Ce livre de Roxane Hamery pourrait être considéré comme un complément de son précédent ouvrage, paru en 2017 : Ténèbres empoisonnées ? Cinéma, jeunesse et délinquance de la Libération aux années 1960, également publié dans la collection « Histoire culturelle » de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC). Tandis que le premier étudiait les multiples relations liant cinéma et délinquance juvénile, Roxane Hamery choisit ici de s’intéresser au champ de l’éducation cinématographique en direction de la jeunesse, en décrivant quand et comment s’est développé ce secteur entre 1910 et 1970.
Les 422 pages se lisent avec une facilité remarquable grâce à la fluidité du style d’écriture de l’autrice et aux nombreuses photos, affiches, tableaux, premières de couverture et autres illustrations qui nous permettent d’avoir un rapport quasi direct aux archives analysées dans le cadre de ce travail. Composé de cinq grandes parties divisées en vingt chapitres arrangés de façon chrono-thématique, Des écrans pour la jeunesse se parcourt comme un roman tant la progressivité est limpide. C’est également dû à l’attention particulière portée aux enjeux politiques ainsi qu’à quelques grandes figures militantes, qui font office de personnages, à l’instar de Sonika Bô, de Marie Lahy-Hollebecque et de Jean Michel.
La période couverte est gigantesque – du point de vue cinématographique – et fait de cet ouvrage un incontournable pour quiconque voudrait approfondir des questions liées à l’éducation cinématographique. Partant de 1910, avec l’introduction progressive du cinéma dans des milieux éducatifs, l’étude se limite à l’orée des années 1980, avec la redéfinition de la politique culturelle par Jack Lang, à une période où les discours à propos de l’image et de la jeunesse portent désormais plus sur la télévision.
Le cœur de l’ouvrage s’ouvre logiquement sur les premières expériences d’éducation cinématographique, entre les années 1910 et 1930. Celles-ci s’établissent dans un contexte d’avènement des loisirs issu de la concomitance de la baisse du temps de travail avec l’invention d’une culture de masse fondée sur le développement de nouvelles technologies (lanterne magique, TSF, disque, presse) qui se font petit à petit une place dans les institutions scolaires. Le développement du cinéma en dehors des fêtes foraines (dans lesquelles les enfants étaient un public privilégié) et sa progressive légitimation culturelle et artistique posent dès lors la question de la création d’un cinéma pour l’enfance et la jeunesse. Cependant, de nombreux freins bloquent sa progression : de son immoralité à son prix prohibitif, en passant par le poids de la censure et le passage au parlant. Les problématiques de production étant trop difficiles à résoudre, des initiatives voient le jour autour de la valorisation par le biais de projections pour enfants. Ainsi se créent trois structures importantes : l’Association nationale éducative et distractive de la jeunesse, le ciné-club Cendrillon créé par Sonika Bô et les ciné-jeunes de Marie Lahy-Hollebecque. D’autres problématiques s’imposent alors autour des limites d’âge, des différents enjeux pédagogiques, de la moralité des films choisis, etc.
Mais le véritable essor de ces initiatives se produit dans un contexte de développement fulgurant des ciné-clubs à partir de 1945, après l’Occupation, durant laquelle le sujet fut laissé aux moralisateurs. De nouvelles structures apparaissent, à l’instar de la revue Éducation et cinéma. Les nouvelles fédérations habilitées à diffuser la culture par le film, laïques et confessionnelles, développent leurs propres ciné-clubs de jeunes sur les modèles de l’entre-deux-guerres. Mais c’est très certainement le ciné-club de jeunes de Valence créé par Jean Michel qui fait office de modèle en France. Outre l’éducation au cinéma, l’animateur développe une véritable « république d’enfants », permettant aux spectateurs et spectatrices juvéniles de gérer elles et eux-mêmes leur club.
Un des débats qui prend une grande ampleur est celui de l’importance des films pour enfants. Si certains, comme Jean Michel, s’opposent à la création et la diffusion d’œuvres spécialisées, d’autres militent pour leur production, à l’instar de structures comme l’Association nationale du cinéma pour l’enfance et la jeunesse (ANCEJ). Alors que se développent des discours autour de l’éducation esthétique, d’autres structures ont pour ambition d’étudier l’influence du cinéma sur la jeunesse, par le biais d’études psychologiques notamment.
Dans une troisième partie, Roxane Hamery pose la question des tensions entre « logique de marché » et « utopie » qui tiraillent les ambitions législatives et administratives. L’autrice porte son regard en premier lieu vers l’étranger, et notamment vers deux modèles économiques considérés comme des références en cinéma pour enfants : libéral en Grande-Bretagne, avec la Rank Organisation et la Children’s Film Foundation, et étatique en URSS et en Tchécoslovaquie. L’imposition de ces modèles fait état du dualisme entre mouvements confessionnels, qui soutiennent les productions de la Rank, et mouvements laïques plutôt portés du côté des productions tchèques et soviétiques.
L’autrice revient sur les mouvements d’éducation populaire en France, en particulier sur les réseaux de ciné-clubs qui entretiennent une relation ambiguë avec l’État et les pouvoirs publics, divisés « entre union nécessaire et désir d’autonomie et d’indépendance » – comme le montre la polémique autour de la mention « Jeunesse et famille » qui propose un cinéma commercial détaxé. Mais si la question de la diffusion et de l’éducation des enfants se pose, celle de la production s’impose également. Plusieurs alternatives à « l’immobilisme des pouvoirs publics » sont envisagées (faire réaliser les films par les jeunes ou inciter les citoyen·nes, éducateurs, éducatrices et parents à créer des films adaptés), mais aucune ne fait réellement date.
Malgré le manque de films, des institutions de valorisation du cinéma pour enfant se créent afin de mettre la qualité au premier plan. Cela passe par l’élaboration d’un tissu associatif international, la création de festivals (Venise et Cannes), d’institutions au service de l’éducation et de la culture, etc. Ces structures permettent ainsi de bâtir (prudemment) un « panthéon cinématographique du cinéma pour l’enfance et la jeunesse », notamment au travers des revues des fédérations de ciné-clubs. Côté production française, on trouve notamment Bim le petit âne (1950), Crin-Blanc (1952) et Le Ballon rouge (1956) d’Albert Lamorisse, ou Le Cerf-volant du bout du monde (1958) de Roger Pigaut, que l’autrice analyse. Plus tard, avec la légitimation du cinéma d’animation, d’autres autrices et auteurs les rejoindront, à l’instar de Paul Grimault, René Laloux et Roland Topor.
Roxane Hamery termine son propos sur la reconfiguration progressive de la diffusion culturelle du cinéma après les bouleversements de Mai 68, les baisses drastiques des subventions, mais aussi l’avènement de la culture « jeunes » portée par les baby-boomers, qui a permis la création d’un nouveau marché cinématographique. Les réflexions des animateurs et animatrices portent alors sur l’opposition entre culture élitiste et populaire, l’intégration du développement de l’esprit critique, l’introduction de l’enseignement du cinéma à l’école, etc., caractérisant le passage de l’éducation populaire à l’animation socioculturelle.
Finalement, au fur et à mesure, les enfants et adolescent∙es détournent le regard des écrans de cinéma pour le tourner vers la télévision, avec la mise en place de programmations spécialisées, et notamment l’arrivée de séries animées comme Goldorak. Malgré l’effort de certain·es animatrices et animateurs pour porter un discours sur ce média qui se démocratise, les cultures adolescentes s’émancipent des processus de médiation, ouvrant la porte à une nouvelle période.