L’identité en formation : questions d’identifications

Un récit d’expérience analysé ou le « je » historique du passage vincennois

  • Identity in vocational education and training: a matter of identification. A tale of experience: testimony after Vincennes

Résumés

Nous nous appuyons sur un récit d’expérience (brève narration d’un parcours professionnel vincennois) pour analyser le concept d’identité en sciences sociales et l’affiner avec celui d’identification, propre à la philosophie. Ceci nous amène à nous positionner quant à une historiographie particulière : le « je » historique, avec sa méthodologie propre. Notre contribution est ainsi un double apport à la formation d’adultes : par les développements du concept d’identification socioprofessionnelle et par des réflexions sur la mise en récit de sa propre expérience.

We rely on an experiential narrative (a brief narration of a professional career) to analyze the concept of identity in social sciences and refining it with that of identification, specific to philosophy. This leads us to position ourselves with regard to a particular historiography: the historical “I”, with its own methodology. Our contribution is thus a twofold contribution to adult education: through the development of the concept of socio-professional identification and through reflections on the telling of one’s own experience.

Plan

Texte

Réfléchir à son expérience professionnelle et à ses trajectoires de vie conduit souvent à se poser la question de l’identité, ce qui reste idem, indemne et inchangé par le temps : les constantes internes, ou au contraire, l’environnement externe statique auquel on s’identifie et qui nous transforme. C’est une question centrale en formation d’adultes, professionnelle et continue, voire en éducation permanente.

Pour autant, l’idée même d’identité est remise en question par la philosophie, lui préférant le concept plus fin d’identification. Nous allons présenter un bref récit d’expérience professionnelle et allons l’analyser à travers ces questions d’identifications, plurielles et changeantes, à des formes stables et immuables, idéalistes. Cela nous amènera à repenser le paradigme de la formation (ne s’agit-il pas de tendre vers des formes, souvent professionnelles, comme l’indique le suffixe « -tion » ?) et à détailler notre méthode scientifique : le récit de soi et ses usages.

Notre question de départ est : « comment penser l’identité en formation avec un récit d’expérience ? » et nous nous appuierons sur des données empiriques qui ne sont autres qu’un bref curriculum professionnel à analyser, ou encore la narration d’un parcours dans différentes organisations et sous différents statuts et fonctions.

Pour mener à bien cette analyse, le cadre théorique sera celui du concept d’« identification »1 qui permet de donner un second souffle à la littérature scientifique des identités dans la formation professionnelle2. Là où le sociologue parle d’une identité professionnelle3, le philosophe préfère rappeler que chacun est changeant, tous sont différents et que seules les idées, les formes professionnelles, sont immuables. Il ne reste alors que la possibilité de s’identifier, temporairement, avec plus ou moins d’intensité, à ces formes-là qui font partie de l’offre sémantique d’une culture4 à un moment donné.

Nous réfléchirons enfin à notre méthode par des considérations sur le « je » historique, ou comment et pourquoi écrire sur soi scientifiquement – ce qui, toute psychanalyse5 mise à part – renouvelle les travaux de Jean-Pierere Olivier de Sardan6 en s’appuyant sur des auteurs en sciences sociales comme Pierre Bourdieu7 et Paul Veyne8 mais aussi Paul Ricœur9.

Un bref récit d’expérience : le passage vincennois

Nous intitulons ce récit d’expérience « le passage vincennois » car il touche à son paroxysme en 2016, à l’université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis, alors que nous occupions un poste de direction et de membre du conseil d’administration de l’institution. Ce point culminant résume le parcours et lui donne donc son titre.

Là où nous préférons le « nous » analytique dans l’article, ce récit d’expérience sera écrit à la première personne du singulier par souci d’un style adapté à la narration authentique ou au témoignage.

J’ai été ingénieur en gestion et pilotage avant d’être enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation. J’y ai développé des compétences et des connaissances qui sont valorisées dans les nouvelles fonctions […].
D’abord chef de projet en formation professionnelle pendant ma thèse de doctorat en philosophie, j’ai été recruté, après la soutenance, comme ingénieur d’études contractuel dans l’enseignement à distance public, pour poursuivre dans les mêmes activités professionnelles, quoiqu’avec plus d’envergure. Je me suis alors inscrit en parallèle au Centre de recherche sur la formation des Arts et Métiers avec un objectif de recrutement et d’habilitation.
Après l’enseignement à distance j’ai poursuivi par un contrat d’ingénieur de recherche en charge de fonder et diriger un service central universitaire. J’étais membre du conseil d’administration et du conseil de la formation et de la vie universitaire de l’établissement […]
Puis je suis retourné à des activités de recherche scientifique comme chef de projet senior dans un laboratoire privé, tout en continuant au Cnam j’ai pu alors soutenir l’habilitation et être recruté à l’université comme maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, sur un poste lié à ces expériences professionnelles.

La mise en récit de notre expérience professionnelle, entre guillemets et sous forme de témoignage adapté à une déclaration pour le grand public, soulève des questions de narration de soi sur lesquelles nous reviendrons. Commençons par analyser l’identité professionnelle qui se dégage de ce discours.

L’identité professionnelle n’existe pas : des identifications plurielles

Heuristique des temps du récit

Commençons par indiquer la multiplicité des temps du récit d’expérience. L’essentiel est écrit au passé composé, parfois à la voix passive (alors qu’il s’agit d’actes professionnels !), avec une phrase au présent indiquant que les « compétences et connaissances » acquises tout au long du parcours d’ingénierie sont utiles dans les fonctions actuelles d’enseignement et de recherche. Ce présent général, au mode indicatif et non au subjonctif (ce n’est pas présenté comme un point de vue), amène l’idée que le narrateur s’identifie à ces compétences et connaissances, qui traversent le temps et sont la constante du propos, comme de celui qui les tient.

Nous remarquons quelques phrases à l’imparfait – celles qui concernent le conseil d’administration de l’université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis. Est-ce que ce que nous n’étions alors qu’imparfaitement, plein d’envies frustrées, pèse plus sur ce que nous sommes actuellement que ce que nous avons simplement été, ou fûmes et qui est simplement passé (ingénieur en gestion et pilotage) ? Pouvons-nous établir une loi du devenir qui veut que, historiquement, socialement, psychiquement, économiquement, politiquement, bref humainement : ce qui a été importe par ce qu'il a généré en termes de satiétés, d’envies, de compréhension de ce qui est, de projets de ce qui pourrait être, et même de rejets de ce qui ne sera plus jamais ?

Ce serait faire de la motivation (voire des valeurs) un fruit du passé, un motif-de-soi évolutif (d’où le suffixe -tion) qui nous mobilise, un dessein qui se dessine avec le temps. L’identité passée pèserait sur le présent par ses permanences mais aussi par les dynamiques qu’elle génère. Ce mouvement de tissage des identités s’appuierait plus sur la transcendance qui voudrait se surmonter pour aller au-delà, que sur une immanence confortablement installée dans un recoin professionnel.

On remarque enfin, en ce qui concerne la temporalité de notre récit d’expérience, qu’il n’y a pas de plus-que-parfait : le point de vue est celui du présent de l’enseignant-chercheur, qui regarde en arrière dans sa trajectoire professionnelle pour y trouver des actes imparfaits, mais qui ne remplit pas la narration d’actes parachevés – comme une double scolarité à l’École normale supérieure et l’École des hautes études commerciales– qui, pourtant, constituerait une formation initiale bel et bien continuée par le programme des Arts et Métiers ainsi décrit.

L’identité temporaire et ses dynamiques

Nous avons jusqu’alors regardé le récit dans sa temporalité, ses dynamiques. Nous avons vu que projeter des actions c’est aussi s’y projeter et que la planification s’accompagne d’un imaginaire où l’on se dessine comme acteur, avec son identité, son dessein. Le flux des actes est mouvant, le réel est changeant, pourtant l’esprit se repère à des formes stables, des idées qui ne changent pas et permettent de se penser identique à travers ses mobilités.

L’identité est alors identification à ces formes, identification qui est toujours située, imparfaite, transitoire et variable selon les points de vue. Est-ce qu’un ingénieur en gestion et pilotage contractuel est véritablement un professionnel par rapport à ceux qui sont titulaires du concours de la fonction publique ? N’est-il pas que partiellement conforme à la forme professionnelle, à demi identifié ? Le temps même des différents postes, trois ans comme ingénieur d’études puis un an comme ingénieur de recherche, ne le disqualifie-t-il pas dans cette seconde identification au profit de la première ? Les succès et renouvellement de contrat dans un cas le caractérisent mieux que le demi-échec de l’autre, pourtant accompagné de quelques actions de plus grande envergure (fusion de deux services, gestion d’équipe, etc.). Est-on pleinement ingénieur sans pour autant en posséder le titre acquis jeune et validé par un diplôme d’école ? Le narrateur est-il un ingénieur de recherche alors que ses fonctions sont éloignées de la recherche scientifique, dans les services centraux, au plus près des pouvoirs de l’établissement ?

Quelles sont, au fond, les formes professionnelles auxquelles s’identifier ? Le désir d’éternité par la profession d’ingénieur en gestion et pilotage passe par une idéalisation des métiers de la formation (la branche d’activités professionnelles des référentiels métiers y fait explicitement référence) avec ses activités de gestion de projet : de la conception de programmes de formation à la direction d’un service central des formations universitaires impliquant un déménagement. L’identité « ingénieur » est alors celle du concepteur, planificateur, gestionnaire et pilote des équipes.

Il ne faut pas oublier que ces identifications formelles à des activités s’accompagne de jugement de valeur. Nous avons valorisé affectivement, au cours de ce vécu si sobrement relaté, des stéréotypes communs associés à telle ou telle représentation sociale. Les figures du « directeur », de « l’inventeur » sont dans l’imaginaire individuel et collectif de l’ingénieur (relayés par la formation, les média, les attendus des collègues dans l’emploi), autant que « l’encadrant de thèse », « l’organisateur de manifestations scientifiques » ou l’« intellectuel » sont des identifications communes pour l’enseignant-chercheur.

Passer de l’un à l’autre, c’est certes chercher des permanences à travers ces différentes images façonnant notre imaginaire : dans les « connaissances et compétences » avons-nous cité, mais peut-être plus encore dans l’environnement institutionnel de l’enseignement supérieur français qui est la constante. Est-ce que le lien formation-emploi peut être repensé avec cette identité ? Certes la position dans l’environnement change mais l’identification à des formes demeure : c’est l’idée même de formation avec la dynamique de son suffixe, apprentissage qui tend vers une forme, une identité cible à atteindre. Tout change, mais il reste une recherche permanente d’idéaux stables et durables. Ceux-ci sont à trouver dans l’offre sémantique que constitue la société qui environne l’individu autant que son histoire personnelle et ses socialisations (les rêves d’enfants, les dires de sa scolarité…). C’est cette identification, cette idéalisation de son état pour se transcender, qui constitue un désir d’éternité, plus encore qu’une simple identité socioprofessionnelle.

Et il va de soi qu’un tel désir d’éternité n’est rien de plus qu’un rêve, une envie psychique passagère et qu’elle est à différencier et à compléter par des genres narratifs qui situent l’identité dans des circonstances sociales d’énonciations. Le « je » est un pronom personnel qui s’inscrit dans une interlocution donnant sens à l’identité qu’il clame. Détaillons ces circonstances de la logique identitaire et voyons comment plusieurs identités peuvent valoir selon les situations.

Les identités plurielles

L’ingénieur en gestion et pilotage que nous étions était un agent double : reconnu par ses collègues autant que par les instances nationales de statistiques dans son emploi, il était aussi observateur scientifique publiant pour le laboratoire des Arts et Métiers auquel il était identifié. Ainsi deux identités entraient en concurrence lors de la même période : ingénieur-voulant-devenir-directeur ou chercheur-voulant-devenir-enseignant ? On voit que l’identification, dans sa dynamique, était tendue vers des projets divergents, et qu’elle était elle-même, selon les périodes et lieux de reconnaissance, plurielle, voire contradictoire. Ceci n’allait pas sans un sentiment d’inconfort identitaire, pour soi comme pour ceux qui étaient chargés de notre carrière aux ressources humaines et pour les collègues ayant du mal à réaliser les contraintes et avantages de l’autre identité. Des vertiges intérieurs s’observaient lors des passages d’une identité à l’autre : en quittant le bureau pour la salle de conférence, en signant un nouveau contrat de travail puis en entamant un nouveau projet scientifique… Nous ne savions pas où donner de la tête et quand celle-ci était au repos se posait naturellement la question de l’identité dominante dans l’instant, avec de nombreux efforts narratifs pour remettre de l’ordre dans ces identités plurielles.

La multi-appartenance sociale nous amenait à exprimer des identifications différentes, des facettes de personnalité multiples, selon les lieux, les moments et les collègues. Le quant-à-soi était changeant et tentait d’ignorer ces contradictions. Ce positionnement particulier, nous faisant marcher en prenant appui sur un pied d’ingénieur puis sur un autre de chercheur – tout comme une formation à la psychologie et à la sociologie – et un rôle scientifique consistant à décrire les métiers de la formation et leurs arts, nous ont rendu sensibles et archivistes des identifications professionnelles (les nôtres comme celle des collègues). Nous avons longuement réfléchi aux multiples façons d’exercer un emploi sous la même identification idéaliste. Le plus simple étant de repérer le métier de droit, dans le référentiel national et les fiches de postes, avec ses différentes façons de l’exercer dans les faits : selon le contexte institutionnel, l’histoire individuelle de chacun, ses motivations, ses contraintes et arbitrages personnels ; sans compter les jeux stratégiques d’acteurs avec leurs alliances, coalitions et impasses. Il existe un cadre juridique commun (l’identification légitime) et des figures y prenant une place réelle dans les faits – plus ou moins réduite pour y persister, ou au contraire importante, dynamique, voire sortant du cadre.

Et qui est censé porter le jugement identificatoire ? Est-ce chacun dans son désir d’éternité intime, ou bien des jeux interpersonnels dans des actes de conversation, où le concerné peut être présent comme absent ? L’appel à l’idéal identitaire est-il sincère ou est-ce un jeu de positionnement face à autrui (à proprement parler la pro-fession ou acte de parler devant l’autre), qui peut s’appuyer sur des illusions ? Si le jugement identificatoire vient des collègues, qui dira que l’on est conforme, formé, identifié ? Est-ce la hiérarchie qui cherche à nous bloquer ou à nous faire progresser (pour des questions de catégorisation par diplômes par exemple), ou bien les collègues qui veulent se retrouver face à leur propre identité et leurs aspirations ? « Je suis cette identité », « Tu es cette identité », « Il est », « Nous sommes », etc. Tous ces actes identificatoires se déclinent selon des pronoms personnels (mais quels sujets réels se cachent derrière ces pronoms ? (Avec quelles intentions, frustrations, envies, jalousies, etc. ?), qui peuvent être singuliers ou pluriels (est-ce un jugement individuel ou collectif ?), de première, deuxième ou troisième personne. Ils émanent de soi ou de nous mais peuvent porter sur soi (je, nous) comme sur un autrui présent (tu, vous) ou absent de l’énonciation (lui, eux ou elle, elles). Ces jugements sont-ils de simples paroles évanescentes (mais qui peuvent avoir un fort écho psychique car elles blessent ou rassurent) ou bien être appuyées sur des preuves formelles (une cérémonie publique d’accueil ou de félicitation) ou factuelles (un nouveau contrat de travail stipulant l’identité). Les circonstances d’énonciation matérialisent ainsi l’identification, voire les identifications plurielles, en les situant et leur donnant une référence tangible (à tel lieu, tel moment, de telle manière, il y a identification professionnelle). Nous le voyons : l’identité socioprofessionnelle n’existe pas, elle laisse place à une myriade d’identifications. Celles-ci sont psychiques (choisies, présentes, ressenties, subies) ou sociales (attribuées, prescrites, communiquées clamées, empêchées). Ces identifications nous rappellent régulièrement notre quête idéale (qui nous voulons être ou ce que les autres veulent pour nous) mais ne disent que peu de choses de la réalité (ce qui est fait dans notre identité en actes, considéré comme bienfait et non pas à défaire ou à refaire).

Des identifications éphémères : philosophie et sciences sociales

Au travers de ce récit d’expérience et de la question des identifications éphémères, nous avons tenté de penser en philosophe un concept central de sciences sociales : l’identité en formation. Nos travaux longitudinaux ont montré que ce qui transitait d’une formation à un emploi, voire d’un emploi vers un autre, ce sont ces formes idéelles, ces connaissances et compétences auxquelles s’identifier. Le lien entre formation et emploi se fait par le Travail en Organisations et l’Usage des Savoirs (T.O.U.S.). L’acteur s’identifie à ses actes et ce qui les fonde, il traverse alors plusieurs systèmes ou scènes sur lesquelles les exposer. Le chercheur les prend comme objet de réflexivité permanente pour en tracer les permanences, montrer le lien entre les idéaux entendus et les réalités qu’il observe.

Philosophie ou sciences sociales, nous n’avons pas choisi : nous utilisons les deux méthodes pour travailler dans les sciences de l’éducation et éclairer des objets comme l’identité et la formation. Il reste que cette réflexion a été entamée par une histoire personnelle dont il convient à présent de déterminer la place. Il ne s’agit pas de l’Histoire pour toute une nation mais l’histoire personnelle, anecdotique, celle que chacun se fait au quotidien. Ecrire la nôtre n’est pas important pour tous, mais expliquer comment l’écrire pourrait être utile à chacun. C’est pour cela que nous présentons une méthode historique, celle du « je », une historiographie plus qu’une histoire.

Le « je » historique : du vécu à la narration

Faire histoire : démêler les intérêts de l’acteur et de l’observateur

Lorsque nous décrivons notre expérience professionnelle en début de texte, une histoire sur une huitaine d’années, nous mêlons aux rétrodictions de l’auteur guidées par des intérêts circonstanciés (disciplinaires, scientifiques, institutionnels) nos propres souvenirs (affectifs, cognitifs) : le récit d’une expérience identitaire. En plus du pouvoir du narrateur qui écrit l’histoire (et choisit des interprétations possibles, en particulier sur les compétences utiles), nous avons le souvenir des intérêts en tant qu’acteur professionnel (les sentiments de manque, de complétude…). Le risque étant d’orienter rétrospectivement l’histoire du parcours selon les intentions initiales. Faut-il privilégier la version du jeune ingénieur en gestion et pilotage se projetant dans l’avenir ? Celle du narrateur devenu enseignant-chercheur regardant le tout rétrospectivement ? Quelles sont les conditions de remémoration (la revue visée) ? Est-ce que les intérêts de l’écriture sont neutres ?

Cette histoire un peu particulière, où celui qui l’écrit a été personnage impliqué dans des intrigues, est nécessairement partielle, peut-être plus partielle que celle où l’historien n’a qu’à se préoccuper de ses intérêts présents d’écriture face au lectorat potentiel. Ici l’implication passée conditionne la remémoration, filtre les souvenirs pour orienter le récit.

​Aussi proche de la psychanalyse que de l’ethnographie (parce que l’historien a été observateur et participant10), le travail scientifique pose de nouvelles questions. Puisque les événements passés sont recatégorisés rétrospectivement comme « terrain », quels sont les intérêts présents à voir ces faits passés comme dignes de trace scientifique ? Ne risque-t-on pas la complaisance des commémorations institutionnelles ? Qu’est-ce qui mérite d’être décrit, dans l’histoire personnelle ou dans le décor, et qu’est-ce qui doit être passé sous silence ?

Identification de l’auteur : professionnel réflexif ou scientifique distant ?

On pourrait rapprocher ce travail scientifique d’une méthode empirique de type ethnographique, voire auto-ethnographique car elle se fonde sur des souvenirs propres à l’auteur. La question du positionnement initial sur le terrain est alors centrale. Quel est le rôle qui a été joué et pourquoi ? Quel est le risque d’héroïsation de son propre rôle qui va être dramatisé pour les intérêts de l’écriture (modéré dans notre récit par la voie passive) ? L’écriture scientifique ne glisse-t-elle pas alors vers l’autobiographie (légitime en formation d’adultes) plus qu’une simple description des « terrains » (où il convient de s’effacer pour montrer objectivement les autres, voire soi-même comme un autre) ?

Le scientifique ne risque-t-il pas de perdre son intimité dans ses textes et de se dévoiler abusivement et sans pudeur (nous avons eu affaire à une grève du personnel dionysien) ? Car l’héroïsme bravache peut soudainement laisser sa place à une clinique pathétique où le scientifique donne à voir ses propres atermoiements et blessures liées aux péripéties et contingences des événements, comme dans notre texte où se lit en filigrane une carrière écourtée d’ingénierie. Enfermer son identité d’acteur dans un document qui valorise inconsciemment ou subrepticement tel ou tel rôle (celui du directeur) c’est risquer de célébrer et figer son égo, ce qui paraîtra ridicule à la relecture dans un autre contexte, par soi ou par des collègues aux intentions variées. Comment, alors, préserver son anonymat de témoin historique sans risquer son identité au péril de la narration ?

Mais centrons-nous sur les conditions de l’enquête initiale : comment a été vécue l’expérience relatée. L’identité même du témoin historique est ballottée au cours de l’enquête : il glisse vers le professionnel réflexif, allant vers le psychanalytique. Alors qu’il travaille dans une institution qui le rémunère (le Cned puis l’université Paris 8) et le voit comme un employé, il mène en même temps une enquête académique sur l’institution (via le laboratoire du Cnam). Le terrain, catégorisant en termes d’identité salariale, est alors source de financement pour une science de loisir, de temps complémentaire. C’est légal. Mais est-ce éthique ? Comment affronter le conflit des deux déontologies, de l’emploi et de la science ? Qui a le droit de dire le vrai sur l’institution : les pouvoirs en place ou le chercheur amateur, soumis à un lien de subordination par son contrat de travail ? Nous reviendrons sur les effets de vérité11 selon les lieux et les légitimités accordées.

Ces questions, vives lors du présent de l’enquête, sont en partie gommées par la méthode rétrospective : les intérêts du moment des acteurs se sont dissipés, les liens émotionnels aussi. Le temps fait prescription et le souvenir est plus neutre pour parler d’une institution et de la place que nous y avons tenue (plutôt que de décrire de l’intérieur une institution qui vous rémunère). Les basculements identitaires vont en s’amenuisant, entre l’administratif de terrain (le professionnel) et l’historien en conférence (le scientifique) ; deux postures sociales avec un passage périlleux de l’un à l’autre en termes de psychisme (que ce soit en vertiges intérieurs, cliniques, comme en développements cognitifs, doublement stimulés).

L’historien de ses propres souvenirs n’a plus qu’à gérer les relations entre le moi de cette époque-là et le moi actuel avec sa nouvelle identité et ses nouveaux mobiles d’écriture, pris dans des circonstances d’énonciation. On retrouve là le même danger de l’héroïsme qui vise à une hagiographie des acteurs de l’époque et des hauts faits de bravoure dans les institutions traversées. Qu’est-ce qui vaut la peine d’être décrit ? Au nom de quel intérêt scientifique ? Comment doit se placer l’historien, dans le récit de sa propre expérience, pour être conforme à la fois aux intérêts du moment et à ce qui sied à ceux du passé et à la mémoire qu’il en garde ? Qu’est-ce qui sera oublié, censuré et au nom de quoi faire les choix scripturaux ? Ne court-il pas le risque d’un double arrangement avec les faits pour préserver ses propres intérêts : ceux de son identité et des souvenirs qu’il garde du passé, ceux de ses interactions présentes et des conditions d’écriture ? Une double subjectivité de l’historien en somme, sujette à soi et aux autres.

Les conditions d’observation, par essence non reproductibles en sciences sociales comme en psychanalyse, posent la question de leur scientificité. Le témoignage historique est certes plus solide quand il a été appuyé par un travail ethnographique dans l’institution, avec des traces (matérielles et mémorielles) qui sont prêtes à être utilisées pour saisir et décrire ce passé-là. Les faits sont déjà hiérarchisés, le discours préconstruit dans les carnets de terrain et les publications antérieures. Les réactions de l’auditoire en conférence sont connues. Tout n’a plus qu’à être adapté pour servir les intérêts du présent projet scientifique et des demandes narratives. Des expressions toutes faites permettent de retrouver les généralisations et pensées de l’époque. Les références bibliographiques sont déjà travaillées. Mais cet historien bien préparé, peut-être plus efficace grâce à ses émotions qui le motivent face à l’objet à narrer et avec l’aide de mots déjà posés sur ces réalités, est-il pour autant plus neutre ? Écrire l’histoire (fut-ce une micro-histoire et ses saynètes futiles) est alors travailler sur sa mémoire, ses oublis plus ou moins volontaires et son identité toujours redéfinie – ses identifications. C’est aussi questionner son moteur de recherche intime, ses idéaux les plus prégnants.

Remémoration et commémoration

On le comprend maintenant, plus qu’une histoire détachée où il faut faire l’effort d’aller vers des faits étrangers selon des intérêts présents (passion personnelle, positionnement scientifique, contrat de recherche, etc.) ; l’histoire du narrateur lui-même offre des avantages de volonté de garder trace de son propre passé et de discours déjà travaillés, mais aussi l’inconvénient d’un manque de distance et de partis pris face aux faits. Oubliant les conditions d’observation de l’époque (le double asservissement à l’employeur avec le lien de subordination qui détermine les dires officiels ; et au laboratoire qui est un espace de production d’autres discours, scientifiques, lui aussi orienté par les intérêts d’un autre office), l’acceptation d’un nouveau cadre d’écriture (un article) repose la question de la subjectivité (avec ses émotions, ses intérêts, ses points de vue déterminés) et de l’objectivité des propos (avec l’appui sur des traces matérielles). Le droit à la parole (sous réserve d’un anonymat conservé) est libéré et le discours sur les institutions moins cadré par une relation salariale. Le risque du règlement de compte à chaud n’est plus, celui de l’acidité partisane reste. Les tensions identitaires sont apaisées (plus de va-et-vient quotidien entre l’identité du salarié et celle du chercheur) et c’est en toute légitimité que le témoignage rétrospectif s’écrit, dans un cadre de travail qui le permet et l’autorise.

Du vécu à la narration : décalages, ajustements, effets de réel dans le récit d’expérience

Nous le voyons dans cette réflexion sur la méthode de l’article, faire le récit d’une expérience varie beaucoup selon le moment qui sépare le vécu de la narration. Écrire son histoire en continu, au fur et à mesure qu’on la vit, pose la question identitaire et émotionnelle du rapport aux faits, en tant qu’acteur ou que spectateur pour le compte d’une institution de recherche. C’est l’enjeu de la distanciation, du détachement et du surmontement de soi pour être et voir autrement. Écrire l’expérience rétrospectivement, reprendre des éléments de son passé, pose des questions de mobiles de l’écriture, des conditions de la remémoration et du surcroît de légitimité par commémoration si l’on produit un écrit de mémoire collective.

À chaque fois, ce qui arrive à l’acteur est réfléchi pour sa construction identitaire, en lien avec des espaces d’énonciations : comment il s’affirme sur le terrain et dans les interactions scientifiques. Le moi, réflexion sur les événements dans lesquels il est pris, reste indissociable du je, positionnement en tant que locuteur dans un jeu discursif : ce qui est fait réagit sur ce qui me fait et ce que j’en dis. À l’échelle des mémoires d’une figure nationale, comme à celle du témoin banal de la micro-histoire, ce type d’histoire populaire et démocratique n’est-il pas l’avenir d’une société qui s’auto-documente de plus en plus ?

Comme il s’agit de faire histoire, la question du vrai et de ses motifs reste entière : par-delà les intérêts internes et externes qui motivent l’écriture, au-delà du sentiment de vérité que peut éprouver l’auteur lors des commémorations, il s’agit de déceler les effets de vérité qui surgissent de la relation entre le lecteur et le texte, au travers de l’image que le lecteur se fait de l’auteur et de l’acteur qu’il a été ; déterminant en grande partie ce qui est possible, probable et ce qui est littéralement et scientifiquement valide.

Conclusion : révérences

Nous voulons garder pour souvenir de cette analyse de pratiques en formation d’adultes, autour des questions identitaires et d’identifications multiples, des conditions d’observation (ici, de soi) et d’écriture scientifique particulières. On rappellera, pour filer la métaphore théâtrale, que l’intentionnalité aveugle : nous voyons moins quand nous regardons, les yeux tendus vers l’objectif qui nous occupe. Nous ne voyons que le décor, les costumes, les actes et le script de la pièce lorsque nous y jouons un rôle professionnel, consciemment, avec application. Il est ainsi difficile d’en faire à sa guise lorsqu’on est déguisé en employé. Il faut avoir mécanisé son rôle ou bien, comme ici, s’en être détaché par d’autres fonctions, pour être spectateur neutre et observateur de la scène – fût-ce rétrospectivement.

Notes

1 Francis Wolff, 2023, Le Temps du monde, Paris, Fayard.

2 Jean-Marie Barbier, 2018, « Expérience, transformation de soi, construction du moi, affirmation du je », Innovation-pédagogique.fr [https://www.innovation-pedagogique.fr/article2926.html] ; Richard Wittorski, 2007, Professionnalisation et développement professionnel, Paris, L’Harmattan, « Action et Savoir » ;Mokhtar Kaddouri, 2019, « Les dynamiques identitaires : une catégorie d’analyse en construction dans le champ de la formation des adultes », Revue Savoirs, no 49, p. 13-48.

3 Claude Dubar, 2022, La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, « Collection U » ; Daniel Bertaux, François de Singly, 2016, Le Récit de vie, Armand Colin.

4 Jérôme Bruner, 2015, Car la culture donne forme à l’esprit, Paris, Retz.

5 Sigmund Freud, 1988, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot.

6 Jean-Pierre Olivier de Sardan, 2008, La Rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l'interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant ; id., 2000, « Le “je” méthodologique. Implication et explicitation dans l'enquête de terrain », Revue française de sociologie, no 41-3. p. 417-445 [https://doi.org/10.2307/3322540].

7 Pierre Bourdieu,1986, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, p. 69-72 [https://doi.org/10.3406/arss.1986.2317].

8 Paul Veyne, 1971, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil.

9 Paul Ricœur, 2003, La Mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, « Essais ».

10 Alain Coulon, 1993, Ethnométhodologie et éducation, Paris, Presses universitaires de France [https://doi.org/10.3917/puf.coulo.1993.01] ; Bruno Latour, Steve Woolgar, 1988, La Vie de laboratoire : la production des faits scientifiques, Paris, Éditions La Découverte, p. 296 ⟨hal-02057284⟩ ; Olivier, Marty, 2020, Enseignements à distance : anthropologies d’une organisation éducative, Bruxelles, Peter Lang, 234 p. ⟨10.3726/b16390⟩. ⟨halshs-02445800⟩. Le document auteur est disponible [https://cv.archives-ouvertes.fr/marty] ; Florence Weber, 2009, Manuel de l'ethnographe, Paris, PUF, « Quadrige Manuels », 334 p.

11 Roland Barthes, 2015, « L’effet de réel », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.), Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, Points Essais.

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Référence électronique

Olivier Marty, « L’identité en formation : questions d’identifications », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 70 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 09 mars 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/946

Auteur

Olivier Marty

MCF HDR 70, Univ. Aix-Marseille, Adef.