Y a-t-il encore des ciné-clubs aujourd’hui ? Renouvellement structurel et persistance des approches de l’éducation cinématographique

  • Are There Still Film Clubs Today? The Structural Renewal and Persistence of Approaches to Film Education

Abstracts

La forme structurelle instaurée par la loi de 1949 sur le cinéma non commercial impose aux associations une adhésion à une fédération habilitée par le Centre national du cinéma (CNC) et les bureaux de la Jeunesse et des Sports. Face à sa rigidité, ce système s’essouffle dans les années 1980 et 1990. Le mouvement du ciné-club connaît un véritable déclin pour des raisons multifactorielles : le développement des politiques publiques d’éducation à l’image ; la propagation de nombreux autres moyens de consommation de l’image (télévision, VHS, DVD, streaming, etc.) ; la transformation des associations en cinémas commerciaux d’art et d’essai ou en festivals, etc. Tandis qu’aujourd’hui le terme « ciné-club » connaît un regain d’intérêt dans les milieux de l’éducation cinématographique, nous nous interrogeons sur les évolutions et les persistances d’un modèle au travers de deux associations se réclamant de l’héritage des ciné-clubs : Unis-Cité et le ciné-club de Reims (association Septième œil). Nous observons ainsi comment le « modèle ciné-club » a pu survivre à son déclin institutionnel.

In France, the structural form established by the 1949 law on non-commercial cinema requires associations to join a federation approved by the National Center for Cinematography (CNC) and the offices for youth and sports. Due to its rigidity, this system struggled in the 1980s and 1990s. The film club movement experienced a real decline for multifactorial reasons: the development of public policies on education in visual media; the development of many other means of image consumption (television, videotape, DVD, streaming, etc.), the conversion of associations into commercial movie theaters or festivals, and so forth. While the term ‘film club’ is currently experiencing a revival of interest in film education circles, we question the evolutions and persistence of a model through two associations claiming to be part of the film club heritage: Unis-Cité and the Reims film club (Septième œil association). We thus observe how the ‘film club pattern’ was able to survive the institutional decline.

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Si les ciné-clubs sont balbutiants dans la période de l’entre-deux-guerres1, c’est véritablement à la Libération qu’ils connaissent une période de croissance notable qui les place comme structure incontournable de l’éducation cinématographique2 et de l’éducation populaire. Le déroulé typique d’une séance (présentation, projection, puis discussion) se généralise.

Dans les années suivantes, face au mécontentement des exploitant·es qui voient dans ce réseau de distribution parallèle une concurrence déloyale, l’État adopte une législation qui permet la coexistence de deux réseaux de distribution : commercial et non-commercial3. Même si le conflit met plusieurs années à se résorber, les ciné-clubs et leurs fédérations ont désormais une reconnaissance officielle par une « habilitation à diffuser la culture par le film4 » à travers les bureaux de la Jeunesse et des sports et le Centre national de la cinématographie, au prix de quelques concessions en matière structurelle.

En effet, les ciné-clubs sont désormais obligés de passer par une fédération habilitée pour leur reconnaissance ainsi que pour louer les films à diffuser. Ils ne peuvent adhérer qu’à une seule fédération tandis que les séances de projection sont exclusivement réservées à leurs adhérent·es. En outre, les œuvres diffusées doivent avoir un caractère de « culture populaire ». D’autres restrictions, plus tardives, concernent, entre autres, l’interdiction d’utiliser du matériel promotionnel commercial5.

Malgré ces réglementations (et de nombreux contournements illégaux), les ciné-clubs connaissent un âge d’or. Cependant, les structures imposées par la loi et par de nouvelles législations enferment et restreignent fortement les associations6. Bien que le terme même de « ciné-club » soit reconnu en 1964, il semble qu’à l’orée des années 1970, le cloisonnement institutionnel limite l’impact des projections. De plus, face à de nouvelles habitudes de consommation de l’image, les militant·es semblent contraint·es de sortir du carcan qui les enferme.

Nous interrogeons ainsi l’impact de ce renouvellement institutionnel sur les milieux de l’éducation cinématographique populaire. Quelles formes de renouvellement et de réinvention de l’éducation populaire cinématographique peut-on observer ? Sur quelles résistances ou alliances se redéploie-t-elle dans le contexte actuel ? Il nous semble que si l’éducation cinématographique a grandement évolué avec l’arrivée de nouvelles technologies, de nombreuses pratiques issues des ciné-clubs persistent. Nous nous intéressons donc principalement à des dispositifs et structures qui se réclament de cette histoire et de l’appellation « ciné-club ».

Dans un premier temps, à travers notre travail de thèse7 sur l’analyse des revues publiées par les fédérations de ciné-clubs, nous nous attarderons sur le renouvellement structurel que connaissent les réseaux des années 1980 aux années 1990 ; puis nous nous intéresserons aux persistances observables aujourd’hui à travers l’étude et l’observation de deux structures : les projections « ciné-club » de Reims et le projet « Cinéma et citoyenneté » porté par Unis-Cité. Nous avons observé ces deux associations en tant que spectateur actif et assidu pour la première, et comme formateur pour la seconde8. Les échanges informels avec les différent·es acteurs et actrices abreuvent donc nos réflexions. En outre, un entretien a été mené avec Claude Bégué9, fondateur et animateur des projections « ciné-club ».

Le déclin des ciné-clubs : un renouvellement structurel profond

Les années 1970 voient le début de la fin des ciné-clubs qui s’accentue réellement dans les années 1980. Si la tentation des militant·es est forte de désigner un·e responsable, ce déclin est néanmoins multifactoriel. Parmi les coupables tout désigné·es, on trouve généralement la télévision, accusée d’avoir détourné les adhérent·es des salles pour leurs salons. Cet effet est probablement accentué par l’arrivée du magnétoscope dans le courant des années 1970, facilitant le visionnage de films en fonction des envies des spectateurs et spectatrices. De plus, une myriade d’autres moyens de visionner les films voit le jour, à l’instar des vidéoclubs ou de l’emprunt entre particuliers. Plus tard arrivent sur le marché des technologies de plus en plus performantes permettant de se rapprocher du confort des salles de cinéma (DVD puis Blu-ray, système de son 5.1, télévision HD et 3D, etc.). L’apparition d’Internet permet en outre de favoriser davantage la domestication du film à travers le téléchargement et le streaming (légal ou illégal).

Les modes de consommation de l’image ont donc bien évolué en quelques dizaines d’années et force est de constater que les ciné-clubs ont eu du mal à s’adapter. Très rapidement, les projections proposées par les associations ont été dépassées. Souvent projetés dans des salles inconfortables, les films diffusés majoritairement en format 16 mm étaient bien souvent abîmés et de mauvaise qualité. En outre, l’apparition du DVD a permis de faire considérablement baisser les frais d’envoi des films, bien plus importants avec des formats argentiques comme la pellicule 16 mm. Malgré tout, la domestication du film n’est pas la seule raison qui détourne le public des ciné-clubs puisque, selon les chiffres du CNC, la fréquentation des salles de cinéma est en baisse depuis 195810 et au plus bas au tournant des années 1980, au moment où disparaissent les principales fédérations de ciné-clubs et où les réseaux de salles professionnelles adoptent la logique des multiplexes.

D’autres facteurs viennent malgré tout s’ajouter à la liste, notamment, les décisions des gouvernements successifs sur des politiques de décentralisation et de baisse des subventions. Dans un secteur qui fonctionne essentiellement par le biais de fédérations nationales, c’est un coup dur, d’autant plus dans la période où se mettent en place la professionnalisation de l’éducation populaire et le passage à l’animation socioculturelle.

Cependant, il semble que le cloisonnement structurel des ciné-clubs ait d’abord lassé les militant·es et animateurs et animatrices avant les adhérent·es. En effet, à l’orée des années 1970, ceux et celles-ci sont à la recherche de nouveaux moyens de faire de l’éducation cinématographique et l’un d’entre eux semble particulièrement adapté : le festival de cinéma.

Afin de dépasser la rigidité du fonctionnement des ciné-clubs, dès le milieu des années 1950 sont mises en place des « quinzaines », à l’instar de la quinzaine du cinéma organisée par le ciné-club d’Aix-en-Provence11, de la quinzaine de Nancy organisée par l’Association de la quinzaine du cinéma et les Amis du ciné-club de Nancy12, de la quinzaine du cinéma polonais (accompagnée par une exposition d’affiches de cinéma) organisée par le groupement du Nord de la Fédération française des ciné-clubs (FFCC), en collaboration avec la Fédération française des ciné-clubs de jeunes (FFCCJ), le consulat de Pologne et le centre de documentation pédagogique de Lille13. Cette « nouvelle forme d’action » intéresse particulièrement les fédérations qui, de fait, les mettent en avant. À partir des années 1960, ces quinzaines deviennent progressivement des « festivals ». Le ciné-club de Nice met en place le festival de l’association France-Allemagne14. Mais le plus intéressant reste sans doute le festival de Caen créé en 1955 par le ciné-club de la ville, affilié à l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son (Ufoleis), fédération de la Ligue de l’enseignement. Il a notamment pour ambition de faire participer tous les ciné-clubs de la région, y compris ceux de la catholique Fédération Loisirs et culture cinématographique (Flecc)15 et des communistes de la FFCC16. Ainsi, le festival peut être l’occasion pour les cinéphiles et les divers ciné-clubs de se retrouver autour d’une programmation ponctuelle. C’est aussi une manière de proposer d’autres approches que celles des grands festivals internationaux assez critiqués – et dans l’idée d’une « contre-culture festivalière17 » – par les militant·es, notamment de l’Ufoleis. Le festival devient ainsi peu à peu un outil de l’éducation populaire cinématographique18. Ces évènements sont aussi parfois accompagnés d’une exposition, à l’instar de l’exposition « Soixante ans de cinéma », organisée par la FFCC à Reims avec le concours de l’Unesco, et de « Dix ans de cinéma français » avec le concours d’Unifrance-Film19. Par ailleurs, au cours des années 1970, certains ciné-clubs en perte de vitesse préfèrent se vouer à l’organisation d’un festival plutôt que de poursuivre les séances adressées aux uniques adhérent·es. Cela a notamment permis la création du Festival du film arabe de Fameck20 ou du Festival international du film d’Amiens.

En outre, toujours pour faciliter l’accès aux films aux spectateurs et spectatrices en entretenant une volonté qualitative et éducative, des ciné-clubs ont fait le choix de se transformer en salles d’art et essai. Cette branche de la distribution commerciale représentée à partir de 1955 par l’Association française des cinémas d’art et essai (Afcae) est, comme le dit Léo Souillés-Debats, le « meilleur ennemi des ciné-clubs21 ». En effet, ces salles sont à la fois des lieux d’accueil pour les projections des ciné-clubs, et des « concurrentes » dans le sens où elles diffusent les mêmes films sans la discussion finale qui réfrène certain·es spectateurs et spectatrices. Ainsi, pour certains ciné-clubs qui en ont les moyens, il est intéressant de se constituer en structures d’exploitation cinématographique, à l’exemple du cinéma Le Cratère de Toulouse, issu du ciné-club du même nom.

Malgré ces nouveaux moyens d’action, certains ciné-clubs tentent de résister avec l’aide des fédérations. Cependant, ces multiples changements semblent avoir détourné la jeunesse du mouvement associatif perçu comme poussiéreux, ce qui a, de fait, empêché le renouvellement militant. Si la fédération chrétienne Film et famille ferme ses portes dès les années 1970, les autres fédérations disparaissent entre 1986 et 199222. La Flecc survit jusqu’en 2016, mais sans activité connue. Aujourd’hui, il reste encore quatre fédérations s’inscrivant dans le cadre de la législation du cinéma non commercial : Inter film (Paris), la Coopérative régionale du cinéma culturel (Sainte-Marie-aux-Mines), l’Union régionale des fédérations des œuvres laïques (Urfol), descendante de l’Ufoleis (Caluire), et une ancienne antenne régionale de la FFCC, la Fédération des ciné-clubs de la Méditerranée (Béziers).

Persistance des approches développées par les ciné-clubs

À ce constat quelque peu dramatique, il nous semble nécessaire d’apporter des nuances. En effet, les ciné-clubs ont, selon nous, moins disparu qu’ils n’ont évolué. C’est surtout la forme structurelle qui paraît moins adaptée au contexte actuel (même si elle subsiste avec les quatre fédérations citées plus haut). Toutefois, en ce qui concerne les approches pédagogiques autour du cinéma, aujourd’hui encore, le modèle ciné-club trouve des adeptes. En effet, le format « présentation, projection, discussion » est encore beaucoup utilisé par des organismes qui ne relèvent pourtant pas de la structure historique du ciné-club.

Les évolutions structurelles semblent suivre des besoins divers exprimés par deux des quatre approches de l’éducation cinématographique que nous avons théorisées dans notre travail de thèse. En effet, nous avançons l’idée que les fédérations de ciné-clubs ont eu quatre manières d’aborder le cinéma : citoyenne, esthétique, morale et spirituelle23. Sans postuler la disparition des éducations spirituelles et morales – qui étaient avant tout l’apanage des réseaux confessionnels et qui mériteraient une étude précise dans le contexte actuel –, nous nous consacrerons surtout aux éducations esthétique et citoyenne. La première priorise une éducation au cinéma, à son langage et à ses formes, tandis que la seconde met plutôt en avant une éducation par le cinéma, en utilisant l’outil cinématographique comme facilitateur pour introduire des sujets de société.

En ce qui concerne l’éducation à l’esthétique, le « ciné-club » de Reims nous semble être un bon exemple. Ses projections commentées sont créées par Claude Bégué à son arrivée au cinéma d’art et essai Opéra en 1998, sur proposition de sa directrice24. Pendant cinq ans, dans le cadre des projections « cinéma-thème », une simple présentation du film d’une dizaine de minutes est proposée. À partir de 2003, les séances sont suivies d’un échange avec le public ; elles deviennent alors des « ciné-clubs ». L’ambition est d’aborder avant tout le langage et l’esthétique cinématographiques. Lorsque Claude Bégué prend sa retraite en 2020, le directeur du cinéma lui propose de créer une association d’animateurs et animatrices afin de continuer à présenter deux projections par semaine. Covid-19 oblige, l’association Septième œil n’est créée que deux ans plus tard et attire de nouvelles personnes prêtes à animer.

Le terme « ciné-club » est toujours utilisé en référence au format « présentation, projection, discussion », mais d’un point de vue structurel, cette récente association n’est pas habilitée et n’adhère à aucune fédération officielle25. Ici, le ciné-club est porté par le cinéma lui-même. Le système de location des films passe par le réseau commercial à travers le cinéma (Opéraims). L’association ne bénéficie donc pas des nombreux avantages qu’offraient les fédérations aux ciné-clubs. On peut cependant penser que l’accès à une documentation fournie à travers l’édition de revues, l’achat d’ouvrages, la mise en place d’une bibliothèque sont aujourd’hui grandement remplacés par l’accès au savoir grâce aux médiathèques et surtout à Internet. Seules les sessions de formation ne paraissent pas trouver d’équivalent. Ainsi, l’association ne prend pas à son compte la formation de l’animateur et des animatrices26 qui sont issu·es de milieux professionnels proches de l’éducation à l’image ou qui se sont autoformé·es. On y trouve en effet un étudiant et une étudiante en cinéma, ainsi que deux professeures de l’enseignement secondaire en charge des cours de l’option Cinéma-audiovisuel, par conséquent formé·es dans le cadre de leur parcours professionnel. Claude Bégué s’est autoformé, tout comme un autre animateur, instituteur, passionné de cinéma et n’ayant jamais fait d’animation auparavant27.

Le partenariat avec le cinéma permet à l’association d’avoir accès à un catalogue plus foisonnant, avec des formats adaptés à la projection en salle et des copies de dernière génération (restauration, remastérisation, etc.) ; en outre, les charges de location sont assumées par le cinéma. Cet avantage peut aussi se transformer en inconvénient si le cinéma refuse le choix d’une programmation. Autre aspect positif, les séances ne sont pas limitées aux seul·es adhérent·es, n’importe quel·le spectateur ou spectatrice peut assister à la projection, moyennant le prix de la place. Malgré l’animation, celle-ci n’est pas plus chère, c’est donc a priori un partenariat gagnant-gagnant. Finalement, Septième œil semble être avant tout une association d’animateurs et d’animatrices souhaitant favoriser l’éducation cinématographique, avec l’appui d’un cinéma qui y trouve son compte, et non un ciné-club – au sens historique du terme – plus indépendant du réseau commercial.

D’autres associations s’inscrivent explicitement dans la continuité des ciné-clubs, notamment des ciné-clubs scolaires. C’est le cas du programme « Cinéma et citoyenneté » mis en place en 2015 par le CNC, avec le concours de l’association Unis-Cité, qui constate le « déclin des ciné-clubs28 » et annonce « les ciné-clubs du xxie siècle29 ». Dans ce dispositif, des volontaires en service civique sont engagé·es afin de mettre en place dans les établissements scolaires, pendant les temps extra et périscolaires, des ciné-débats portant sur des films issus d’un catalogue bien précis. Ces derniers abordent majoritairement des sujets de société auxquels peuvent réagir les jeunes spectateurs et spectatrices. On entre ici davantage dans le cadre de l’éducation par le cinéma dans un objectif de développement de la citoyenneté. Pour faire face au problème du faible temps périscolaire, on privilégie les courts-métrages afin de laisser une plus grande place à l’animation. Celle-ci évolue et s’inspire des pratiques de l’animation socioculturelle. Ainsi, le débat frontal laisse place au débat mouvant, par exemple, ou à d’autres animations plus adaptées pour la jeunesse, développées à l’origine par les mouvements des ciné-clubs (dessin, expression corporelle, etc.).

Le rôle de l’organisation des ciné-clubs scolaires a surtout été occupé par l’Ufoleis jusqu’aux années 1980. Cette fédération affiliée à la Ligue de l’enseignement possédait un réseau associatif solide dans les établissements scolaires publics, ce qui faisait d’elle la fédération la plus puissante en termes de nombre de clubs affiliés30. Du côté des établissements confessionnels, ce sont surtout la Flecc et la Fac qui y ont développé des réseaux. Aujourd’hui, avec les politiques de décentralisation, le CNC passe par des relais régionaux pour mettre en place son dispositif « Cinéma et citoyenneté ». En Champagne-Ardenne, il s’agit du pôle régional d’éducation aux images Blackmaria, créé en 2018, grâce à l’union de deux associations locales (Télé Centre Bernon et la Pellicule ensorcelée).

Malgré tout, des activités d’éducation cinématographique, notamment par le biais de cinémas itinérants, sont encore mises en avant par des structures locales de la Ligue de l’enseignement, à l’instar de CinéLigue Hauts-de-France, CinéLigue Champagne-Ardenne ou du Centre régional audiovisuel de la Lorraine (Cravlor). Ces mêmes structures jouent également un rôle dans les dispositifs « Transmettre le cinéma » du CNC (école, collège, lycéens et apprentis au cinéma) ; dispositifs qui ont pourtant contribué, avec le mouvement d’institutionnalisation de l’éducation à l’image, au déclin des ciné-clubs31. Si le secteur du cinéma commercial proposait autrefois des projections au sein des établissements, les élèves vont désormais au cinéma afin, notamment, de relancer la fréquentation des salles.

*

Ainsi, le mouvement de l’éducation cinématographique est toujours d’actualité malgré le déclin des ciné-clubs : leur héritage est encore vivace aujourd’hui puisque de nombreux organismes y font référence. De fait, c’est surtout le fonctionnement structurel des ciné-clubs qui s’est affaibli pour être remplacé par d’autres formes, plus diverses, plus ouvertes et plus accessibles dans le contexte actuel. À travers les activités mises en place par les cinémas d’art et essai, les festivals de cinéma, des associations diverses, des dispositifs officiels, et grâce à l’évolution du rapport à l’image, l’éducation cinématographique s’est grandement diversifiée.

Parallèlement, les enjeux de l’éducation à l’image ont aussi considérablement évolué. Alimentée dans l’après-guerre par la rivalité entre milieux laïques et confessionnels, elle semble aujourd’hui complètement révolue dans une société où l’image a pris une place prépondérante dans les moyens de communication. En effet, on voit ici une distinction entre deux approches, l’une esthétique, l’autre citoyenne. La première n’est désormais plus dominante et doit composer avec celles issues, notamment, de l’éducation aux médias et à l’information, ainsi qu’avec une immense variété de types d’images (médiatiques, numériques, vidéoludiques, etc.). Ces diverses approches sont d’ailleurs sources de tension entre les acteurs et actrices pédagogiques car elles impliquent un « changement de paradigme » de l’éducation aux images sous-jacent32.

Il nous paraît également important d’évoquer l’autoformation des spectateurs et spectatrices, aujourd’hui plus accessible que jamais grâce aux bonus des DVD et Blu-ray, la documentation facilement accessible sur Internet sous forme de vidéos ou de podcasts. Nous pouvons mentionner sans doute l’importance des plateformes vidéo comme YouTube, dont de nombreuses chaînes sont consacrées au septième art, et des plateformes de streaming en direct comme Twitch (dont certaines diffusent des films en direct). Certaines font même explicitement référence au mouvement des ciné-clubs comme la chaîne « Le ciné-club de M. Bobine ». Tout ceci relève finalement d’une « cybercinéphilie33 » qui se substitue en partie au rôle que les ciné-clubs ont joué pendant quelques décennies.

Cependant, certains pans développés par l’éducation populaire cinématographique ne sont plus d’actualité ; c’est le cas des questions de l’apprentissage et du développement de l’émancipation par l’autogestion qui, au sortir de la guerre, étaient soulevées par des enseignant·es influencé·es par le travail de Célestin Freinet34. L’exemple type est ici le ciné-club d’enfants de Valence porté par Jean Michel, qui a inspiré la création des ciné-jeunesses de l’Ufoleis. Cependant, c’est surtout la question de l’indépendance des structures qui nous interpelle. Tandis qu’une dizaine de fédérations aux identités diverses (catholiques, protestantes, chrétiennes, laïques militantes, laïques ouvertes, communistes, etc.) proposaient auparavant leurs services, aujourd’hui, après l’institutionnalisation de l’éducation cinématographique, c’est surtout le CNC, à travers ses dispositifs, qui l’organise pour la jeunesse. En ce qui concerne les publics adultes, les « ciné-clubs » semblent s’accommoder au bon vouloir des salles de cinéma commerciales. Ainsi, si l’éducation populaire cinématographique n’a pas disparu, ce sont surtout les réseaux du cinéma non commercial qui sont au plus bas de nos jours.

Notes

1 Christophe Gauthier, 1999, La Passion du cinéma : cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, Paris, AFRHC/École des Chartes.

2 L’expression « éducation cinématographique », telle que nous l’employons ici, dépasse la simple éducation à l’image et au langage cinématographique. Elle est notamment un moyen de transmettre des idées politiques, des valeurs, des visions du monde, des manières de regarder, afin d’éduquer les citoyen·es et de construire une culture à la fois esthétique et politique chez le spectateur et la spectatrice ; d’où l’importance de la présence du mot « populaire » dans le champ qui renvoie à tout l’univers de l’éducation populaire d’après-guerre et dont les ciné-clubs font partie. Cette définition nous permet notamment de nous extraire du dualisme traditionnel entre « éducation au » et « éducation par » le cinéma.

3 Roxane Hamery, 2012, « Les ciné-clubs dans la tourmente, la querelle du non-commercial (1948-1955) », Vingtième Siècle, no 115, p. 75‑88 [en ligne].

4 Henri Queuille, Yvon Delbos, Robert Lacoste et al., 1949 « Décret no 49-1275 du 21 septembre 1949 établissant le statut du cinéma non commercial », Journal officiel de la République française, no 221, p. 9496 [en ligne].

5 Jacques Flaud, 1954, « Décision réglementaire no 33 relative à la programmation des films de long métrage du secteur non commercial », Image et son, no 73, p. 11.

6 Léo Souillés-Debats, 2017, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club : une histoire de cinéphilies (1944-1999), Paris, AFRHC.

7 Vivien Soldé, 2022, « Le cinéma dans l’éducation populaire en France : étude comparative des réseaux confessionnels et laïques de la Libération aux années 1980 », thèse de doctorat en sciences de l’éducation et de la formation, sous la direction de Françoise Laot et Pascal Laborderie, Reims, université de Reims Champagne-Ardenne.

8 Nous proposons en effet une demi-journée de formation pour les volontaires du programme « Cinéma et citoyenneté » sur l’histoire des ciné-clubs. Cette implication nous permet aussi de suivre leurs différentes actions tout au long de l’année en participant notamment aux réunions de suivi.

9 Entretien conduit le 21 novembre 2022.

10 Fabrice Montebello, 2005, Le Cinéma en France : depuis les années 1930, Paris, Armand Colin, p. 66‑67.

11 « Un ciné-club actif », Cinéma, no 8, décembre 1955, p. 84.

12 « Nancy – Dunkerque – Annecy – Montpellier », Cinéma, no 48, juillet 1960, p. 130.

13 « La quinzaine du cinéma polonais dans les ciné-clubs du nord », Cinéma, no 53, février 1961, p. 130.

14 René Prédal, 1966, « À propos de Nice », Cinéma, no 103, février 1966, p. 96.

15 « Les ciné-clubs et les revues de cinéma », Loisirs informations, no 4, mars-avril 1957 (n. p.) ; « Une belle initiative de décentralisation », Téléciné, no 57, mai 1956 (s. p.).

16 « Au ciné-club de Caen : festival 1957 consacré au “Comique dans le cinéma français” », Image et son, no 106, novembre 1957, p. 17.

17 Christel Taillibert, 2016, « La Ligue de l’enseignement et les festivals de cinéma : construction d’un regard sur un nouvel outil au service de l’éducation populaire », in Pascal Laborderie, Frédéric Gimello-Mesplomb et Léo Souillés-Debats (dir.), La Ligue de l’enseignement et le cinéma. Une histoire de l’éducation à l’image (1945-1989), Paris, AFRHC, p. 311‑327.

18 Ibid.

19 « Éditorial », Cinéma, no 9, février 1956, p. 2.

20 Pour plus d’informations sur ce festival voir Pascal Laborderie, 2021, Éducation populaire, laïcité et cinéma : une médiation culturelle en mouvement, Paris, L’Harmattan, p. 179‑190.

21 [Rencontre] Léo Souillès-Debats, 2017, La Cinémathèque de Toulouse, (vidéo) [en ligne].

22 1986 : Film et vie ; 1987 : Fédération des associations de ciné-clubs (Fac) ; 1987 : fin du système centralisé de l’Ufoleis ; 1989 : FFCC ; 1992 : Fédération Jean Vigo.

23 Vivien Soldé, 2022, « Le cinéma dans l’éducation populaire en France », op. cit.

24 Entretien avec Claude Bégué conduit le 21 novembre 2022.

25 Voir le site du cinéma Opéraims.

26 On traite ici à la fois de la formation portant sur le fond (technique et culture cinématographique, esthétique, etc.) et de celle concernant la forme (pratique de l’animation, gestion de débats et de discussions, etc.).

27 Soulignons également la parité entre animateurs et animatrices de l’association : trois femmes et trois hommes.

28 Voir Unis-Cité et CNC, 2020, cahier des charges 2020-2021 du programme « Cinéma et citoyenneté » (document interne).

29 « Les ciné-clubs du xxie siècle », CNC, 9 juin 2016 [en ligne].

30 Léo Souillés-Debats, 2017, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club : une histoire de cinéphilies (1944-1999), op. cit.

31 Léo Souillés-Debats, 2015, « Des ciné-clubs aux dispositifs scolaires du CNC : l’institutionnalisation de l’éducation à l’image en France (1981-1998) », Décadrages. Cinéma, à travers champs, no 31, p. 87‑103 [en ligne].

32 Marie Ducellier, 2022, « L’éducation à l’image à l’épreuve de sa transformation : une enquête ethnographique dans et avec une fabrique de l’éducation populaire », thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, sous la direction de Jean-Paul Colleyn et Éric Wittersheim, Paris, EHESS.

33 Laurence Allard, 2000, « Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma », Réseaux, vol. 18, no 99, p. 131‑168.

34 Léo Souillés-Debats, 2022, « L’éducation populaire et le cinéma ou la recherche d’un modèle d’émancipation par et pour l’image », in Jean-Charles Buttier, Clothilde Roullier et Agnès Sandras (dir.), Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (xixe-xxie siècles), Pierrefitte-sur-Seine, Publications des Archives nationales, p. 173‑190.

References

Electronic reference

Vivien Soldé, « Y a-t-il encore des ciné-clubs aujourd’hui ? Renouvellement structurel et persistance des approches de l’éducation cinématographique », Pratiques de formation/Analyses [Online], 67 | 2023, Online since 01 September 2023, connection on 22 December 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/295

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Vivien Soldé

Vivien Soldé est docteur en sciences de l’éducation et de la formation et attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis (laboratoire Experice)

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