Peut-on devenir féministe en ligne ? Étude du rôle d’internet dans la socialisation au féminisme

  • Can one become feminist online? A study of the role the Internet plays in the socialisation to feminism

Résumés

Cet article entend explorer les possibilités d’internet et particulièrement des groupes de partage de mèmes comme vecteur de mobilisation politique, ici féministe. Il s’agit d’étudier le rôle que joue internet dans les processus de formation et de socialisation au féminisme. Cette recherche s’appuie sur des observations de deux neurchis féministes, des groupes Facebook francophones de partage de contenu et notamment de mèmes autour de ce sujet. Elle mobilise en outre des entretiens semi-directifs passés avec des membres des groupes étudiés. Ces neurchis féministes sont un lieu de politisation pour leurs membres car y sont diffusés des mèmes permettant la création d’une identité collective par le rire, mais aussi différents types de ressources menant à l’acquisition de savoirs féministes. D’autre part, internet agit comme une instance de socialisation qui, en concordance avec d’autres, peut socialiser les individus au féminisme. Les espaces féministes en ligne permettent en effet aux débutant·es de s’informer, mais ils sont aussi un lieu de confirmation des effets de la socialisation pour les féministes expérimenté·es.

This paper aims to explore the possibilities of the Internet, and particularly of online meme sharing groups as a tool of political mobilization, in this case feminist. The purpose is to study the role that the Internet plays in the processes of formation and socialisation to feminism. This research draws on observations of two feminist neurchis, French speaking Facebook groups where content (especially memes) dealing with this topic are shared. It also exploits semi-directive interviews of members of the studied groups. These feminist neurchis are a place of politicisation for their members because they transmit memes that allow the creation of a collective identity through laughter, as well as different kinds of resources that lead to the acquisition of feminist knowledge. On the other hand, the Internet acts as an agent of socialization that, in line with other agents, can socialize people to feminism. Online feminist spaces are indeed a way for beginners to learn about this subject, but they are also a place where the effects of socialisation are confirmed for expert feminists.

Plan

Texte

Le 15 octobre 2017, l’actrice états-unienne Alyssa Milano lance le hashtag #MeToo sur Twitter, dans le but de dénoncer les violences sexuelles dont elle a été victime. Les internautes s’emparent de ce hashtag et dans les 24 heures suivant sa création, il est utilisé plus de 500 000 fois sur Twitter1. Sa popularité est telle que certains y voient l’avènement d’une quatrième vague féministe, au centre de laquelle se trouve internet. Dans cette perspective, cet article vise à interroger le rôle d’internet dans la socialisation au féminisme.

On s’intéressera plus particulièrement ici à la sphère virtuelle francophone, notamment organisée sur Facebook autour de neurchis. Du verlan chineur, le neurchi est un groupe Facebook de partage de contenus autour d’un thème particulier. Il présente alors les caractéristiques classiques d’un groupe Facebook privé : les membres du groupe sont les seul·es pouvant publier dans le groupe, ainsi que voir, réagir2 et commenter les publications des autres. Pour devenir membre, il faut faire une demande d’entrée qui s’accompagne souvent d’un questionnaire visant à cerner les connaissances du demandeur ou de la demandeuse sur le thème du neurchi. Les neurchis sont en outre dotés d’une équipe de modération, qui valide les publications avant qu’elles ne deviennent visibles par le reste du groupe, qui fait respecter les règles du neurchi dans les échanges, et qui a le pouvoir de bannir des membres. Le premier neurchi est créé en 2016 par Yugnat666 et les neurchis sont devenus depuis des lieux centraux de partage de mèmes francophones. Un mème sur internet est un « bien culturel, généralement une blague, qui acquiert de la réputation à travers sa diffusion en ligne3 ». Ils sont présents principalement sur les réseaux sociaux sous forme picturale. Les neurchis sont ainsi des communautés de partage centrées principalement sur des productions humoristiques. Les sociologues tenants de la théorie de la mobilisation des ressources ont montré en quoi les ressources dont dispose un groupe sont essentielles à sa construction en tant que mouvement social. En effet, elles participent à la sociabilité du groupe4 et aident à construire un sentiment d’appartenance5. L’humour permet alors aux neurchis de devenir des espaces fédérateurs, permettant de se former au féminisme, et pouvant éventuellement mener à une mobilisation politique.

Viviane Albenga définit la socialisation au féminisme comme « le développement de dispositions tant pratiques […] que théoriques et discursives […], situées dans un espace des possibles où la classe, le genre, le capital culturel […], l’âge et le vécu des discriminations fondées sur l’appartenance ethnoraciale […] s’imbriquent6. » Cette définition invite à analyser finement les différents processus de socialisation à l’œuvre afin de détecter les dispositions, c’est-à-dire des schèmes d’action et des habitudes, qui ont été intériorisées et qui peuvent être activées ou inhibées en fonction des contextes. La socialisation au féminisme peut dans cette perspective être comprise comme une socialisation de conversion, définie par Muriel Darmon comme le remplacement de dispositions irréversibles7 par d’autres dispositions irréversibles8. Ici, il s’agit de désapprendre des dispositions inculquées par la socialisation genrée qui mèneraient à des inégalités, puis d’incorporer de nouvelles dispositions féministes9. Cette notion met en valeur le fait que devenir féministe n’est ni automatique, ni nécessaire, la conversion n’est pas seulement un processus, elle s’opère également à partir d’un travail effectué par les instances socialisatrices et par les individus eux-mêmes, qui nécessite des dispositions antérieures favorables10. Pour étudier ces conversions, l’outil de carrière semble approprié car il constitue un « instrument interactionniste d’objectivation11 ». La carrière a en effet été définie par Everett Hughes12 puis par Howard Becker13 comme une série de positions successives d’avancement dans un certain domaine. Cet avancement dépend des contraintes structurelles (dimension objective) et des choix individuels (dimension subjective). La carrière permet ainsi de tenir à distance les représentations des personnes en adoptant une vision structurelle des parcours, tout en s’intéressant à la perception que l’individu a de son évolution dans un contexte précis, ce qui influence ses choix. Aussi, cet article se propose d’étudier le ou les rôles que jouent internet et particulièrement les mèmes et les groupes de mèmes dans les processus de socialisation au féminisme. Pour ce faire, une première partie sera consacrée à l’analyse du neurchi comme espace d’élaboration de la mobilisation. Dans un deuxième temps, il s’agira de déterminer quelle place occupe internet à chaque phase de la carrière féministe.

Méthodes et terrains

Pour répondre à cette question, une observation de deux neurchis, Neurchi de Memes14 de Meuf (près de 3 000 membres en mai 2022) et Neurchi de Féminisme (11 500 membres en mai 2022), a été menée. Le premier est un groupe centré autour du partage de mèmes proposés par des femmes ou des minorités de genre, tandis que le deuxième se présente comme un lieu de partage de ressources féministes. Sur Neurchi de Memes de Meuf, 200 mèmes publiés entre le 7 janvier et le 4 décembre 2021 ont été recensés ainsi que leurs nombres et types de réactions et leurs commentaires. 80 de ces commentaires ont été sauvegardés via capture d’écran et ont fait également l’objet d’une analyse qualitative. L’analyse a porté sur le contenu féministe des mèmes, tandis que les commentaires ont permis de comprendre quelles émotions ils suscitaient. Sur Neurchi de Féminisme, un corpus de 200 publications15, postées entre le 25 mars et le 6 octobre 2021, a été établi, dans le but d’établir quels types d’échanges ont lieu sur le groupe. Cette recherche s’appuie en outre sur 10 entretiens semi-directifs, administrés la plupart du temps en ligne (sous forme de visioconférence) à cause de la dispersion géographique des répondantes et du contexte sanitaire. Ces entretiens portent sur le parcours féministe des enquêtées ainsi que sur leurs pratiques en ligne, qu’elles soient liées au féminisme ou non. Les enquêtées ont été recrutées pour moitié via une demande postée sur Neurchi de Féminisme, et pour l’autre par demande privée sur Messenger à des memeuses de Neurchi de Memes de Meuf. Ce sont toutes des femmes qui ont entre 21 et 30 ans et qui sont issues des classes moyenne et supérieure intellectuelles (figure 1). Leur nom a été modifié pour respecter le principe d’anonymat.

Toutes les images présentées ci-dessous sont des captures d’écran du groupe Neurchi de Memes de Meuf réalisées par mes soins.

Figure 1. Table de présentation des caractéristiques sociales des enquêtées

Figure 1. Table de présentation des caractéristiques sociales des enquêtées

Les neurchis féministes : un espace de politisation

L’humour a été historiquement utilisé par les groupes minoritaires, notamment les femmes16, pour faire entendre leur voix. Dans cette lignée, les mèmes féministes peuvent être utilisés par celles et ceux qui les produisent dans le cadre d’une stratégie militante, ayant pour but de se faire voir dans l’espace public. Cependant, le pouvoir de l’humour est largement symbolique, il s’agit alors de fidéliser une communauté autour du féminisme pour qu’elle puisse ensuite se mobiliser de manière plus traditionnelle.

La création d’une identité collective

Les mèmes permettent le renforcement d’une identité collective de deux manières : en définissant ce que le groupe n’est pas, et en mettant en valeur ce qu’il est. Tout d’abord, le rire permet de mettre à distance17, ici, le groupe des hommes. En effet, 29 mèmes du corpus tournent explicitement en ridicule des hommes, mais l’humour misandre apparaît même quand il n’est pas question de ces derniers. Ainsi, sous un mème traitant de l’achat d’ail, des commentaires se moquent de l’hygiène masculine (figure 2).

Figure 2. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf. À droite, un échange de commentaires réagissant à ce mème, et se moquant des hommes alors qu’il n’en était pas question dans le mème.

Figure 2. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf. À droite, un échange de commentaires réagissant à ce mème, et se moquant des hommes alors qu’il n’en était pas question dans le mème.

Les blagues du neurchi aident alors à définir ce que le groupe n’est pas à travers la critique des hommes. L’identité du groupe se forme aussi grâce à la mise en avant dans les mèmes de thèmes féminins. Le corps des femmes dans sa dimension intime est ainsi souvent abordé, treize mèmes du corpus tournent autour du cycle menstruel (règles, syndrome prémenstruel, endométriose) en le reliant pour la plupart du temps à la douleur, et six mèmes tournent autour de la contraception. Un mème prend pour sujet les infections sexuellement transmissibles, un mème traite d’un échange avec un·e gynécologue et un autre du clitoris. Ces mèmes comptent plus de réactions « solidaire18 » (34 contre une moyenne générale de 14) et de commentaires (36 contre une moyenne générale de 16) que la moyenne du corpus, dès lors les membres du neurchi ressentent de la compassion (d’où la réaction « solidaire ») et l’espace commentaire devient le lieu d’un partage d’expérience (figure 3). On note en outre que les sujets relatifs au corps sont devenus un thème politique majeur du féminisme de ces dernières années. C’est ce que la philosophe et politiste Camille Froidevaux-Metterie a appelé le « tournant génital du féminisme19 ». Les règles sont donc désormais un sujet propice à la mobilisation des femmes.

Figure 3. Échange de commentaires dans lequel deux membres du neurchi partagent leur expérience sur le retrait d’un implant contraceptif, dans l’espace commentaire d’un mème parlant des effets secondaires de ce type d’implant.

Figure 3. Échange de commentaires dans lequel deux membres du neurchi partagent leur expérience sur le retrait d’un implant contraceptif, dans l’espace commentaire d’un mème parlant des effets secondaires de ce type d’implant.

Cette identité féminine est par ailleurs valorisée. Un certain nombre de mèmes (16 sur 200) sont inscrits dans une dynamique d’empowerment, notion utilisée par les féministes pour rompre avec des représentations victimisantes des femmes en avançant que celles-ci peuvent acquérir du pouvoir, personnel ou collectif20. Les mèmes du corpus qui participent à ce processus, comptent en moyenne plus de réactions « j’adore » (un cœur) que les autres (45 réactions en moyenne contre 12 pour l’ensemble du corpus), ce qui dénote du sentiment positif généré par ces mèmes chez les femmes du groupe.

Enfin, le mème en tant que tel est une forme d’humour qui joue sur l’identification de la personne qui le lit : quatre enquêtées déclarent rire aux mèmes présentés en entretien car elles s’identifient, et toutes les qualifient de « vrais » ou « justes ». L’espace commentaire est alors truffé de messages signalant l’identification des membres du neurchi aux mèmes, notamment à travers la blague de la table. En effet, les membres du groupe avaient pour habitude de commenter « relatable » (to relate en anglais signifie s’identifier) sous les mèmes qui parlaient d’expériences partagées. Cette expression a été translatée en français par « re la table », et désormais les commentaires mentionnant une table et toutes ses variantes hyperboliques signifient que la personne qui les a postés s’identifie au mème. Cette blague, ainsi que les blagues se moquant des hommes, participent aux « surenchères humoristiques », analysées par Valérie Beaudouin et Julia Velkovska comme éléments essentiels de la sociabilité du groupe21. Pour rire à ces blagues, il faut en comprendre les références, ce qui ne les rend accessibles qu’à un nombre restreint de personnes. L’exclusion des membres qui n’ont pas compris (qui sont celles et ceux qui maîtrisent le moins les codes du féminisme en ligne) les poussera à se renseigner et les familiarisera ainsi un peu plus aux expressions du féminisme virtuel. Aussi, avoir compris la blague peut constituer une rétribution symbolique au sens de Daniel Gaxie22 : devenir féministe permet de faire partie d’un groupe dont les membres se reconnaissent entre eux, grâce à une même culture humoristique. Cécile (21 ans, en licence 3 de sciences sociales) dit en effet : « Et y’a un certain humour, nous seules pouvons le comprendre, il ne fera pas rire les autres. » La surenchère humoristique donne ainsi lieu à un véritable sentiment d’appartenance en instaurant des références communes dont la compréhension est gratifiante pour les membres :

Je regarde souvent les commentaires, puis y’en a, ce que j’aime beaucoup c’est quand le mème fait une sorte de blague, de référence et dans les commentaires t’as des gens qui prolongent cette blague avec une autre image de la référence et ça j’aime bien. Justement, c’est ce qu’il manque sur Instagram notamment, c’est les petites réponses un peu, ou même tu fais des parodies du mème qui a été fait (Diane, 28 ans, UX designeuse).

Je pense que ça m’aide d’un point de vue soutien, de l’impression d’appartenir, parce que même si je les connais pas, je me dis : « Y’a ces gens-là quelque part, y’a ces gens-là qui pensent ça quelque part. Et en fait elles sont nombreuses, et elles sont partout », et ça fait du bien quoi (Isaure, 26 ans, en recherche d’emploi, diplômée d’un master de géographie politique et culturelle).

Les neurchis et mèmes féministes permettent ainsi la constitution d’individus en un groupe, élément essentiel de la mobilisation23. Mais ce n’est pas le seul moyen mis en œuvre par le neurchi pour mobiliser ses membres.

Partage de ressources et construction de savoirs

Les neurchis étudiés sont par ailleurs le lieu d’une formation au féminisme via l’acquisition de savoirs. Sur Neurchi de Féminisme, les publications entraînent souvent un partage de ressources, soit parce qu’un post en partage spontanément (84 publications sur 200), soit parce qu’un·e membre demande des ressources, qui lui sont fournies en commentaires (54 publications sur 200). Trois types de ressources sont partagés sur Neurchi de Féminisme. Tout d’abord, les ressources dites savantes : il s’agit de contenus (la plupart du temps des articles, des émissions, des podcasts) renseignant sur des concepts féministes, sur la situation de certains groupes de femmes, sur l’actualité militante, mais aussi permettant de donner une visibilité aux femmes et au féminisme dans la culture. Les ressources savantes n’ont pas trait seulement au féminisme : ont par exemple été partagés, une vidéo sur le racisme anti-asiatique en France et un article sur l’autisme. Les publications faisant circuler ces ressources, par partage ou demande, constituent la moitié des publications du corpus.

Neurchi de Féminisme est ensuite le lieu de diffusion de ressources matérielles, le plus souvent par demande. J’entends par ressources matérielles des ressources concrètes, qui peuvent aider pratiquement un ou des individus (la plupart du temps, le ou la membre qui la demande). Par exemple, beaucoup de membres recherchent des gynécologues ou des psychologues « safe », des groupes féministes qu’ils ou elles pourraient rejoindre, des associations auxquelles ils ou elles pourraient s’adresser. Les membres bénéficiant de ces ressources matérielles utilisent ainsi le réseau de Neurchi de Féminisme à des fins personnelles, sauf quand il s’agit de participer à une cagnotte ou de signer une pétition. 41 des publications du neurchi concernent des ressources matérielles, ce qui représente environ un quart du corpus.

Enfin, des ressources relationnelles sont partagées sur les neurchis féministes. Sur Neurchi de Féminisme, une publication signale la création d’un serveur Discord24 pour que les membres puissent échanger en dehors de Facebook, et une publication sert de « bibliothèque » de mèmes, c’est-à-dire que les membres peuvent poster leurs mèmes préférés dans les commentaires, ce qui donne lieu à des échanges. Enfin, l’une des publications recensées est celle d’Isaure, l’une de nos enquêtées, qui demande si des membres du groupe présent·es à Bruxelles voudraient organiser une rencontre. En effet, Isaure quitte la Suisse en 2021 pour s’installer en Belgique, où elle ne connaît personne. La proposition d’Isaure n’aboutit finalement pas, mais cette publication lui permet de renouer avec une personne rencontrée dans le cadre d’actions militantes en faveur des sans-papiers, et avec laquelle elle n’avait eu auparavant que des contacts virtuels. Le neurchi a alors joué un rôle de catalyseur, en transformant une relation professionnelle en ligne en relation amicale hors-ligne, et en permettant à Isaure de s’insérer dans les réseaux militants bruxellois par le biais de sa nouvelle amie. Elles organisent désormais ensemble des actions, comme des journées dédiées au partage d’expériences entre femmes. Le neurchi n’a alors pas seulement offert une ressource relationnelle, mais a aussi facilité une mobilisation politique.

Diane en revanche, a rencontré deux fois des membres de Neurchi de Memes de Meuf et dit que « ça fait un peu asso féministe au final », mettant alors en avant le potentiel mobilisateur du neurchi.

Les différentes ressources apportées par les neurchis féministes font écho aux travaux de Valérie Beaudouin sur les collectifs d’amateurs en ligne, qui sont « des lieux de construction de connaissances et de relations25 ». Elle identifie deux formes d’interaction permettant l’établissement de connaissances : la question/réponse, où la connaissance est passée d’une personne à une autre, et la discussion, où le savoir se construit pendant l’interaction. Ces deux formes sont aussi présentes sur les neurchis féministes. Sur Neurchi de Féminisme, les demandes de ressources fonctionnent sur le principe de la question/réponse. Sur Neurchi de Memes de Meuf, certains commentaires prennent aussi cette allure, une personne demande par exemple ce que signifie le terme woke, employé dans le mème qu’elle commente. Le savoir se construit également par interaction dans l’espace commentaire, notamment par le biais de partage d’expériences (figure 4).

Figure 4. Échange de commentaires sous le même mème que celui de la figure 3. La première personne à commenter partage son expérience, ce qui lui permet d’acquérir des connaissances sur l’endométriose en allant vérifier l’information donnée par la deuxième personne

Figure 4. Échange de commentaires sous le même mème que celui de la figure 3. La première personne à commenter partage son expérience, ce qui lui permet d’acquérir des connaissances sur l’endométriose en allant vérifier l’information donnée par la deuxième personne

Les membres du neurchi peuvent également s’approprier des connaissances par la consommation régulière de mèmes. Par exemple, onze mèmes du corpus emploient le terme « cisgenre » ou une variante. La confrontation répétée à ce mot permet sur le long terme de comprendre qui sont les personnes cisgenres (les mèmes parlent précisément d’hommes cisgenres) et de comprendre pourquoi elles sont critiquées. De même, onze mèmes emploient des pronoms neutres, et six l’écriture inclusive, ce qui sensibilise les membres à un certain type d’écriture et aux problématiques qu’il recouvre, c’est-à-dire l’inclusion des femmes et personnes non binaires.

Enfin, certains mèmes et commentaires permettent d’acquérir ce qu’Armelle Weil appelle une « culture féministe26 ». Particulièrement, deux mèmes utilisent comme template27 des extraits de vidéos de la Youtubeuse états-unienne Natalie Wynn alias ContraPoints, détentrice d’une chaîne d’essais vidéo sur des thèmes politiques et sociaux, et figure de proue du Youtube progressiste américain. Un autre mème met en scène la Youtubeuse française Charlie Danger, qui tient la chaîne d’histoire Les Revues du Monde et qui parle occasionnellement de femmes et de féminisme. Les deux vidéastes ne sont pas explicitement nommées dans les mèmes au sein desquels elles apparaissent, toutefois des commentaires sous ces mèmes les mentionnent de manière élogieuse, ce qui encourage les autres membres à aller voir leur chaîne. Deux mèmes convoquent quant à eux la sorcière Karaba, antagoniste du film Kirikou et la Sorcière (réalisé en 1998 par Michel Ocelot). L’interprétation féministe du personnage (qui aurait été victime d’un viol) est explicitée dans l’espace commentaire de ces mèmes, permettant à celles et ceux qui ne la connaissent pas de se l’approprier.

Les neurchis féministes deviennent alors, pour leurs membres, un véritable lieu de socialisation militante, vécue sous le mode d’un partage de ressources communes permettant d’acquérir les dispositions théoriques et discursives dont parle Viviane Albenga. Les ressources présentes sur le groupe sont en effet réinvesties hors-ligne par les enquêtées : « Du coup, ça me faisait retourner voir des trucs en ligne et ça me poussait à approfondir un peu mes connaissances, pour avoir des arguments, tout simplement, dans ce genre de conversations [des débats sur le féminisme] » (Laure, 28 ans, graphiste). Elles jouent par ailleurs explicitement un rôle dans leur évolution féministe : « [mon évolution féministe s’est faite] via les articles partagés, via les groupes Facebook, via les discussions qu’il y avait aussi dessus, sur les articles, pourquoi ça fait réagir » (Leïla, 26 ans, médecin et doctorante en sociologie). Le neurchi crée alors un endroit où les membres peuvent baigner dans une « culture féministe », ce qui favorise la mobilisation28. Ces membres deviennent alors ce qu’Armelle Weil appelle des « activistes “dormant·es” », des militant·es potentiel·les qui se mobiliseront éventuellement lors d’événements féministes29.

Mais le neurchi féministe reste un espace spécifique, qu’on ne rejoint pas par hasard. Le fonctionnement en groupe pour lequel il faut faire une demande d’entrée constitue une barrière symbolique importante. On suppose alors que les femmes ne fréquentent pas les mêmes espaces en ligne si elles viennent tout juste de découvrir le féminisme ou si elles sont déjà expérimentées en la matière. Il convient alors de s’attarder sur l’étude des carrières féministes afin de déceler précisément le rôle que joue internet à chaque moment du parcours.

Internet tout au long des carrières féministes

En confrontant les parcours des enquêtées, trois phases de la carrière féministe ont pu être dévoilées. La première est une phase de familiarisation avec certains enjeux féministes, mais le féminisme déployé reste très superficiel et ne fait pas sa propre analyse. Durant cette première phase, internet n’apparaît que dans des cas très particuliers, qui seront détaillés plus bas. La deuxième phase est un temps d’adoption et de revendication féministe lors duquel ce mouvement prend réellement un sens politique. Internet y devient un moteur décisif de l’évolution des enquêtées, car il est un outil central de formation. La troisième phase correspond quant à elle à l’appropriation d’un féminisme plus radical, souvent intersectionnel, c’est-à-dire d’un féminisme qui prend en compte les différents systèmes de domination et leur imbrication. Internet et, particulièrement les neurchis, jouent un rôle de confirmation de la nouvelle socialisation féministe, élément essentiel pour que les féministes restent converties30.

En première phase : internet pour pallier le manque de dispositions, le cas de Laure

Internet n’intervient en réalité que très peu durant la première phase de la carrière, celle de l’acclimatation au féminisme. En effet, la majorité des enquêtées mettent en avant leur éducation familiale comme facteur favorable à leur évolution féministe. Cécile et Alice (25 ans, étudiante en master 1 de théologie) disent avoir reçu une éducation qui ne respectait pas les normes de genre, notamment car leurs mères n’étaient pas traditionnellement féminines (« Mais ma mère elle n’avait pas de rasoir, pas d’épilateur, pas de cire […] elle se maquillait pas du tout » Cécile ; « c’est pas du tout une maman qui s’épilait ou qui se, qui performait la féminité » Alice). Quant à Élia (30 ans, auxiliaire parentale), elle dit qu’elle « baigne dans le féminisme » depuis toujours, ses deux parents étant explicitement féministes. Par ailleurs, les pères de Cécile, Alice et Élia ont tous les trois été à un moment de leur vie celui qui s’occupait de la famille alors que leur conjointe travaillait, ce qui bouscule également les normes traditionnelles de genre. Les autres enquêtées signalent aussi avoir bénéficié d’un environnement familial propice à l’entrée dans la carrière, que ce soit par la présence de femmes fortes dans leur entourage proche, ou par une relation privilégiée avec leur père qui les a poussées vers le féminisme. Finalement, Laure est la seule à ne pas considérer sa famille comme vecteur de son féminisme mais met en avant le rôle d’internet :

Dans ma famille on n’a jamais vraiment parlé de féminisme, ou alors de manière très consensuelle, c’est-à-dire que : « Oui c’est bien que les femmes aient demandé le droit de vote, et puis il a fallu se battre pendant longtemps mais aujourd’hui… » Voilà, c’était un peu : « C’est bon, maintenant c’est fait » […] quand je suis arrivé en 2010 sur internet, c’était un peu… Une découverte pour moi que y’avait encore des choses à faire (Laure).

En fait j’ai vraiment construit toute ma culture et toutes mes idées féministes à travers des gens qui bloguaient, et qui en parlaient et qui faisaient des posts en disant qu’ils assumaient le fait d’être féministes, et c’est ça qui m’a interpellée parce que… J’ai souvenir d’en avoir parlé un peu avec mes copines à l’époque, et qu’elles s’en foutaient un peu, c’était un peu en mode : « Non, mais moi j’ai pas envie de me penser comme une victime » ou : « Pour moi, y’a des choses plus graves, les femmes en Afghanistan, blablabla », les grands classiques (Laure).

Si le féminisme est un non-sujet au sein de la famille de Laure qui ne lui permet pas d’acquérir des dispositions favorables à celui-ci, il est par ailleurs récusé par ses amies. Dans ce contexte, internet apparaît comme un véritable lieu de découverte du féminisme, qui contraste avec les expériences hors-ligne de Laure.

Laure a découvert le féminisme via Tumblr – une plateforme de microblogging créée en 2007 – sur laquelle elle s’inscrit en 2010, alors qu’elle a 16 ans. Ses premières pratiques sur Tumblr ne tournent pas autour du féminisme (« Au tout début, c’était vraiment que des images un peu esthétiques, pas vraiment de fond », « À l’origine c’était, comment dire… C’était vraiment un truc comme ça, je suivais des blogs avec quasiment que de l’humour […] ‘Fin j’y pensais pas plus que ça, c’était vraiment pour me détendre »). Cependant, Tumblr est connu pour être un lieu privilégié d’expression d’idées féministes31 et LGBT + 32 dans un contexte de prolifération de contenus féministes virtuels. Aussi Laure finit-elle par « [tomber] dessus un peu par hasard », en suivant des blogs au contenu à la fois féministe et à la fois humoristique :

En fait je m’abonnais à des blogs parce qu’ils avaient du contenu marrant, des mèmes, des vidéos de chats, des trucs à la con, et en fait ils inséraient des… Des sujets un peu plus sérieux, notamment sur le féminisme, sur le racisme, sur un peu tout ce type de sujets-là, entre les différents posts (Laure).

L’humour a alors servi de biais d’introduction au féminisme pour Laure. L’aspect hybride des contenus qu’elle consomme sur Tumblr, à moitié pédagogiques donc « sérieux », à moitié humoristiques donc « légers », a été essentiel pour que Laure continue à suivre des blogs féministes :

Je me suis mise à suivre des blogs qui étaient plutôt des gens qui… Qui étaient dans de l’activisme mais assez pédagogique, ‘fin en gros qui relayaient des articles sur des choses, sur des faits, et qui expliquaient en fait, […] à chaque fois que les gens rebloguaient ils ajoutaient une explication qui facilitait un peu le truc, genre : « Cet article-là, ce que ça veut dire c’est telle chose et c’est grave parce que telle raison etc. » et ensuite voilà, intercalé avec ça, y’a quelqu’un qu’allait mettre un gif en mode : « Ultra outré » ou des choses comme ça, et en fait ce mélange un peu de… Ça le mélangeait un peu à tous les autres contenus purement blagues, avec des reblogs de gifs, de vidéos, de trucs vraiment légers […]. Enfin je pense que j’aurais juste pas lu en fait à l’origine, et de voir des gens que je suivais régulièrement bah, en parler, interagir sous ces articles-là, en discuter, le faire de manière des fois assez complexe et des fois beaucoup plus accessible avec un peu des blagues et des trucs comme ça, ça m’a un peu fait… Voilà, c’est ce qui m’a fait un peu rentrer dedans, c’est ce qui me l’a rendu accessible (Laure).

Les blogs Tumblr deviennent alors des lieux de vulgarisation du féminisme et l’humour partagé au cours des échanges favorise, comme on l’a déjà vu, la création d’un sentiment de communauté (« j’ai l’impression qu’il y avait déjà un peu une espèce de communauté »). Sur Tumblr circulaient néanmoins à l’époque beaucoup de mèmes sexistes, et Laure se rappelle que l’humour était utilisé par les féministes pour riposter :

Je pense qu’il y avait le côté souvent qui m’interpellait de [répondre aux mèmes sexistes] de manière un peu plus humoristique ou ironique, pour montrer en fait le ridicule du mème de base, donc on sentait que c’était quand même, y’avait une forme de volonté de, d’être pédagogue parfois mais, c’est vrai que y’avait ce côté très sarcastique justement de se foutre de la gueule de la personne qui avait posté le mème original […], y’avait un côté un peu marrant, après y’avait un côté un peu au début où je me disais : « Ah, est-ce que c’est pas… » D’un côté voilà, est-ce qu’on se fout de la gueule de quelqu’un qu’a voulu faire une blague sur internet ou bon, c’est pas très cool et en même temps avec du recul, je me disais : « Mais en même temps, c’est vrai que le mème d’origine était vraiment… » Je comprenais du coup le fait que c’était vraiment limite (Laure).

À cause de la confrontation au sexisme, le féminisme présent sur Tumblr permet à Laure d’amorcer le début de sa conversion. Elle décrit en effet deux réactions successives aux mèmes féministes de riposte, la première sceptique, la deuxième approbatrice. Pour elle, internet remplace la famille comme premier endroit d’apprivoisement du féminisme. Il joue cependant un rôle important dans la poursuite des carrières de toutes les enquêtées.

En deuxième phase : internet comme source d’information

L’abondance de ressources en ligne déjà étudiée aide effectivement les enquêtées dans l’avancement de leur carrière féministe. On note tout d’abord que la découverte du féminisme en ligne coïncide plus ou moins avec la politisation du féminisme pour les enquêtées, et la plupart du temps, la précède. Leïla rejoint par exemple des groupes Facebook féministes à la sortie du lycée, alors que son « déclic » féministe arrive plus tard, lorsqu’elle est en troisième année d’études de médecine et en première année à Science Po. De même, Alice découvre le féminisme en ligne via le magazine Madmoizelle à l’adolescence mais son « déclic » (elles utilisent toutes deux ce terme) n’a lieu que quand elle entre dans les études supérieures. Les ressources trouvées sur internet sont donc véritablement investies, Laure explique ainsi pourquoi elle rebloguait des posts féministes de Tumblr sur son propre blog :

C’était même un peu pour moi me faire une base de données après. Je pourrais y retourner un peu plus tard en me disant : « Telle personne a dit tel argument, ça m’interpelle » et en fait le fait de les avoir ça me permettait… C’est plutôt comme une base de données de… Pour avoir… Ouais, de réflexion et de trucs pour le futur en me disant : « Ah bah ça, ça m’a interpellé, si j’en reparle, j’aimerais être capable de ressortir tels arguments ou de revoir ce point de vue-là » parce que y’avait des choses qu’étaient assez floues pour moi, et quand je relisais ces interactions je me disais : « Putain mais oui, en fait c’est clair » et en fait trois jours plus tard si je devais l’expliquer à quelqu’un j’étais encore : « Euh… Parce qu’en fait… C’est parce que le mec, il a dit ça… » ‘Fin bref, du coup c’était plus, oui, un peu de l’archivage et des reblogs (Laure).

Cet extrait met ainsi en avant le travail de répétition nécessaire à l’assimilation de dispositions savantes : Laure doit s’y prendre à plusieurs reprises pour réussir à faire siennes les idées féministes qu’elle trouve en ligne. Elle se force à prendre le « pli » du féminisme à travers la relecture régulière des arguments féministes. Mathilde (24 ans, gestionnaire de projets) témoigne aussi d’une appropriation stratégique des arguments féministes en ligne :

Et d’autant plus intéressant, c’est les réponses [aux publications sexistes] des personnes, des modérateurs, des gens qui sont sur la chaîne, et qui démontent en fait, qui vont… Voilà, qui vont débattre en fait. Parce qu’en fait c’est ce genre de situation qui pourraient nous arriver dans la vraie vie, quoi. Enfin le nombre de fois où on peut nous dire… Je dis un truc, je sais pas, misandre, et que d’un coup on va me dire : « Non mais franchement, t’abuses » et tout. Oui, et en fait, comment moi je vais réagir, faut que j’ai mon discours qui soit prêt, quoi (Mathilde).

Les autres enquêtées témoignent de ce travail de conversion au féminisme en faisant référence à la déconstruction. Dans un contexte de féminisme intersectionnel et queer33, la déconstruction renvoie à l’acquisition de savoirs sur les luttes sociales donnant lieu à une remise en question personnelle34. Cette posture part du principe que la prise en compte et la remise en cause des constructions sociales (qui agissent au niveau individuel) est nécessaire au changement social. Elle implique alors pour les dominant·es de prendre conscience de leur position avantageuse dans la société afin d’éviter, dans la mesure du possible, de reproduire des schèmes d’oppression, et pour les dominé·es de se rendre compte des structures de domination dont ils et elles sont victimes. La déconstruction donne ainsi lieu à un travail sur soi, autant intellectuel (se renseigner sur les dominations) que pratique (adopter des comportements n’entraînant pas les systèmes de domination). Les espaces en ligne deviennent alors une source privilégiée de savoirs quand on entame sa déconstruction féministe :

[Sur les groupes Facebook] T’as plein de ressources et tu sais, tu tapes dans la barre de recherche un mot-clé, enfin un mot-clé, sexisme ou peu importe, et tu trouves plein de posts déjà, précédents, plein de ressources, et ouais y’en a vraiment beaucoup. Et ouais en général, quand je cherche sur un sujet précis je regarde sur Les Copines, sur Neurchi de Féminisme, […] Ouais, je fais un peu le tour de toutes les pages féministes on va dire, pour récolter toutes les ressources on va dire. Donc c’est pratique, ça évite de faire ses propres, enfin même si tu les fais quand même, ça limite tes recherches (Cécile).

Mais internet n’est pas le seul vecteur de formation au féminisme. En effet, nos enquêtées témoignent, pour la plupart, avoir plus ou moins abordé ce sujet dans leurs études. Cécile, Alice, Isaure et Leïla ont toutes les quatre eu des cours traitant des études de genre dans leur cursus, ce qui leur a, selon elles, permis d’acquérir un bagage féministe théorique. Quant à Laure et Mathilde, leur inclination féministe les a poussées à écrire un mémoire orienté vers le féminisme, respectivement en design graphique et en gestion, qui leur a demandé de faire quelques recherches. Leïla, qui est désormais en thèse de sociologie des discriminations dans la santé et qui est passée par Science Po, voit par ailleurs ses études et internet comme les deux biais lui ayant permis de développer un savoir féministe.

Enfin, la présence d’un groupe de pairs féministes aide à se maintenir dans la carrière. Mathilde rencontre sa compagne et son groupe d’ami·es féministes quand elle déménage à Paris, les amies de lycée de Cécile sont féministes, Alice rencontre des féministes à Science Po, et Élia s’est liée avec les cousines de son ex-conjoint car elles sont toutes féministes. Le féminisme devient alors un thème fréquemment abordé au sein du groupe :

Je suis entourée de, ouais de féministes. Mais… Elles lisent beaucoup, et on s’échange des livres en fait. Par exemple, cette autrice [Liv Strömquist] elle a 5 tomes et on en a chacune un, et on se le partage. […] On se partage nos idées […] Quand on parle de nos relations amoureuses, nos expériences sexuelles, on se comprend quoi. Voilà quoi, on partage nos expériences (Cécile).

Finalement on n’en parlait pas trop. ‘Fin dans le sens où en même temps, on avait l’impression d’en parler tout le temps, genre : « De toute façon », je sais pas, « le patriarcat c’est caca » des trucs… Ça fait partie de notre quotidien […] Par contre dès qu’on lit un truc : « Ah bah moi j’ai lu telle BD ! Ah bah est-ce que t’as lu Liv Strömquist, des trucs comme ça, voilà, ouais ça parle… » On s’échange des sources (Mathilde).

Nous on avait un groupe féministe à Science Po Nancy et du coup j’y étais, et c’est là que j’ai réalisé tous ces trucs-là, au fur et à mesure quoi. Et que je me suis mis à lire des choses en plus, parce que les copines me prêtaient des livres, des choses comme ça (Alice).

Je pense que c’est un des seuls sujets qu’on a entre nous, c’est le féminisme, ouais ouais. […] Vu qu’elles viennent d’une famille [très misogyne], et elles ont pas l’éducation que moi j’ai reçue, j’ai l’impression qu’elles ont plus tendance à remettre en question un peu tout, alors que moi j’ai plus tendance à découvrir des choses [rires] et c’est plutôt moi qui m’interroge beaucoup avec, ‘fin qui les interrogent beaucoup, parce qu’elles sont plus ancrées dans tous ces mouvements-là, alors que moi non, donc j’ai plus tendance à me faire conseiller des lectures et tout ça, avec elles (Élia).

A contrario, l’absence d’ami·es féministes entraîne un repli vers le virtuel. Quand on demande à Laure si elle pouvait parler de féminisme avec son groupe d’ami·es, celle-ci répond : « Pas vraiment, en tout cas pas dans la vie réelle. Je suis restée beaucoup beaucoup en ligne. »

Pendant l’entretien, les enquêtées rejettent le féminisme qu’elles revendiquaient pourtant en deuxième phase, en le qualifiant de « mainstream », de « lambda », ou encore « de blanc bourgeois ». Le passage de la deuxième à la troisième phase s’opère ainsi par une montée en radicalité, et internet confirme alors cette évolution.

En troisième phase : internet pour rester convertie au féminisme

Le troisième moment de la carrière correspond à l’adoption d’un féminisme radical, c’est-à-dire d’un féminisme intersectionnel, découvert dans les études ou sur internet. Toutes nos enquêtées disent être arrivées sur les neurchis féministes durant cette phase de leur carrière, car elles cherchaient activement des groupes féministes virtuels. En outre les questionnaires d’entrée sur ces neurchis supposent des connaissances en féminisme intersectionnel (dans celui de Neurchi de Memes de Meuf est posée la question : « Que t’évoquent la misandrie et le racisme antiblanc ? »). Le neurchi n’est alors pas un espace qui intervient en début de carrière mais à la fin, et qui confirme les effets de la nouvelle socialisation. En effet, des idées politiques intersectionnelles et queer sont diffusées, sur le neurchi, parfois sous la forme de rappels à l’ordre. Par exemple, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf reprend l’idée du hashtag #SciencesPorcs utilisé pour dénoncer les agressions sexuelles à Science Po, en présentant les élèves hommes de Science Po sous les traits de cochons. Il utilise une image extraite du film Le Voyage de Chihiro (réalisé en 2001 par Hayao Miyazaki), présentant les parents de l’héroïne transformés en cochons après qu’il et elle ont mangé de la nourriture qui ne leur était pas destinée. On lit sous ce mème le commentaire suivant : « Par contre, ce serait chouette d’éviter d’utiliser un passage grossophobe d’un dessin animé pour faire des memes » (figure 5). En outre, si les membres du neurchi donnent leurs recommandations, ils et elles parlent aussi de contenu qu’il ne faut pas consommer, de personnes qu’il ne faut pas suivre sur les réseaux sociaux. Un commentaire rebondissant sur une discussion autour de pages Instagram féministes dit en effet : « En plus le compte “tasjoui” est hyper transphobe, raciste et validiste35 ; celle qui le tient est une TERF36 complètement assumée donc fuyez, il y a des dizaines d’autres pages tellement plus intéressantes et inclusives ! » Cet affichage des contenus ou personnes en désaccord avec la ligne du neurchi a un effet sur les membres :

Par exemple je sais qu’à un moment donné, je me sentais mal l’aise par rapport au contenu d’une meuf qui s’appelait Dora Moutot [qui tient le compte @t’asjoui]. Mais sans réussir à mettre le doigt dessus parce que je savais pas trop ce qu’elle faisait, et un jour y’avait quelqu’un sur un neurchi, je sais plus lequel c’était, du coup c’était peut-être Neurchi de Féminisme, peut-être Neurchi de Memes de Meuf qui avait critiqué cette meuf-là, et y’avait un débat et en fait, je m’étais dit : « Ah ok, ok, je comprends ce que j’aime pas dans ce qu’elle fait, dans ce qu’elle dit » (Laure).

Chez Laure, ce débat autour de Dora Moutot est vécu sous le mode de l’appropriation de connaissances : elle déclare s’être sentie mal à l’aise et n’avoir compris ce qui la mettait dans cet état que grâce au neurchi. Mais il s’agit aussi d’orienter politiquement Laure. Les idées de Dora Moutot sont effet très mal perçues sur les neurchis et dans les milieux militants virtuels de manière générale, ce qui peut expliquer le sentiment éprouvé par Laure face à celles-ci. Les débats sur les groupes féministes peuvent alors avoir pour but de dénoncer des idées, plus que de réellement les discuter.

Figure 5. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf qui compare les étudiants de Science Po à des cochons. À droite, un commentaire critique posté sous le mème.

Figure 5. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf qui compare les étudiants de Science Po à des cochons. À droite, un commentaire critique posté sous le mème.

Ces rappels à l’ordre préviennent parfois la participation à la page :

Après pour commenter c’est plus difficile, parce que je sais que les groupes féministes, bah on n’a pas la même vision du féminisme toutes. Et je sais qu’on peut faire des gaffes, du coup je sais que j’ai des privilèges et que [en riant] faut checker ses privilèges, donc avant, si je commente un truc, faut vraiment que je sois sûre de moi parce que… Voilà, ça arrive que tu commentes un truc et c’était maladroit, ou alors t’as pas compris le mème et [soupire] bon. Ouais non, j’avoue je commente pas énormément les mèmes sur ce groupe-là. Parce que y’a énormément de, c’est triste, mais de militantes quoi (Diane).

Si Diane plaisante autour de l’injonction « check your privilege », utilisée sur les réseaux sociaux pour réduire au silence des personnes que l’on considère comme problématiques car pas assez déconstruites, elle y souscrit tout de même. Il faut en effet, pour qu’elle commente, qu’elle soit sûre d’elle, donc qu’elle ait réfléchi à son propos, notamment dans une perspective de déconstruction intersectionnelle.

On a vu ainsi qu’internet joue un rôle précis tout au cours de la conversion au féminisme, et agit en regard d’autres instances de socialisation, comme la famille en première phase et le groupe de pairs en deuxième. La conversion a été fructueuse chez les femmes de cette enquête, notamment chez Leïla qui témoigne : « quand je suis dans des milieux, j’ai envie de dire non… Bah non islamo bobo gauchiste écolo queer tout ce que tu veux, je me sens vraiment pas à ma place, je me sens vraiment mal. » Ce mal-être est signe que le retour en arrière est impossible et ainsi que les dispositions intériorisées sont bel et bien irréversibles.

Conclusion

Cet article montre comment des groupes Facebook organisés autour de mèmes sont un espace de construction de savoir militant et d’élaboration d’une identité collective féministe qui donne lieu à la formation d’« activistes “dormant·es”37 », des personnes potentiellement mobilisables lors d’événements féministes. Internet apparaît alors comme un outil majeur de consolidation du féminisme, qui agit à chaque moment de la carrière. Mais plus précisément, cette enquête montre qu’internet n’agit qu’en concordance avec d’autres instances de socialisation. Chez la majorité des enquêtées, les dispositions favorables au féminisme et nécessaires à la conversion ont été acquises en dehors d’internet, dans le cercle familial en grande partie. Internet intervient seulement à la place des autres instances quand celles-ci n’ont pas inculqué les dispositions suffisantes, comme en témoigne l’exemple de Laure. Cependant, même Laure est plus disposée au féminisme en ligne que la population générale : c’est une femme, issue d’une famille à l’aise avec les nouvelles technologies (ses deux parents ont une formation d’ingénierie).

Cette enquête invite donc à élargir les perspectives. Toutes les femmes interrogées viennent de milieux à fort capital culturel (6 enquêtées sur 10 ont un Bac + 5 ou plus), ce qui, comme on l’a vu, les aide dans leur cheminement féministe. Mais plus encore, les enquêtées ont un rapport intellectuel à leur pratique. Plus leur carrière avance, plus elles se tournent vers des ressources légitimes et complexes, particulièrement des livres qui débattent d’idées théoriques. La seule exception est Élia, dont l’évolution féministe se fonde sur l’expérience et non sur des connaissances intellectuelles. Son passage en troisième phase a été par exemple amorcé par sa maternité et sa découverte des discriminations que subissent les mères et non pas par la découverte de l’intersectionnalité. Élia est par ailleurs la seule des enquêtées qui possède « seulement » un CAP. Il se dessine ici une différence entre les femmes possédant un fort capital culturel et celles qui en possèdent moins. Une enquête plus approfondie permettrait de réellement étudier ce qui est seulement pressenti ici.

Notes

1 Bianca Fileborn et Rachel Loney-Howes, 2019, « Introduction: Mapping the emergence of #MeToo », in Bianca Fileborn et Rachel Loney-Howes (dir.), #MeToo and the politics of social change, Cham, Palgrave Macmillan, p. 1-18.

2 Sept réactions sont possibles : « j’aime », « j’adore », « solidaire », « haha », « wouah », « triste » et « en colère ».

3 Patrick Davison, 2012, « The Language of Internet Memes », in Michael Mandiberg (dir.), The Social Media Reader, New York, New York University Press, 2012, p. 120-134, p. 122 (je traduis).

4 Charles Tilly, 1978, From mobilization to revolution, New York, McGraw-Hill.

5 Anthony Oberschall, 1973, Social Conflict and Social Movements, Prentice Hall, Englewood Cliffs.

6 Viviane Albenga, 2022, « La socialisation au féminisme des étudiant·es par les médias après #MeToo », Politiques de communication, no 17, p. 53-78, p. 54.

7 Elle emprunte ce terme à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : une disposition irréversible est « une disposition qui ne peut être elle-même réprimée ou transformée que par un processus irréversible produisant à son tour une nouvelle disposition irréversible » (Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1970, La Reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, p. 58).

8 Muriel Darmon, 2010, La Socialisation, 2e éd., Paris, Armand Colin, p. 117.

9 En réalité les parcours féministes de nos enquêtées sont moins radicaux. Le processus à l’œuvre est peut-être davantage une socialisation dite de transformation, néanmoins celle-ci est définie en creux par rapport à la conversion puisqu’elle est « par définition limitée au regard de ce qu’impliquerait un processus de conversion » (ibid., p. 117). Je garderai donc ici ce premier terme.

10 Muriel Darmon, 2011, « Sociologie de la conversion. Socialisation et transformations individuelles », in Claudine Burton-Jeangros et Christoph Maeder (dir.), Identité et transformation des modes de vie, Genève, Seismo, p. 64-84.

11 Muriel Darmon, 2008, « La notion de carrière  : un instrument interactionniste d’objectivation », Politix, no 82, p. 149-167.

12 Everett C. Hughes, 1937, « Institutional office and the person », American journal of sociology, no 43, 3, p. 404-413.

13 Howard S. Becker, 2013 (1re éd. 1963), Outsiders, Paris, Métaillé, p. 47.

14 Deux orthographes sont possibles, meme ou mème. J'ai décidé de garder l’écriture francisée du terme.

15 Très peu de mèmes sont postés sur Neurchi de Féminisme, aussi aucune de ces 200 publications n’est un mème. Le contenu des publications de Neurchi de Féminisme sera détaillé dans l’analyse.

16 Sabine Melchior-Bonnet, 2021, Le Rire des femmes : une histoire de pouvoir, Paris, Presses universitaires de France.

17 Laure Flandrin, 2021, Le Rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions, Paris, La Découverte.

18 Représenté par un émoticône tenant un cœur.

19 Camille Froidevaux-Metterie, 2020, « Le féminisme et le corps des femmes », Pouvoirs, no 173, p. 63-73, p. 68.

20 Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, 2013, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation  ? », Idées économiques et sociales, no 173, p. 25-32.

21 Valérie Beaudouin et Julia Velkovska, 1999, « Constitution d’un espace de communication sur Internet (forums, pages personnelles, courrier électronique...) », Réseaux, no 97, p. 121-177, p. 134.

22 Daniel Gaxie, 1977, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, no 27, p. 123-154.

23 Charles Tilly, 1978, From mobilization to revolution, op. cit.

24 Discord est un site internet organisé autour de serveurs de discussion.

25 Valérie Beaudouin, 2021, « Collectifs d’amateurs en ligne  : produire de la connaissance et du lien social », in Olivier Martin et Éric Dagiral (dir.), Les Liens sociaux numériques, Malakoff, Armand Colin, p. 179-197, p. 191.

26 Armelle Weil, 2017, « Vers un militantisme virtuel ? Pratiques et engagement féministe sur Internet », Nouvelles questions féministes, no 36, p. 66-84, p. 74.

27 Terme en vigueur pour parler du gabarit d’un mème.

28 Ibid., p. 66-84, p. 74.

29 Ibid., p. 66-84, p. 79.

30 Muriel Darmon, 2011, « Sociologie de la conversion. Socialisation et transformations individuelles », in Claudine Burton-Jeangros et Christoph Maeder (dir.), Identité et transformation des modes de vie, Genève, Seismo, p. 64-84, p. 77.

31 Jessalynn Keller, 2019, « “Oh, She’s a Tumblr Feminist”: Exploring the Platform Vernacular of Girls’ Social Media Feminisms », Social Media + Society, no 5.

32 Megan Sharp et Barrie Shannon, 2020, « Becoming Non-binary: An Exploration of Gender Work in Tumblr », in D. Nicole Farris, D’Lane R. Compton et Andrea P. Herrera (dir.), Gender, Sexuality and Race in the Digital Age, Cham, Springer, p. 137-150.

33 Féminisme qui prend en compte les problématiques LGBT+ et qui questionne le concept de genre.

34 Elle est à distinguer de la déconstruction derridienne, procédé mis en place pour questionner les concepts philosophiques traditionnels (Isabelle Alfandary, Anne Emmanuelle Berger et Jacob Rogozinski (dir.), 2023, Qui a peur de la déconstruction  ?, Paris, PUF).

35 C’est-à-dire discriminant envers les personnes en situation de handicap.

36 Les TERF, trans exclusionary radical feminists, sont des féministes qui excluent les femmes transgenres de la lutte car elles ne considèrent pas celles-ci comme des femmes. Cette position est très critiquée par les milieux queer et intersectionnels.

37 Armelle Weil, 2017, « Vers un militantisme virtuel ? Pratiques et engagement féministe sur Internet », art. cit., p. 66-84, p. 79.

Illustrations

  • Figure 1. Table de présentation des caractéristiques sociales des enquêtées

    Figure 1. Table de présentation des caractéristiques sociales des enquêtées

  • Figure 2. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf. À droite, un échange de commentaires réagissant à ce mème, et se moquant des hommes alors qu’il n’en était pas question dans le mème.

    Figure 2. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf. À droite, un échange de commentaires réagissant à ce mème, et se moquant des hommes alors qu’il n’en était pas question dans le mème.

  • Figure 3. Échange de commentaires dans lequel deux membres du neurchi partagent leur expérience sur le retrait d’un implant contraceptif, dans l’espace commentaire d’un mème parlant des effets secondaires de ce type d’implant.

    Figure 3. Échange de commentaires dans lequel deux membres du neurchi partagent leur expérience sur le retrait d’un implant contraceptif, dans l’espace commentaire d’un mème parlant des effets secondaires de ce type d’implant.

  • Figure 4. Échange de commentaires sous le même mème que celui de la figure 3. La première personne à commenter partage son expérience, ce qui lui permet d’acquérir des connaissances sur l’endométriose en allant vérifier l’information donnée par la deuxième personne

    Figure 4. Échange de commentaires sous le même mème que celui de la figure 3. La première personne à commenter partage son expérience, ce qui lui permet d’acquérir des connaissances sur l’endométriose en allant vérifier l’information donnée par la deuxième personne

  • Figure 5. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf qui compare les étudiants de Science Po à des cochons. À droite, un commentaire critique posté sous le mème.

    Figure 5. À gauche, un mème publié sur Neurchi de Memes de Meuf qui compare les étudiants de Science Po à des cochons. À droite, un commentaire critique posté sous le mème.

Citer cet article

Référence électronique

Juliane Pérès, « Peut-on devenir féministe en ligne ? Étude du rôle d’internet dans la socialisation au féminisme », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 70 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 09 mars 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/885

Auteur

Juliane Pérès

Doctorante en sociologie des arts et de la culture, université Sorbonne Nouvelle, laboratoire CERLIS.