Depuis 2017 et les promesses de campagne du candidat Emmanuel Macron, un nouveau dispositif destiné à l’encadrement des jeunes et portant le nom de service national universel (SNU) a vu le jour au sein du paysage éducatif français. Composé initialement de trois phases successives découpées en un séjour de cohésion de douze jours, réalisé en internat sous la houlette d’un triptyque d’éducateurs issus de l’univers des armées, de l’éducation populaire et de l’éducation nationale, d’une mission d’intérêt général de quatorze jours et d’une séquence d’engagement volontaire de trois mois à un an, celui-ci se trouve quasiment réduit aujourd’hui au séjour de cohésion qui a toujours constitué le « fleuron » du dispositif global et le lieu de concentration de l’imaginaire politique associé au SNU. Depuis 2019 et la mise en place à marche forcée des premiers séjours de « cohésion » du SNU, le dispositif s’est développé jusqu’à figurer aujourd’hui au cœur même du parcours scolaire des jeunes lycéens par l’intermédiaire des « classes engagées » et a été de nombreuses fois réaffirmé politiquement pour apparaître aujourd’hui comme « un projet éducatif d’émancipation et de responsabilisation des jeunes, visant à les impliquer pleinement dans la vie de la nation et à nourrir le creuset républicain1 ». Critiqué pour son coût exorbitant ou sur les difficultés organisationnelles de sa mise en œuvre2, sur son caractère militaire3 ou son esprit néolibéral4, sur la contradiction majeure d’une rhétorique de l’engagement obligatoire5 ou encore sur les violences révélées au sein de ce dispositif6, nous voudrions quant à nous déployer ici une analyse éducative critique des fondements du service national universel et plus particulièrement du séjour de cohésion, objet de toutes les cristallisations et de tous les fantasmes politiques et pédagogiques. Cet article entreprend alors de rendre visible la manière dont le service national universel constitue un dispositif de conformation fonctionnaliste à rebours de la rhétorique de l’engagement et de l’émancipation mobilisée dans le langage politique.
Du point de vue épistémique et méthodologique, notre travail s’inscrit explicitement dans une approche théorique critique et multiréférentielle7 des pratiques éducatives telle que théorisée par Jacques Ardoino, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 et psychosociologue institutionnaliste. Cette approche voisine tout particulièrement avec l’analyse institutionnelle du sociologue et pédagogue, René Lourau8, ou encore du philosophe Cornelius Castoriadis9.
Analyse critique d’abord, au sens où Jacques Ardoino entend la mise en œuvre d’une négatricité, « récusant, refusant (le grand refus marcusien), contestant, remettant en question, en cause, des partis pris, des positions dogmatiques, des allants-de-soi, des préjugés, jusque-là (temporalité) réputés évidents, indiscutables, inaltérables »10 et qui ouvre, compte tenu de la complexité des processus éducatifs et de leur multidimensionnalité (économique, historique, sociologique, psychologique, etc.), à une approche multiréférentielle plus prompte à endosser le pluriel des sciences de l’éducation que le singulier du cloisonnement disciplinaire.
Multiréférentielle, donc, en ce que le travail proposé ici renonce au découpage disciplinaire arbitraire et à la simplification du réel, pratiqués dans les paradigmes scientifiques dominants que le sociologue Edgar Morin avait déjà repérés dans son travail relatif à la pensée complexe11. Il préfère, à cette simplification, une tentative d’articulation de champs disciplinaires différents, de système de référence, d’ancrages théoriques tout à la fois distincts et complémentaires afin de rendre intelligible une réalité éducative multiforme. « Reconnaître et postuler la complexité d’une réalité, c’est, en outre, admettre sa nature, à la fois homogène et hétérogène, son opacité, sa multidimensionnalité, exigeant alors, pour une compréhension plus fine, une “multiréférentialité”12. »
Analyse institutionnelle enfin, soucieuse de comprendre le « pour quoi », le « pour qui » d’un dispositif éducatif tel que le SNU, implique un travail autour de divers matériaux de recherche. Le premier type de matériau, support à l’analyse, est constitué des discours institutionnels, politiques, relatifs au SNU qu’il s’agit de « faire parler » pour rendre compte du « sens », de l’imaginaire tant les institutions ou dispositifs éducatifs sont aussi la résultante de significations imaginaires et sociales. Dans le cadre de l’analyse institutionnelle, « l’institution doit donc être lue en tant que sens, ensemble de significations, on pourrait dire, au sens aristotélicien, “âme”, de l’organisation. Tant que ce repérage n’est pas effectué, les praticiens comme les chercheurs tournent en rond dans le manège de l’analyse organisationnelle13 ». Ce sont donc les discours des hommes et femmes politiques amenés à penser et défendre le SNU, celui des concepteurs institutionnels initiaux du SNU qui sont analysés en ce qu’ils permettent en partie l’accès à ce « pour quoi » du dispositif et traduisent l’intérêt politique et le choix de ceux qui ont présidé à son institutionnalisation. Ici, c’est le « projet-visée » du SNU qui se trouvera plus fondamentalement saisi, autrement dit, pour Jacques Ardoino, « l’intention philosophique ou politique » de tout projet éducatif14.
Le deuxième matériau est constitué des contenus, règlements, programmes du séjour de cohésion du SNU en ce qu’ils deviennent la matérialisation d’un imaginaire désormais institué : la traduction en « programme » d’un discours et d’un imaginaire politique auxquels les jeunes inscrits dans le dispositif se retrouvent soumis. Cet ensemble de règlements, programmes, discours finit alors par déterminer une organisation, et l’analyse de ce type de matériau nous permettra alors de toucher à une compréhension du « projet-programme », autrement dit de « la traduction stratégique, opératoire, précise, déterminée15 » de ce projet éducatif du SNU que nous entendons saisir.
Le premier temps de l’analyse permettra, en s’appuyant sur le travail de Paul Ricœur, de saisir la dimension idéologique du SNU, puis nous aborderons la manière dont l’ordre constitue une dimension centrale du projet en s’ancrant dans les corps au profit de la création d’une jeunesse pensée comme un corps social à unifier. Enfin, nous expliciterons la manière dont ce projet de SNU construit, in fine, un individu « adapté » et « fonctionnel » au service de la société instituée. Aussi, les discours tout autant que les manifestations pédagogiques concrètes, adoptées lors de la mise en œuvre du dispositif, apparaîtront plus clairement comme les ornements16 d’un dispositif éducatif et pédagogique au caractère idéologique et répressif.
De la dimension idéologique du service national universel
Masquée derrière une communication officielle particulièrement soignée et prolixe, la dimension politique du SNU, son projet-visée, apparaît dans le champ médiatique et politique comme un dispositif d’éducation à la citoyenneté et officiellement axé sur l’engagement, l’émancipation, de la cohésion nationale et la mixité. Le SNU permettrait ainsi aux jeunes de vivre une expérience de vie collective émancipatrice, qui a eu tôt fait d’être transformée par le pouvoir politique et la puissance des supports communicationnels, en expérience quasi « mythique », faisant du SNU une expérience « irracontable17 ». Si la communication officielle encourage le spectateur à se laisser séduire par les discours émus des jeunes ayant partagé une vie collective, par les images d’une jeunesse « en action » et ordonnée sous les drapeaux – se livrant à des activités physiques en pleine nature ou assistant à des cérémonies mémorielles – ces images révèlent et dissimulent dialectiquement le projet-visée du dispositif, l’intentionnalité politique et philosophique qui a présidé à sa mise en œuvre. Ces images diffusées massivement sur les réseaux sociaux et les sites institutionnels s’inscrivent dans une logique de « spectacularisation » éducative et pédagogique du dispositif et de légitimation idéologique de celui-ci. Les jeunes apparaissent ainsi comme « unis et soudés », « actifs » et « transcendés » par le mysticisme républicain des cérémonies et des symboles. Aussi, c’est précisément ces images et les discours qui les accompagnent qu’il convient de dévoiler pour accéder à la dimension idéologique du projet. L’idéologie, si l’on suit les propositions théoriques de Paul Ricœur, peut ainsi s’exprimer selon trois modalités que le SNU endosse de manière paradigmatique.
La première caractéristique, repérée par Paul Ricœur, relève de la fonction idéologique de la rhétorique lorsque celui-ci pointait que « toute domination veut se justifier et elle le fait en recourant à des notions capables de passer pour universelles, c’est-à-dire valables pour nous tous. Or, il existe une fonction du langage qui répond à cette exigence ; c’est la rhétorique, pourvoyeuse d’idées pseudo-universelles18. ». Les maîtres mots « d’émancipation », « d’engagement », « de cohésion », « de résilience » ou encore « les valeurs de la République », mobilisés massivement pour expliciter le projet agissent ici précisément comme des fétiches qui voilent partiellement le projet-visée. Comme l’avait repéré le chercheur en droit, Paul Chauvin Madeira, on peut noter, à titre d’exemple que le seul terme « cohésion » est utilisé pas moins de cinquante fois dans le rapport d’information produit par les parlementaires au sujet de la mise en place du SNU19. Cette rhétorique pseudo-universaliste est particulièrement saillante dans la présentation issue du groupe de travail piloté par le général des corps d’armée Daniel Menaouine, où l’ensemble du dispositif permettrait à chacun de :
[…] découvrir la richesse du lien social et trouver sa place dans un projet collectif, indépendamment des liens marchands et des distinctions que la fortune ou l’origine peuvent générer. Construit pour abolir dans son principe les discriminations, le SNU n’ignore pas les différences mais neutralise leur expression, les dépasse ou les transcende, pour permettre de tisser un lien générationnel permettant de poursuivre l’écriture collective de l’histoire nationale, voire européenne. Chacun repart du service avec un capital social personnel accru, qui n’est pas hérité20.
Le langage creux et pseudo-universaliste utilisé pour expliciter le projet du SNU est employé comme une sorte de « mantra », répété inlassablement et de manière abstraite, agissant ici comme un « jargon de l’authenticité pontifiant et pseudo-concret, qui emprunte un pâle reflet de transcendance à la théologie sans cependant pouvoir s’appuyer sur des teneurs théologiques21 ».
Plus loin encore, il est affirmé que :
La création de ce service national universel doit donc être conçue comme étant la manifestation de la confiance de la nation dans sa jeunesse, en lui remettant un outil qu’elle doit s’approprier, pour forger un lien, une commune appartenance, une vision partagée, d’un destin commun et de la contribution que chacun à sa place peut, à sa manière, y apporter. La transmission de l’expérience dont elle peut être l’occasion […] doit laisser une large place à la fabrication d’une nouvelle expérience humaine […] dont il faut accepter le risque qu’elle innove, y compris en rupture, et propose des modes d’action, d’engagement, auxquels les générations précédentes n’ont pas nécessairement pensé ou qu’elles ont refusés 22.
Alors même que le dispositif prend place au sein de la société instituée et qu’il n’entrevoit, comme nous le verrons plus loin, aucune praxis pédagogique visant à la transformation sociale, celui-ci demeure présenté dans les discours comme pouvant être l’objet d’une appropriation et d’une transformation par les jeunes eux-mêmes, illustrant par là même la fonction de distorsion-dissimulation de la réalité repérée par Marx et reprise par Paul Ricœur au sujet de l’idéologie. Distorsion/dissimulation de la réalité sociale et politique et notamment de ses fondements capitalistes aliénants et réifiant, mais aussi du dispositif en tant que tel et de ses mises en œuvre pédagogiques qui se situent à l’opposé d’une tentative pédagogique permettant de laisser entrevoir l’idée d’un cheminement éducatif partagé entre jeunes et adultes au service d’un processus d’émancipation. Pour que le SNU puisse être véritablement approprié par les jeunes et que ceux-ci puissent effectivement adopter une position d’auteur ou de co-auteurs, la mise en œuvre pédagogique attendue supposerait tout à la fois une autre conception philosophique et politique des individus concernés par celui-ci, ainsi qu’une vision potentiellement issue d’un humanisme critique impliquant en même temps la nécessité d’élaborer une pensée critique de la société et la possibilité pour les individus de co-déterminer, dans le cadre d’un processus démocratique dialogique, la manière de conduire « une vie bonne ». Or, le SNU est porteur d’un projet pédagogique largement référé à l’idée d’une trajectoire et non d’un cheminement, privilégiant ainsi
[…] un mouvement prédéterminé, programmé, traçant la course, régulièrement courbe si ce n’est rectiligne, d’un mobile, inerte par lui-même mais propulsé à partir d’une source d’énergie. Elle se situe en conséquence hors d’un temps-durée qualitatif, ou ne fait intervenir un temps-chronométrable qu’en tant que paramétré, homogénéisé, réduit en unités égales et comparables. De ce fait, la trajectoire implique norme et modèle fondant son contrôle23.
Cette trajectoire s’illustre tout particulièrement par la réalité d’un séjour de cohésion conçu comme juxtaposition de modules prédéfinis, limités dans le temps, archi-balisés en termes de contenus, programmés et dans lesquels il s’agit de faire passer les « messages importants à transmettre aux volontaires24 » à rebours de l’idée de construction de « situations éducatives » de « situations problèmes » qui sollicitent un cheminement de « l’éduqué » et un engagement de celui-ci dans un processus actif d’apprentissage inscrit dans un temps-durée singulier. Cette réduction du temps éducatif à une trajectoire imposée et balisée ne peut dès lors que conduire à l’élaboration de la « fausse conscience », analysée par Joseph Gabel25, et qui se nourrit précisément de la déshistoricisation des phénomènes et des événements, conduisant ainsi les jeunes accueillis à percevoir la citoyenneté républicaine, par exemple, uniquement à travers le prisme de quelques symboles, formules ou antiennes à intégrer, plutôt que par l’élaboration d’une pensée critique nourrie de diverses formes de connaissances historiques, politiques, philosophiques ou sociologiques, qui permettrait d’élaborer le concept de citoyenneté ou de République.
Dans son article relatif à l’idéologie, Paul Ricœur avait identifié un troisième niveau de l’idéologie dont le SNU est là encore porteur et qu’il définit comme le niveau où l’idéologie a pour fonction un processus d’inscription dans la mémoire sociale que Ricœur illustre par l’intermédiaire des cérémonies de commémoration « grâce auxquelles une communauté quelconque réactualise en quelque sorte les événements qu’elle considère comme fondateurs de sa propre identité »26. Or, il s’agit précisément du type d’événements auquel le SNU a choisi de recourir pour procéder à la constitution de l’esprit citoyen de chaque jeune. Chaque séjour suppose en effet la participation des jeunes à des cérémonies nationales ou mémorielles dont il est imaginé qu’elles renforcent l’attachement des jeunes à la République et la constitution d’un patrimoine commun. Célébration de l’héroïsme, du courage, de la grandeur à mourir pour la Nation et la République sont ainsi le cœur de ce type de célébration afin que ces éléments puissent pénétrer le cœur des jeunes volontaires et affermir l’esprit républicain. Dans le cadre du module « mémoire », les jeunes sont amenés à visionner le film « la mémoire au présent, se souvenir et s’engager » mais aussi à jouer au jeu de plateau « explique moi une cérémonie », visant à comprendre le déroulement fonctionnel d’une cérémonie nationale ou mémorielle. Cependant, ce processus de participation aux cérémonies mémorielles ou nationales demeure largement problématique dans la mesure où le souvenir et la mémoire, sollicités lors de ce type d’événements, ne font l’objet d’aucun questionnement critique et s’inscrivent dans la célébration de la mémoire des « vainqueurs27 ». C’est la mémoire réifiée de l’institué qui se trouve mise à l’honneur, négligeant le plus souvent la manière dont, lorsqu’il est par exemple question de célébrer la mémoire d’une guerre victorieuse, les soldats et les jeunes se sont précisément trouvés enrôlés de force par le pouvoir politique et comment les discours mobilisateurs de l’époque, tout comme les récits des victoires, font largement fi des souffrances, des sensibilités et des individualités niées au profit d’un récit national victorieux.
Tout se passe comme si l’idéologie ne gardait sa puissance mobilisatrice qu’en devenant justificatrice de l’autorité qui permet à la communauté de s’exprimer comme un grand individu sur la scène mondiale. On le voit à la façon dont la commémoration se transmute si facilement en argumentation stéréotypée : par celle-ci, nous affirmons qu’il est bien que nous soyons comme nous sommes. […] Peu à peu, l’idéologie devient une grille de lecture artificielle et autoritaire non seulement de la façon de vivre du groupe, mais de sa place dans l’histoire du monde28.
Il est symptomatique de noter que c’est contre ce type de mystification politique et idéologique qu’un premier ministère en charge de l’éducation populaire avait été créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec, à sa tête, Jean Guéhenno, qui s’était efforcé de mettre en œuvre une politique publique d’éducation populaire, radicalement opposée à tout esprit guerrier et à toute glorification de l’héroïsme militaire, rappelant que :
Ces douze millions de jeunes morts d’il y a cinquante ans, nos camarades, dans une immense majorité n’ont pas voulu mourir. Peut-être convient-il de le rappeler à tant d’orateurs qui, dans les cérémonies d’anniversaire et dans tous les pays du monde, célèbrent ces monstrueuses hécatombes et notre prétendue ardeur à mourir. […] Il n’est guère de lieux au monde sans doute où l’on mente davantage que devant ces monuments élevés dans tous les villages aux anciens combattants. On y prépare les dupes de l’avenir29.
Près de 80 ans plus tard, la perspective politique s’est transformée à tel point que le SNU se revendique pour partie de l’éducation populaire, impliquant un certain nombre d’associations (Léo Lagrange, CEMEA, Ligue de l’Enseignement, PEP, JPA, etc.)30 et préparant précisément ces « dupes de l’avenir ».
Le SNU, un dispositif d’ordre
Présenté comme une création, comme un dispositif inédit, le SNU s’inscrit pourtant dans la longue tradition des dispositifs et des politiques éducatives d’encadrement de la jeunesse, dont les différents pouvoirs politiques ont fait usage afin d’assurer la reproduction idéologique de la société31. Le SNU, qui voit le jour lors de la campagne présidentielle de 2017, ne déroge pas à cette longue tradition et porte avec lui, de manière constitutive, un imaginaire de l’ordre et de la cohésion comme réponse éducative et politique à une société traversée par de multiples contradictions, crises et fractures. Avant même que ne soient davantage travaillées ses options éducatives et pédagogiques dans le cadre de commissions chargées de préciser les options initiales, le projet présidentiel de 2017 avait été énoncé à l’occasion d’un discours relatif à la politique de défense et dégageait les contours du dispositif en affirmant que :
[…] les menaces qui pèsent sur notre pays nous commandent aussi de renforcer le lien armée-nation, en permettant à l’ensemble de notre jeunesse de faire l’expérience de la vie militaire et d’être des acteurs à part entière de l’esprit de défense. Je souhaite donc, pour ce faire, que chaque jeune Français ait l’occasion d’une expérience, même brève, de la vie militaire. […] C’est là un projet de société majeur, un véritable projet républicain, qui doit permettre à notre démocratie d’être plus unie et d’accroître la résilience de notre société. […] J’ai pris cette décision compte tenu du défi qui est aujourd’hui le nôtre. C’est un défi de sécurité́, d’éducation, un défi économique et social, mais c’est aussi un défi moral et de civilisation, et le relever passera par notre capacité à refonder le lien armée-nation32.
C’est au général Menaouine que sera confiée la mission de définir plus précisément les contours du SNU ancrant ainsi, de manière symboliquement très forte, le projet dans le champ de l’ordre militaire33. Aussi, c’est sans surprise que le rapport viendra confirmer que « le nouveau service national universel (SNU) s’inscrit assurément dans une tradition républicaine qui, héritière d’une certaine mythologie révolutionnaire, entendait appeler sans distinction d’origine la nation elle-même à s’armer pour sa défense »34 et fixait comme objectif de pouvoir permettre à chaque génération de « prendre conscience des enjeux de la défense et de la sécurité nationale et s’approprier les moyens d’en comprendre les outils et de discerner le rôle que chacun peut y jouer »35. À travers ce « souffle » initial donné tout à la fois par le projet présidentiel et par le rapport du général Menaouine s’élabore de manière très forte l’idée d’un dispositif au service de la défense de tout l’ordre institué de la société. Le SNU ne concourra pas au développement de la conscience critique ou à l’analyse de la complexité du monde, il possède pour modèle de vie collective la « vie de caserne » avec ses groupes constitués et ses hiérarchies et réduit la vie démocratique ou la République aux capacités de défense, au civisme et à la connaissance des symboles républicains36. Ainsi, le modèle militaire apparaît comme un modèle de cohésion républicaine, la vie militaire comme « idéal » de discipline et d’engagement, comme système de référence pour l’organisation de la vie collective et de la société, comme propédeutique à une vie collective démocratique. Ce qui est ici sous-tendu par la référence militaire relève ainsi de deux aspects, irriguant de manière plus ou moins affichée le projet du SNU : d’un côté, la volonté d’enrôler les jeunes dans un projet de défense de la nation y compris par des moments de défense armée, et de l’autre, la volonté d’élaborer une société « d’ordre », dont la rhétorique de l’engagement n’est en réalité que le masque d’un projet de « cohésion » de la société et d’unification de celle-ci. Dans une déclaration relative au projet de généralisation du SNU, Prisca Thévenot, ancienne secrétaire d’État à la jeunesse et porte-parole du gouvernement poursuivait l’explicitation des fondements du SNU à l’aube de sa tentative de généralisation à l’ensemble d’une classe d’âge et du projet de « réarmement civique » dans lequel celui-ci s’inscrit désormais.
Est-ce qu’investir dans notre jeunesse, capable d’être fière et de se retrouver dans les valeurs communes qui sont les nôtres, en tant que Françaises et Français, d’être fière des rites républicains, d’être fière des symboles que nous portons et de rappeler cette nécessité de l’ordre et de l’autorité, c’est grave ? Je pense que c’est notamment important au regard des défis qui sont les nôtres sur la scène européenne, sur la scène internationale, mais aussi à l’échelle nationale37.
L’ordre et l’autorité apparaissent ici comme les réponses face au désordre du monde et à ses crises, et le processus éducatif mis en œuvre au sein du SNU comme une forme de soumission à l’autorité tout à l’opposé, de l’enjeu du « passage de la représentation psycho-archaïque de l’autorité à celle d’une démarche, d’un processus d’autorisation, cette fois entendus comme capacité toujours en cours d’acquisition, conquise autant par le travail et les effets complexes de l’éducation qu’à travers l’expérience de la vie, de devenir soi-même son propre co-auteur38 ».
Cette perspective axiologique de l’ordre se prolonge dès lors inévitablement dans la mise en œuvre programmatique du service national universel à travers plusieurs éléments saillants :
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Le profil des encadrants recrutés pour prendre en charge les jeunes dont une partie est constituée de militaires, réservistes
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La manière dont le groupe de jeunes accueillis dans le cadre du SNU est appelé à se structurer à savoir sur la base d’une structuration pyramidale et hiérarchisée en maisonnées, compagnies avec son encadrement spécifique que sont les tuteurs de maisonnées et les chefs de compagnies qui reproduisent l’imaginaire de la caserne et soumettent les jeunes à un contrôle constant des adultes39
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Des « rituels » républicains tels que le lever des couleurs réalisé chaque matin et devant lesquelles font face des jeunes ordonnés en rang, le corps tendu et dressé devant le drapeau et entonnant la Marseillaise
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Une cérémonie d’ouverture et de clôture qui forment de véritables mises en spectacle d’une jeunesse aux ordres avec le lever du drapeau devant les autorités départementales (préfecture, DSDEN, Groupement départemental de la gendarmerie, etc.) et, dans certains cas, une forme de passage en revue des effectifs alignés et au « garde à vous »
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La tenue obligatoire et imposée à tous les jeunes participants dans l’ensemble des temps de vie, de sortie, etc.
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L’impossibilité pour les jeunes de sortir librement du séjour de cohésion et la restriction de leur liberté de circulation alors même que de nombreux lycées les y autorisent pourtant dans le cadre des internats scolaires
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Une structuration du temps particulièrement détaillée et précise, prévue en amont du séjour et qui donne une forme imposée à l’ensemble des séjours proche du fonctionnement de l’institution totale décrite par Erving Goffman40
La logique de l’ordre est tout à la fois politique, corporelle et temporelle et s’exprime pleinement dans ce séjour de cohésion qui constitue la mise en spectacle de l’organisation autoritaire face à laquelle les jeunes apparaissent comme totalement déférents. D’ailleurs, lorsqu’ils manifestent trop franchement leur désapprobation vis-à-vis du cadre ordonné ou tout simplement lorsqu’ils transgressent les règles édictées au sein des centres, la logique de l’ordre et de la répression peut d’ailleurs se manifester d’une manière tout à fait symptomatique et révélatrice des conceptions enfouies du projet du SNU. Plusieurs « incidents », mais que l’on pourrait plutôt requalifier comme des « analyseurs » du SNU, rendent compte de la manière dont le corps des jeunes est perçu comme un corps à discipliner :
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En juin 2019, plusieurs jeunes en séjour sont photographiés en pleine séance de pompes à suite à un rappel à l’ordre relatif au fait qu’ils ne doivent pas mettre les mains dans les poches lorsqu’ils sont en uniforme du SNU41
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En juin/juillet 2022, un lieutenant-colonel présent sur un séjour SNU des Hauts de Seine impose une punition collective sur une piste d’athlétisme en pleine nuit laissant un jeune au sol totalement inconscient42
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Dans la nuit du 5 juillet 2022 à Strasbourg, plus de 130 jeunes ont été contraints de faire des pompes et du gainage dans la cour du lycée à 22h3043
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En juin 2023, deux encadrants du SNU en Haute-Savoie contraignent 3 garçons à effectuer des pompes sur les poings dans des graviers44
Ces punitions corporelles infligées aux jeunes illustrent ainsi comment le corps demeure l’instance d’inscription du politique et notamment d’une politique autoritaire et répressive qui plus est lorsque l’on sait que ces punitions ont été infligées face à des situations où les jeunes se sont émancipés du règlement pour, le plus souvent, rejoindre la chambre d’autres jeunes et laisser libre cours à des processus conversationnels ou libidinaux que l’organisation du SNU ne semble que pouvoir sanctionner. C’est cette même conception dégradante vis-à-vis des jeunes qui s’exprime, toujours dans le rapport Menaouine, au sujet de ceux qui refuseraient de participer au dispositif et qui se trouvent directement stigmatisés comme « des jeunes ayant échoué – à un moment de leur trajectoire – à comprendre le plein sens des valeurs d’égalité et de fraternité, passagers clandestins d’une société à l’amélioration et à la générosité de laquelle ils apparaîtront comme ayant renoncé45 ».
Un projet de civisme institué contre l’émancipation démocratique instituante
Depuis la vague d’attentats terroristes de 2015, en passant par la crise écologique grandissante et la crise des « gilets jaunes », la crise sanitaire liée au COVID, les émeutes et violences urbaines de 2023 ou encore la guerre réapparue sur le continent européen, la société française à l’instar de l’ensemble de la société-monde se trouve traversée par des crises régulières et par un mouvement plus profond de crise généralisée relative à ses fondements même. « La crise du progrès qui affecte l’humanité entière, entraîne partout des ruptures, fait craquer les articulations, détermine les replis particularistes ; les guerres se rallument ; le monde perd la vision globale et le sens de l’intérêt général. Partout la foi dans la science, la technique, l’industrie se heurte aux problèmes que posent la science, la technique, l’industrie »46. Si le processus de crise de la société a été repéré par les pouvoirs politiques, il a principalement été assimilé à une menace contre le pouvoir étatique davantage qu’à une occasion de repenser la République, la démocratie ou encore une occasion de rompre avec les principes fondamentaux du complexe technoscientifique et capitaliste qui sape les possibilités de maintien d’une société démocratique. Cette crise généralisée qui affecte les processus démocratiques tout autant que les subjectivités individuelles appellerait, en effet, à repenser ou révolutionner l’éducation opposant ainsi « une pédagogie idéologique qui camoufle les réalités sociales et justifie l’oppression, l’inégalité, l’injustice, [à], une pédagogie sociale qui prend véritablement en compte la dimension sociale de l’éducation47 ». Or, devant cette société fragmentée, ce qui inquiète le plus le pouvoir étatique, ce sont les formes de radicalité que la jeunesse entendrait développer comme le rappelait Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État chargée de la jeunesse et de l’engagement, constatant « la désaffection réelle de notre jeunesse pour la vie politique, expression d’une radicalité de choix et d’action » et imaginant alors le SNU comme « un temps, un rassemblement, de mixité autour des valeurs essentielles de la République »48. La réponse qui a été choisie s’élabore donc comme une réponse éducative qui aura pour vocation de renforcer l’institué et davantage que la défense de la démocratie, c’est la défense de l’État comme nécessairement représentant d’une République démocratique qui se trouve mise au centre des démarches éducatives du SNU. Aussi, le rapport Menaouine précise qu’il s’agit :
[…] d’acquérir des éléments essentiels pour un civisme actif au sein d’une société qui perçoit, avec une acuité accrue, par l’accélération de la diffusion de l’information, les menaces ou les dangers pesant sur elle. […] C’est avant tout la commune appartenance à une nation, à la République et à ses valeurs comme à ses institutions, qu’il s’agit de valoriser, de célébrer, peu avant la majorité et l’entrée dans la citoyenneté qu’elle entraîne. En premier lieu, c’est la cohésion, sociale et nationale, qui est le premier objectif poursuivi49.
Le projet défendu ici s’apparente dès lors davantage à une défense d’une République mais qui n’aurait pas nécessairement pour corollaire un projet démocratique tant sont absents les « marqueurs » d’une perspective démocratique émancipatrice. La société démocratique tire précisément sa richesse et son caractère vivant de cette capacité, toujours fragile, de questionner ses fondements, de questionner le monde existant dans un mouvement que Cornelius Castoriadis nommait mouvement d’auto-institution de la société qui « doit se comprendre comme un processus de reprise et de transformation de ce qui est, donc comme le pouvoir de ré-interroger et de ré-instituer à nouveau ce qui a déjà été institué50 ». Le caractère démocratique de la société ne saurait ainsi être donné pour l’éternité et repose sur la possibilité :
[…] de concevoir l’émancipation comme un processus dynamique et interminable, […] où le sujet comme la collectivité doivent toujours reprendre dans des conditions chaque fois nouvelles le mouvement de réflexivité par lequel ils travaillent à leur auto-altération et se transforment continuellement, en devenant une autre personne et une autre société, en se constituant comme un nouveau sujet et comme une nouvelle collectivité – et cela, dans un processus sans fin »51.
Derrière les termes de commune appartenance, de cohésion, mobilisés pour défendre le SNU se niche une conception de la communauté politique comme une communauté unie derrière l’État, comme une république démocratique pensée comme un bloc non divisé et non engagé dans un processus de conscientisation et de travail de ces divisons alors même que ce processus constitue une part décisive du processus démocratique. Ainsi que le soulignait le philosophe et politiste Miguel Abensour, la démocratie tire son dynamisme de sa capacité de « résistance des tous uns au virage en tous Un, comme si l’insurgence avait entre autres fonctions de bloquer, d’enrayer le dérapage toujours menaçant de la communauté des tous uns vers la forme unificatrice du tous Un, négatrice de la pluralité, de la condition ontologique de pluralité52 ». Or, depuis la tenue obligatoire jusqu’à l’objectif de cohésion et les différentes activités proposées aux jeunes, la quête politique du SNU exprime de manière symptomatique la volonté d’adopter la forme unificatrice du « tous Un » rassemblé derrière l’État. Les jeunes ne devraient plus former qu’un seul corps disposant de quelques connaissances rudimentaires sur l’histoire et la mémoire, les institutions et les lois de la République, le développement durable, etc., qui suffiraient à élaborer un socle minimal de « citoyenneté », niant totalement les potentialités individuelles et collectives de démarches instituantes et émancipatoires qui visent précisément à briser les injustices, les inégalités sociales et politiques et à lutter contre les processus de domination existant au sein de la société. Pendant le séjour de cohésion, l’organisation accorde alors uniquement aux jeunes un temps de « démocratie interne » qui se limite à la possibilité pour eux de pouvoir exprimer partiellement leurs impressions et ressentis, de « régler les problèmes de la vie quotidienne durant le séjour de cohésion, de pratiquer des activités culturelles et artistiques permettant de développer la cohésion du groupe au sein de la maisonnée et de mettre en œuvre des projets pédagogiques en lien avec les thématiques et modules nationaux53 ». Ici, les jeunes sont mobilisés comme agents ou appendices d’une organisation au sein de laquelle n’est pas recherché le travail d’émancipation démocratique mais où s’opère la limitation du pluralisme et des singularités individuelles dans une unification réductrice, dans une « cohésion-opium ». Or, dans un régime démocratique,
[…] le corps du peuple n’est pas à concevoir comme un organisme substantiel, se repliant sur soi, mais comme un corps divisé, clivé, lancé dans la quête interminable d’une identité problématique. C’est en effet à l’épreuve de conflits multiples que la communauté politique se constitue avec pour visée de faire passer dans l’ensemble des sphères, grâce à la réduction, l’universalité démocratique, soit une expérience de la liberté qui se donne comme refus de la domination, comme non-domination54.
Le SNU est à la recherche d’harmonie sociale totalement aveugle aux divisions qui parcourent la société ou plutôt désireux même de les reléguer au second plan au profit d’une mystification unificatrice au sein de laquelle les principes et les valeurs ne seraient finalement que des termes abstraits détachés de toute forme de réalité effective à laquelle tout un chacun serait en droit de pouvoir accéder par l’intermédiaire précisément de l’élaboration d’une république démocratique cherchant sans cesse à abolir les formes de la domination. Dans le cadre du SNU et notamment du séjour de cohésion, le faire Nation ou « faire cohésion » l’emporte sur l’action politique instituante, l’imaginaire institué écrase et balaye l’imaginaire instituant et les significations nouvelles qu’il pourrait déclencher. De l’esprit républicain et révolutionnaire, le SNU ne retient que l’idée que les citoyens aient cherché à s’armer eux-mêmes pour défendre la Nation ou encore l’établissement de la Constitution comme ordre indépassable devenu objet figé et non produit d’un mouvement démocratique, oubliant ainsi ce qu’Hannah Arendt a mis en évidence à savoir que :
[…] ce que le peuple, tel que les Français le comprenaient, apporta à la Révolution […] ce fut le caractère irrépressible d’un mouvement qu’aucun pouvoir humain n’était plus en mesure de contrôler. […] Le sens d’une révolution est la réalisation de l’une des plus grandes et des plus élémentaires potentialités humaines, l’expérience inégalée d’être libre d’accomplir un nouveau commencement, qui donne la fierté d’avoir ouvert le monde à un novus ordo saeclorum55.
Dès lors, comment considérer ce projet de service national universel comme « émancipatoire », tant il fait l’impasse sur la désignation des aliénations et des dominations qui pèsent sur les individus, et ne propose aucune « praxis pédagogique »56 et démocratique permettant de s’en défaire à la fois individuellement et collectivement.
Un projet d’éducation et de formation d’un individu fonctionnel
Le projet global du SNU et du séjour de cohésion en tant que projet éducatif et pédagogique charrie avec lui une dimension politique inhérente à tout projet et avec elle une conception de l’homme que le modèle pédagogique entend former. Comme l’avait souligné le pédagogue et professeur en sciences de l’éducation, Bernard Charlot :
L’éducation est politique parce qu’elle forme la personnalité selon des normes qui reflètent les réalités sociales et politiques. L’éducation agit politiquement sur l’individu en mettant en place, au cœur même de sa personnalité, des structures psychologiques de dépendance, de renoncement et d’idéalisation57.
Compte tenu des crises multiples et des divisions profondes de la société et afin de lutter contre la remise en cause des fondements et principes de la société, le projet « d’homme » qu’entend former le SNU s’inscrit dans une visée utilitariste et fonctionnaliste. Le SNU n’est pas étranger au monde qui l’a fait émerger et est à comprendre au sein d’un processus plus global. Sous l’effet conjugué de l’accroissement de la rationalisation technique, bureaucratique et économique, les individus contemporains se sont transformés en outils et en moyens au profit d’une fin surdéterminée et au sein duquel « l’individu devient un vecteur d’adaptation, voire d’assimilation à la puissance collective58 ». Cette transformation de l’individu en moyen objectif, n’est pas sans conduire à un certain nombre de fragilisations individuelles ou collectives, à une crise du sujet59 et à une crise profonde de la société-monde. Les multiples passages à l’acte individuel, tout autant que les conflits guerriers, les dérèglements climatiques, les violences collectives sont des expressions symptomatiques de cette crise auquel le SNU entend répondre concrètement en réinsufflant l’idée que demeurerait un individu ou un sujet à l’endroit même où le dispositif entend poursuivre son effacement. En réalité, devant l’impuissance face au fonctionnement objectif et techno-capitaliste du monde, l’homme appelé à émerger à partir du SNU ne sera ainsi que « pseudo-concret60 », toujours envisagé comme un moyen, un outil fonctionnel au service de la reproduction du monde. Cette perspective de formation d’un individu fonctionnel, « pragmatique », se trouve directement exprimée par Sarah El Haïry lorsqu’elle réaffirme que :
Nous devons faire face à des menaces nouvelles. La menace terroriste persistante, le retour de la guerre en Europe, les incendies et les conséquences dramatiques du changement climatique obligent notre jeunesse à disposer de nouveaux outils. Cela va des premiers gestes qui sauvent aux premiers réflexes à avoir en cas d’incendie dans sa ville ou son village61.
Le programme plus précis du SNU viendra alors entériner cette position et s’articule, dès lors, autour de sept thématiques destinées à forger cet individu adapté :
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Activités physiques, sportives et de cohésion
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Autonomie, connaissance des services publics, accès aux droits, promotion de la santé
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Citoyenneté et institutions nationales et européennes
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Culture et patrimoine
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Découverte de l’engagement
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Défense, sécurité et résilience nationales
-
Développement durable et transition écologique
Ce programme se veut :
Le prolongement et complément de l’enseignement moral et civique […] la sensibilisation et l’information doivent, à cette occasion, se doubler de l’acquisition de compétences élémentaires : capacité à s’orienter sur une carte, secourisme, connaissance des cadres de l’action d’urgence, communication par exemple. Le but est de permettre à chaque citoyen, en cas de crise, quelle qu’en soit la nature, de jouer un rôle utile dans l’espace public, en participant, aux côtés des pouvoirs publics et sous leur autorité, à l’obligation de secours mutuel62.
On pourra aussi noter comme point d’orgue du séjour un rallye de synthèse au sein duquel les jeunes seront amenés à restituer ce qu’ils ont appris au cours du séjour, à travers la mise en œuvre d’un scénario réaliste qui peut prendre la forme suivante : inondation, feu de forêt, tempête, disparition et face auquel ils auront à réagir collectivement.
À travers cette pédagogie de « modules juxtaposés », au sein de laquelle se trouve totalement absente la relation vivante à un « professeur »63 ou à un « enseignant » qui agit pourtant dans le double objectif de « libérer et d’unir », il s’agit de former un individu adapté et fonctionnel au sein de la société, un citoyen capable de s’adapter aux diverses crises que la société traverse pour y répondre. L’homme que souhaite le SNU et que l’on peut lire, aux travers des différents rapports, n’est pas l’homme de « l’étude » et de la pensée, c’est « l’homme d’action » qui réagit aux situations de crises. L’éducation privilégiée dans le SNU est ainsi une éducation qui a pour priorité le développement des capacités physiques ou des capacités d’adaptation au détriment de la formation intellectuelle et qui place les intérêts de la Nation au-dessus de l’épanouissement de l’individu ou de son émancipation individuelle de telle sorte qu’il n’est plus pensé comme une conscience critique individuelle qu’il conviendrait d’accroître pour accroître toujours plus les potentialités d’accomplissement du projet démocratique, mais comme un individu qui se fait rouage de l’organisation. Or, au sein de ce type de dispositif et comme l’avait justement souligné Theodor Ardorno, « ceux qui sont saisis par l’organisation ne lui appartiennent pas primairement pour eux-mêmes, mais précisément en tant qu’outils en vue de réaliser la fin que sert l’organisation64 ». Les singularités individuelles, tout autant que le groupe, se trouvent largement niés tant aucune référence pédagogique n’est faite dans les discours ou les rapports relatifs au SNU, à la singularité des jeunes accueillis, à la richesse potentielle du « groupe », aux potentialités créatrices et toujours diverses d’un groupe concret avec lesquelles pourrait s’élaborer un projet démocratique. Seul domine l’impératif politique de cohésion nationale et la formation d’un homme fonctionnel et adapté, une forme d’intégration totale à la société qui masque la désintégration quasi-totale de l’individu en tant que capacité critique de résistance à la société et de création de la société. L’homme formé par le SNU est amené à accepter la société en l’état ou tente de la corriger de manière superficielle par un engagement potentiel mais dont on sait qu’il ne peut être qu’adaptatif tant d’autres politiques menées traquent toutes les formes d’engagement qui agiraient en direction d’une prise de conscience et d’une transformation du rapport au monde dominant65.
Dans ce cadre, l’engagement qui est attendu de la part des jeunes est un engagement sous contrainte et non un engagement libre face au défi et au désordre du monde. Dans son article « Éduquer après Auschwitz », Theodor Adorno avait déjà repéré le type d’homme et de mentalité construite par cette rhétorique de l’engagement vidée de toute véritable incarnation politique transformatrice. Il signalait ainsi que cette rhétorique de l’engagement « conduit à l’hétéronomie, la dépendance à l’égard des commandements ou des normes qui n’ont pas à se justifier devant la raison de l’individu lui-même66 ». Il s’agit en réalité d’un engagement sous contrainte dicté par des autorités extérieures qui s’imposent sur la raison sensible et individuelle et qui condamne tout individu à « être prêt à jouer le jeu du pouvoir et à s’incliner extérieurement devant le plus fort qu’on érige en norme » là où « la seule véritable force contre le principe d’Auschwitz serait l’autonomie, […] la force de réfléchir, de se déterminer soi-même, de ne pas jouer le jeu »67.