Fanny, médiatrice numérique). La médiation numérique relève bien d’une question : – d’apprentissage, « je peux lui apprendre des choses » (Julien, chargé de formation), « les gens en situation d’échec ils viennent apprendre » (Maxime, chargé de développement), « les grandes problématiques liées à l’initiation à l’informatique, à l’apprentissage de ces savoirs » (Justin, chef de projets numériques) – et de transmission de connaissances, « échange de savoirs » (Stéphanie, médiatrice numérique), « la médiation numérique amène quelque chose de l’ordre de la connaissance » (Jules, médiateur numérique).

Les moyens que constituent l’accompagnement et la transmission de savoirs sont mis en œuvre dans un but précis. L’objectif pédagogique de la médiation numérique réside dans l’autonomisation des publics et dans leur inclusion au sein de la société. En effet, l’autonomie apparaît comme une intention assumée par les professionnel·les de la médiation numérique : « l’idée c’est que la personne devienne autonome » (Caroline, directrice d’association), « on sensibilise les gens à se débrouiller seuls » (Ariane, directrice d’association), « pour qu’ils puissent être autonomes, qu’ils dépendent de personne » (Julien, chargé de formation), « pour que les personnes se débrouillent toutes seules » (Sébastien, chargé de formation).

Gagner en autonomie permet selon nos enquêté·es de « développer des habitudes » (Caroline, directrice d’association), d’acquérir « les bons réflexes » (Sébastien, chargé de formation), de « faire en sorte que son usage soit aussi simple, comme un stylo et du papier » (Édouard, chargé de formation). « Étendre leur culture numérique » (Hélène, médiatrice numérique) se constitue ainsi en ambition pédagogique, visant une « hygiène numérique » (Sébastien, chargé de formation) pour tous les citoyen·nes. Ceci n’est pas sans rappeler le modèle théorique des droits pédagogiques proposés par Basil Bernstein32, définissant la manière dont un dispositif pédagogique peut remplir ses fonctions démocratiques33. Enhancement, Inclusion, et Participation représentent les trois piliers nécessaires au processus démocratique selon Bernstein, à savoir que chaque individu possède le droit de développer son pouvoir d’agir, en vue d’être inclus socialement dans des groupes, des communautés, lui permettant finalement d’adhérer à la cité en y participant. Les actes de médiation numérique répondent ainsi à ces droits pédagogiques, ils renforcent les dispositions pratiques des individus, les incluant dans une société qui exige la maîtrise des outils numériques, et les autorisant à y participer activement et non plus passivement.

En conclusion, la dimension pédagogique se révèle primordiale pour comprendre les actes de médiation numérique, particulièrement pour mettre en évidence le caractère inclusif de ces derniers. Le savoir se constitue comme « relation de l’homme à son monde34 ». Les savoirs sur les usages numériques s’édifient telle une relation des hommes à leur environnement, à la société numérique.

Nous avons ainsi constaté une étroite relation entre les deux dimensions structurantes des actes de médiation numérique. Ils sont tout d’abord politiques car ils permettent une intervention directe dans la cité et rendent possible une démocratisation de la culture numérique. Ils sont ensuite pédagogiques car ils autorisent le renforcement du pouvoir d’agir des citoyens par la transmission de savoirs. Apparaît alors le dénominateur commun des dimensions structurantes de l’acte de médiation numérique : son pouvoir d’inclusion des individus dans la société.

Conclusion

Le prisme praxéologique nous a permis d’examiner le travail des professionnel·les de la médiation numérique, se déployant au sein d’un faisceau de tâches complexe, qu’il s’est agi de structurer en trois sous-ensembles : médiation d’initiation, d’approfondissement et de création. L’attention portée sur l’activité même de médiation numérique a également rendu possible l’analyse des valeurs structurant les pratiques professionnelles. Ces actes se révèlent être par essence politique et pédagogique. Car savoir et pouvoir sont étroitement liés dans une relation de connivence35, la médiation numérique, en se référant aux droits pédagogiques de Bernstein, rend ses publics capables, lui octroyant une puissance inclusive non-négligeable.

Ces actes permettent d’initier un processus d’inclusion numérique, de le développer et d’accompagner la participation des citoyens par la création. En développant le pourvoir d’agir, ils prennent part à la régulation du problème public des inégalités numériques. Pour conclure, en partant du principe de la relation étroite entre inégalités numériques et inégalités sociales, le processus d’inclusion numérique opéré par la médiation numérique contribue ainsi au processus plus général d’inclusion sociale des citoyen·nes dans une société où la culture numérique prend une part de plus en plus considérable. Reste, somme toute, à considérer les femmes et les hommes qui : – résistent à la culture numérique et aux injonctions politiques qui en découlent, – refusent de participer aux actions de médiation numérique, constituant l’une des limites fondamentales du processus inclusif porté par les professionnel·les rencontré·es.

Notes

1 Loïc Gervais, 2017, « Itinéraire d’un animateur d’espace public numérique (EPN) », Cahiers de l’action, vol. 48, no 1, p. 23-29.

2 Michel Briand, 2017, « De l’accès et des usages accompagnés à l’émancipation », Cahiers de l’action, vol. 48, no 1, p. 77-80.

3 Matthieu Demory, 2022, « La médiation numérique : de la structuration d’un champ en tension entre enjeux sociaux et intérêts économiques », in Mohamed Dendani, Fabienne Soldini (dir.), Lectures et écritures numériques : nouvelles formes, nouvelles pratiques ?, Presses universitaires de Rennes, p. 29-40.

4 Matthieu Demory, 2023a, « Quel avenir pour l’inclusion numérique en France ? », The Conversation, [https://theconversation.com/quel-avenir-pour-linclusion-numerique-en-france-205323].

5 Matthieu Demory, 2023b, « De quoi l’inclusion numérique est-elle le nom ? », The Conversation, [https://theconversation.com/de-quoi-linclusion-numerique-est-elle-le-nom-219370].

6 Brigitte Bouquet, 2015, « L’inclusion : approche socio-sémantique », Vie sociale, vol. 11, no 3, p. 15-25.

7 Nicolas Dodier, 1995, Les Hommes et les machines : la conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Éditions Métailié.

8 Fabien Granjon, 2022, Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques, Paris, Presses des Mines.

9 Nicole Ramognino, 2002, « Hétérogénéité ontologique du social et théorie de la description. L’analyse de la complexité en sociologie », Revue européenne des sciences sociales, no XL-124., p. 147-164 [https://doi.org/10.4000/ress.581].

10 Vincent de Briant, Yves Palau (dir.), 1999, La Médiation  : définition, pratiques et perspectives, Paris, Nathan Université. Jean-François Six, Véronique Mussaud, 2002, Médiation, Paris, Seuil.

11 Vincent de Briant, Yves Palau (dir.), 1999, La Médiation  : définition, pratiques et perspectives, op. cit., p. 11.

12 Thomas Fiutak, 2011, Le médiateur dans l’arène, Toulouse, Édition Erès, p. 16.

13 Pierre Chalvidan, 2012, « Démocratie et médiation », Transversalités, vol. 123, no 3, p. 45-63.

14 Jean-François Six (dir.), 1995, Dynamique de la médiation, Paris, Desclée de Brouwer, p. 222.

15 Jean-Philippe Accart, 2016, « Médiation directe, médiation en ligne : contours et définitions », in Jean-Philippe Accart (dir.), La Médiation à l’heure du numérique, Paris, Édition du Cercle de la Librairie, p. 15-39.

16 Thomas Fiutak, 2011, Le Médiateur dans l’arène, op. cit., p. 16.

17 Serge Chaumier, François Mairesse (dir.), 2013, La Médiation culturelle, Paris, Armand Colin, p. 47.

18 Vincent Liquète, 2010, Médiations, Paris, CNRS Éditions, p. 20.

19 Jean-Pierre Bonnafe-Schmitt, Jocelyne Dahan, Jacques Salzer, Hubert Touzard, Jean-Pierre Vouche (dir.), 2003, Les Médiations, la médiation, Toulouse, Édition Erès, p. 298.

20 Michèle Guillaume-Hofnung, 2015, La Médiation, Paris, Presses Universitaires de France, p. 5.

21 Jean-François Six, 1990, Le Temps des médiateurs, Paris, Seuil, p. 22.

22 Jacques Faget, 2015, Médiations : les ateliers silencieux de la démocratie, op. cit.

23 Jacques Faget, 1995, « La double vie de la médiation », Droit et société, vol. 29, no 1, p. 25.

24 Pierre Chalvidan, 2012, « Démocratie et médiation », art. cit.

25 Jean de Munck, 1998, « De la loi à la médiation », in Daniel Cohen, Raymond Depardon, Antoine Garapon, Gueorgui Pinkhasson, Pierre Rosanvallon, Lise Sarfati, Irène Théry, France : les révolutions invisibles, Paris, Calmann-Lévy, p. 315.

26 Fabien Granjon, Benoit Lelong, Jean-Luc Metzger (dir.), 2009, Inégalités numériques : clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, Paris, Hermès science Lavoisier.

27 Matthieu Demory, 2024, « Rapports différenciés à la culture numérique : des inégalités sociales-numériques aux expériences ordinaires en situation de médiation numérique », SociologieS [https://doi.org/10.4000/12ric].

28 Everett Hughes, 1984, The Sociological Eye, New Brunswick, USA, Routledge.

29 Extrait de la fiche pédagogique « Qu’est-ce que l’identité numérique ? (version enfant) », Les voyageurs du numérique.

30 Jean-François Six (dir.), 1995, Dynamique de la médiation, op. cit., p. 224.

31 Basil Bernstein, 2007, Pédagogie, contrôle symbolique et identité : théorie, recherche, critique, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, p. 55.

32 Basil Bernstein, 1988, « Observaciones en torno a educaciòn y democracia », in Rodrigo Alvayay, Carlos Ruiz (dir.), Democracia y participacion, Santiago de Chile, Melquiades, p. 197-220.

33 Philippe Vitale, Daniel Frandji, 2016, « The Enigma of Bernstein’s “Pedagogic Rights” », in Philippe Vitale, Beryl Exley (dir.), Pedagogic Rights and Democratic Education : Bernsteinian Explorations of Curriculum, Pedagogy and Addessment, New York, Routledge, p. 13-32.

34 Jacques Schangler, 2000, Une théorie du savoir, Paris, Vrin, p. 113.

35 Michel Foucault, 1993, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, p. 288.

Citer cet article

Référence électronique

Matthieu Demory, « Faire acte de médiation numérique : l’inclusion au regard des pratiques professionnelles », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 70 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 09 mars 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/875

Auteur

Matthieu Demory

Postdoctorant en sociologie à l’Observatoire des publics et des pratiques de la culture (Aix-Marseille Université, MESOPOLHIS, CNRS, Science Po Aix), s’intéresse à la culture sous toutes ses formes ; artistique, numérique et scientifique. Titulaire d’une thèse sur la médiation numérique, il a également conduit des recherches sur les publics des tiers-lieux, les publics des arts numériques et l’éducation au numérique à l’école.