« Quelle est [...]
la part des mots
et celle des vivants ?
et la part de spectacle
qu’ils doivent donner
pour que chacun puisse
dire Je – mot frustration
(adressé à vos semblables
il s’engrosse de leur expérience
laissant la vôtre périr
dans le désert de votre nom)
mot qui à peine prononcé vous
condamne à la non-existence. »
Armand Gatti, Poème de Berlin.
Le présent article1 fait plus particulièrement écho à l’un des axes de questionnement de ce numéro de Pratiques de formation/Analyses qui nous invite à réfléchir aux tensions et aux difficultés pratiques que traversent les expériences contemporaines d’éducation populaire. Cette focale a retenu notre attention dans la mesure où l’ethnographie « au long cours » que nous menons, depuis 20152, au sein du village sud-girondin d’Uzeste3, nous a inévitablement amené à considérer le répertoire des complications rencontrées par les acteurs collectifs de la Compagnie Lubat et d’Uzeste musical (UZM) dans leur volonté de mettre en (et à l’)œuvre, depuis maintenant plus de quarante ans, une forme singulière d’« éducation populaire locale par les arts4 », dont ils affectionnent de résumer le dessein par cette formule : « un devoir d’invention d’une nouvelle ruralité ». Le quarantième anniversaire de la Hestejada de las arts5 (2018) a notamment donné lieu à de multiples bilans des activités conduites « en résistance » à la condition rurale telle qu’elle va sur le territoire uzestois et alentours. À distance des autocélébrations qui accompagnent souvent ce type d’événement6, il a été reconnu, à maintes reprises – non sans une certaine peine –, que l’objectif visant à produire les conditions d’une émancipation au bénéfice des sujets locaux n’avait été que fort partiellement atteint. Bernard Lubat, orchestrateur en chef de cette aventure critique tient à cet égard un discours beckettien teinté d’une certaine mélancolie, qui n’est toutefois le terreau d’aucun renoncement :
Nous avons partiellement réussi. Ça veut dire que nous avons partiellement échoué. Nous avons raté et pour continuer il faut rater encore et rater mieux. C’est comme ça que, peut-être, on réussira un peu moins mal ou un peu moins mieux. [...] Avec le recul que l’on a maintenant, on peut regarder de loin, avec de la distance, ce que l’on a fait au plus près d’Uzeste. Le bilan est mitigé. Ça n’a pas vraiment pris. C’est très difficile. Il faut du temps, un temps long pour bouger vraiment les gens d’ici d’en bas. Ici, tu vois, l’habitus est corsé ! On continue à tirer sa révérence aux éminences locales. [...] On n’a pas été aidé par les élus, les politiques, les moussus [c’est-à-dire les riches] qu’on dérange dans leurs certitudes. [...] La modernité n’a pas épargné Uzeste, mais ce sont ses expressions les plus navrantes qui sont rentrées dans les maisons et dans les têtes : la consommation, le fric, la musique à vendre... C’est très difficile de lutter contre ça et de proposer un art à vivre, un art de vivre critique.
À en croire les propos de Bernard Lubat – ratifiés par beaucoup d’autres protagonistes de cette tentative d’instauration d’une « ruralité critique » –, il existerait donc, à tout le moins, deux procès rendant tendanciellement inopérants les dispositifs d’éducation populaire mis en place : d’une part, une naturalisation des hiérarchies sociales s’incarnant notamment dans une déférence vis-à-vis d’une bourgeoisie et d’une notabilité locales que d’aucun·es considèrent (à commencer par elles-mêmes) comme plus éclairées, compétentes et bienfaisantes7 ; d’autre part, une adhérence (parfois même une adhésion) aux fétiches de la société marchande. Ces deux dynamiques, conjuguées l’une à l’autre, empêcheraient, tant sur le plan des valeurs que des pratiques, les Uzestois·es de s’intéresser aux propositions de Lubat & Cie, qui déplorent de manière récurrente une trop faible participation à leurs initiatives. Sans minorer la prégnance de ces phénomènes qu’il serait de facto aisé d’attester empiriquement8, nous souhaiterions toutefois avancer et creuser une hypothèse de travail alternative. Sur fond d’une approche dispositionnaliste9, cette hypothèse logerait aussi les obstacles rencontrés dans l’actualisation d’une éducation populaire politique10 dans le fait que les agencements critiques d’UZM iraient, certes, à l’encontre de procès antagonistes défendant l’ordre social établi, mais qu’ils buteraient également sur d’autres dispositifs de résistance – appelons-les solidaristes – avec lesquels ils auraient manqué de s’articuler de manière continue pour créer une contre-hégémonie locale, ancrée dans les vécus uzestois et avec lesquels ils auraient fini par entretenir quelque conflit, faisant ainsi de la « culture de l’esprit critique », une « situation critique ».
Notre propos sera structuré selon trois parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les principes et les modalités pratiques d’éducation populaire qu’UZM a choisi de valoriser et, volens nolens, de faire vivre en cette localité uzestoise. Ensuite, il s’agira de présenter les fondements historiques des pratiques solidaristes qui ont irrigué une partie de la vie locale, ainsi que leurs déclinaisons contemporaines qui continuent à organiser le lien social de ce morceau de campagne populaire11 qu’est Uzeste. Enfin, nous analyserons la manière dont ces deux régimes de résistance sont finalement entrés en conflit, ont rendu difficile leur alliance et neutralisé certains potentiels émancipateurs dont l’un et l’autre sont porteurs, mais dont ils peinent, chacun de leur côté, à tirer profit.
Un devoir d’invention d’une ruralité critique
« Mieux vaut être un avant-gardiste attardé qu’un
collaborateur précoce. »
Bernard Lubat
Quand, à la fin des années 1970, Bernard Lubat revient dans son village natal – duquel il était parti à l’âge de 16 ans pour « monter à la capitale et au “grand” conservatoire » –, il est animé par deux quêtes existentielles qui se sont vraisemblablement nourries l’une l’autre. La première tient à ce qu’il est un musicien reconnu dans le milieu du jazz12, mais aussi dans le monde du show-business, au sein duquel il participe à de fort nombreux enregistrements et tournées auprès de stars de la variété et de la chanson françaises. Il gagne, certes, beaucoup d’argent, mais s’ennuie fermement :
J’ai fait le métier comme on dit, mais je perdais ma vie à la gagner. Petit à petit j’ai pris conscience que je n’étais pas à ma place et j’avais perdu de vue d’où je venais. J’ai pris conscience que j’étais comme ces Blacks avec qui je jouais dans les clubs, que je venais d’une ruralité qui était discriminée, déconsidérée et, inconsciemment, c’est cela qui faisait lien avec eux. On partageait ça, mais j’ai mis du temps à le comprendre.
La seconde quêteest en lien avec la ruralité de son enfance qui lui semble dynamique, courageuse, festive, fermement politisée, travaillée par les luttes sociales régionales et un esprit de résistance dont les Uzestois·es sont alors fiers et fières13. Or à la fin des années 1970, quand Bernard Lubat revient plus souvent en son village natal, cette vitalité orgueilleuse semble avoir sérieusement marqué le pas. Le bourg a perdu la plupart de ses commerces, la démographie est en berne14, la tertiarisation des activités attire les plus jeunes dans l’orbe de la métropole bordelaise ou d’autres grands centres urbains, les quelques cultures céréalières et l’élevage de subsistance a laissé place aux industries sylvicoles très mécanisées. Seul L’Estaminet, bar-dancing-restaurant-épicerie « et repère de cocos » tenu par ses parents (et, dans une moindre mesure, le Café du sport), maintient des espaces de convivialité dans l’esprit des derniers cercles de Gascogne. Ceux-ci ont été des lieux de politisation ayant notamment permis l’ancrage de « La République au village » aux lendemains de la Révolution française15, puis se sont ensuite fortement ouvriérisés – et en dernier lieu, ouverts aux femmes. C’est là, pour Bernard Lubat, un réel tourment. Il voit disparaître une force de vie dont il prend conscience de la richesse en constatant son amenuisement ostensible ; phénomène auquel il a lui-même participé en partant pour Paris et en se désolidarisant de celles et ceux qui sont resté·es16 : « Le village était méconnaissable. C’était devenu un mouroir », déplore-t-il encore aujourd’hui.
La réinstallation de Bernard Lubat à Uzeste est donc portée par cette volonté de réarmer le territoire17, de lui apporter, de nouveau, quelque raison « de se tenir droit ». Il recompose, au début des années 1980, la Compagnie Lubat et, fort de ce nouveau collectif, entend développer des activités relevant d’une éducation populaire critique. Celle-ci a pour centre de gravité les arts (plastiques, vivants), notamment la musique, et plus particulièrement encore, un jazz avant-gardiste dont il a la juste intuition qu’il ne saurait porter ses fruits qu’à la condition d’aller à la rencontre d’une culture locale, des traditions et d’une sociabilité rurale qui, bien que sénescentes, continuent à imprégner les manières d’être et de faire des villageois·es. Aussi s’est-il agi de se réapproprier une histoire et une culture en la mettant à l’œuvre autrement que par la mise sous cloche de traditions à préserver du changement. Un ancien membre de la Compagnie Lubat précise :
Au départ, Bernard, il a un coup de génie. Il comprend qu’il peut pas faire sans les anciens. Il va demander à son père de remonter son groupe et il va mélanger dans la musique les polkas, les mazurkas et le free. Ça va faire un sacré mélange, très festif ! La musique de bal à l’ancienne va faire des petits avec la musique afro-américaine la plus pointue. Il va aussi profiter de L’Estaminet qui va accueillir ses concerts et ceux des gens qu’il fait venir. À cette époque, les membres de la Compagnie, ils vivaient là, ils étaient dans le village, c’était des villageois.
La Compagnie Lubat revendique alors un ancrage dans l’histoire occitane et s’attache notamment à collaborer avec des artistes régionaux et des intellectuels occitanistes dont la Linha Imaginòt (« réseau anti-centraliste d’activismes d’Occitanie et d’ailleurs »), la revue Mêlée, Félix-Marcel Castan, Claude Sicre ou encore Bernard Manciet, rencontré en 1985 au Festival occitan d’Eysines et avec qui Bernard Lubat noue une profonde amitié :
L’occitan est une langue d’une musicalité incroyable que je n’ai chassée ni de mon inspiration, ni de ma façon de parler, ni même sans doute de ma manière de penser, mais je la considère comme une matrice produisant de la diversité. [...] Je ne crois ni dans le mondial « hors-sol », ni dans le local autocentré, mais j’essaie de penser les contradictions et les problèmes qui naissent de leur rencontre : le chaos-monde envisagé depuis Uzeste.
Ce devoir d’invention d’une ruralité critique passe ainsi par une politique de diffusion des arts de la scène. Il va également s’étoffer de nombreuses autres initiatives qui entendent couvrir un large répertoire de pratiques artistiques et se tourner du côté de la formation : à Villandraut (village voisin), le cinéma fait son entrée avec l’ouverture de la salle François Mauriac, de même que le théâtre avec la salle Reiser (actives de 1982 à 198718). Les arts plastiques sont aussi présents avec des ateliers de dessin, de photographie et de bande dessinée. La musique donne lieu à la tenue de stages, de workshops, à la création d’une école-banda19, d’une école du rythme, d’une chorale. L’installation de la librairie-bibliothèque la Maison de la mémoire en marche invite, quant à elle, à la découverte de la poésie, de la littérature ; elle organise des conférences et des rencontres. Par cette vaste diversité d’initiatives, UZM tente de se positionner au carrefour d’intérêts esthétiques, sociaux, politiques et théoriques et de travailler à l’émancipation intellectuelle des individus vivant dans cette campagne populaire – à l’instar de la mission que s’étaient donnés les foyers paysans issus du Front populaire puis, dans leur sillage, les foyers ruraux20 (1945). Aussi, Uzeste ne devient pas tant un lieu de résidence d’artistes (bien qu’il le soit aussi), qu’un laboratoire dédié au développement de « l’art de la diffusion de l’art » et à une forme de décentralisation culturelle critique. Et Bernard Lubat d’affirmer :
Je ne changerai pas ma place pour un opéra : c’est ici, à Uzeste, mon opéra vivant, c’est ici mon New York, c’est à partir d’ici qu’on peut se confronter, risquer, inviter, travailler sans se sentir pris en otage. On me prend pour un utopiste, un piètre régionaliste : en fait, il faut que cela se sache, je suis un sous-réaliste. [...] On me prend pour une espèce d’animateur, on nous compare à des théâtres qui vivotent, mais Uzeste Musical n’a rien à voir avec de l’animation volontariste... Et ce n’est pas non plus un festival estival pour Parisiens dans la verdure. À travers l’action permanente, la danse, le cinéma, le carnaval, on peut tenter des choses ici qu’on n’ose pas risquer ailleurs. À Villandraut, Frédéric Lodéon [violoncelliste et chef d’orchestre] a joué pour une centaine de personnes. « Peu de public », disent les fonctionnaires du fond de leurs bureaux. Mais ce soir-là, Lodéon s’est risqué, en toute connaissance de cause, sur un programme difficile21.
Bernard Lubat et ses acolytes souhaitent ainsi construire une forme de conscience possible22, c’est-à-dire introduire les ferments de conduites critiques visant à résister au monde tel qu’il va, et à avoir quelque raison d’agir contre. Il s’agit évidemment d’un pari politique, mais dont les moyens se fondent, pour une part, sur des surgissements artistiques, des événements censés déchirer le quotidien, déplacer les habitudes, notamment réceptives et, pour une autre part, sur un travail de fond, visant l’inscription de ces « manifestivités poïélitiques » dans une démarche d’apprentissage critique, laquelle est appréhendée comme la condition de possibilité pour donner du sens à ces moments épiphaniques, revaloriser les existences et ouvrir des futurs désirables. Cette dialectique du passé et du futur, de la tradition et de l’innovation, entend « expérimenter des intervalles23 » et ouvrir un écart « par rapport à l’univers sensible “imposé” par [la] condition24 » des Uzestois·es. Ce à quoi UZM a travaillé pourrait aussi être décrit comme un dispositif de mobilisation. Non pas d’enrôlement, mais d’invitation à l’engagement dans l’histoire collective par la confrontation à un écart décadrant potentiellement les points d’accroche communs au monde tel qu’il va, mais qui pourrait aussi aller autrement. À la fragilisation de l’historicité est opposée une « uzesticité », c’est-à-dire une mise en mouvement, par l’art, d’un sens nouveau du futur local.
Cet intérêt à la recréation d’un commun politique à partager et à investir est donc conduit sous les auspices de l’art et des artistes qui ouvriraient la voie à la possibilité toujours fragile de contrer le probable en façonnant des subjectivités rebelles (« nous essayons de faire de l’art à l’œuvre plutôt que des œuvres d’art ») en capacité d’inventer (en amont) de nouveaux possibles restant à actualiser par d’autres moyens. Toutefois, cette tentative de mobilisation par l’art a toujours rencontré quelque embarras, y compris chez les plus convaincu·es par le projet lubatien. D’une part, elle ne dit rien de la manière dont les imaginaires, les désirs et les dispositions critiques qu’elle est censée produire peuvent s’actualiser, apparaissant ainsi comme orpheline de ce qui lui donnerait sa réelle efficacité : « C’est pas mal de poudre aux yeux », nous confie une villageoise. « Enfin je ne voudrais pas critiquer parce que je trouve ça très intéressant, mais je suis pas sûre que ça puisse avoir un effet très concret. » D’autre part, l’improvisation et la rencontre située et éphémère sont apparues, au fil du temps, comme les figures tutélaires et matricielles de cet art potentiellement émancipateur dont l’imprévisibilité tout comme les aspects les plus chaotiques de la production semblent peu rassurants et peu engageants pour certain·es, à l’instar de cette autre villageoise :
Moi, leurs trucs, je trouve que ça donne pas envie. Longtemps j’ai fui, ça me faisait mal aux oreilles et à la tête... physiquement je veux dire ! Il a fallu que je m’habitue et c’est pas encore tout à fait gagné.
Enfin, la théorie, les discours et autres débats ont pris, ces dix dernières années, une place de plus en plus centrale, tendant à minorer la part du sensible, de la convivialité, de l’être ensemble, au profit d’une formalisation conceptuelle du lieu (notamment à partir de la pensée d’Édouard Glissant – voir infra). Cette évolution a créé le sentiment d’une prise de distance avec la « base » uzestoise à laquelle il s’agirait finalement d’apporter la bonne parole et de donner des leçons plutôt que des armes (selon l’inversion d’une formule qu’affectionnait Pierre Bourdieu). Un habitant d’un village voisin ayant beaucoup participé à l’organisation des Hestejadas de las arts assène à cet égard :
Avant, le festival, c’était pas comme maintenant. Y avait pas tous ces débats ou ça fait la gueule, ça s’engueule et ça se prend au sérieux quand même, non ? Avant, c’était plus la fête, c’était plus convivial, ça se mélangeait plus avec les Uzestois, par exemple avec les apéros swing ou les déambulations. Maintenant c’est sérieux hein ! Faut pas déconner ! Et si t’es pas d’accord et que tu le dis, tu te fais assassiner !
Ces aspects conjugués (abstraction, déstabilisation, instruction, conflictualisation) tendent à nourrir une panoplie de sentiments négatifs allant de l’indifférence (« Non... je n’y vais plus, je ne sais plus ce qui se passe à L’Estaminet ») à la colère (« Ils nous prennent pour des ânes qui savent pas lire »), en passant par l’incompréhension (« Tu sais ce qu’il cherche à faire Lubat, toi, maintenant ? Bonne chance ! ») ; réactions qui ont fait prendre une distance nouvelle à certain·es, les éloignant des propositions actuelles d’UZM, estimant qu’elles ne leur étaient plus destinées25.
La nécessité d’une formation critique de l’individu à qui il s’agirait notamment de faire prendre conscience qu’il a la responsabilité de s’inventer en permanence ne se décrète évidemment pas et ne se (dé)montre pas davantage (pas même sur scène). Elle ne peut s’ancrer qu’à condition de faire se rencontrer raison et sensibilités critiques à des fins pratiques avec les dispositions (manières de faire, de penser, de sentir, etc.) de celles et ceux qui pourraient en tirer parti. Ce sont ces dernières (pas nécessairement configurées au mieux pour accueillir ce travail critique) sur lesquelles il s’agit de s’appuyer (de déplacer, d’activer, de mettre en veille, etc.) si l’on veut faire coïncider objectifs exigeants d’éducation populaire et expériences ordinaires. Sans la prise en compte des vécus et des tendances comportementales qui traversent, configurent et prédisposent les existences (par exemple, celles qui incitent à une déférence vis-à-vis des élu·es, des propriétaires terrien·nes, etc.), il paraît difficile de faire émerger une ruralité critique réellement à vivre. L’intérêt pour les vies populaires uzestoises régionalement ancrées qui, comme nous l’avons souligné, se trouvait à l’origine du projet d’UZM, semble, de fait, s’être sensiblement distendu. Aussi a-t-il rendu hasardeux les attendus d’une culture en résistance qui n’a aucune raison d’entrer « naturellement » en résonance avec des existences dont on ne tiendrait pas compte des penchants conatifs – surtout si ceux-ci ne prédisposent pas à la réception du projet critique. Pourtant, cette attention fine aux inclinations comportementales des personnes semble indispensable à la traduction des intentions politiques en ressources pratiques au principe desquelles se créent, à ces conditions, des relations sociales, des identités collectives, des raisonnements, des désirs et, in fine, des mobilisations en capacité de s’opposer concrètement à l’hégémonie dominante.
Solidarité historique et solidarisme dispositionnel
« [Le régisseur de nos propriétés] pourrait te faire chanter, exiger le triple de ce que tu lui donnes, ce serait encore incroyablement peu.
– C’est trop fort ! Il est logé, éclairé, chauffé, il a le lait, la moitié du cochon.
– Oui, il ne saurait quoi faire de l’argent que tu ne lui donnes pas. Alors que lui te donne son travail pour rien. »
François Mauriac, Un adolescent d’autrefois.
En l’occurrence, il nous semble que le projet d’éducation populaire critique porté par UZM a manqué de s’accrocher au solidarisme local qui traverse et guide une partie des pratiques du collectif uzestois26, reposant sur une alliance d’intérêts et permettant d’entretenir le sentiment subjectif d’une appartenance commune27. Ce solidarisme a une histoire longue qui s’ancre indubitablement dans le métayage et le résinage (gemmage, c’est-à-dire l’extraction de la résine de pin), conditions de travail particulièrement développées en Sud-Gironde et dans les Landes voisines. Ils instituaient des situations de subordination qui étaient cadrées par un contrat de fermage liant des ouvriers et ouvrières agricoles (la plupart du temps une famille) à un propriétaire terrien ; contrat « léonin » fondé sur un rapport de soumission tout droit hérité « d’archaïsmes “féodaux”28 » : le propriétaire foncier confie à un métayer(-gemmeur) la culture de sa terre (et de ses arbres), ainsi qu’un logement rudimentaire29, en échange d’une partie plus ou moins importante – à tout le moins la moitié – des récoltes et de servitudes diverses (charroi, lessive, réparation, curage des fossés, etc.). De facto, nombre d’Uzestois·es sont issu·es de famille qui ont exercé – au moins un temps – sous le régime du métayage, c’est-à-dire ont vécu des situations d’extrême exploitation liées à un grand dénuement économique. La survie des métayers et de leurs familles tenait en grande partie aux capacités d’entraide du groupement domestique (plus précisément « la communauté qui couvre les besoins réguliers du quotidien en biens et en travail30 »). La fragile économie de subsistance des métayers reposait sur la collectivisation de certaines tâches ordinaires et régulières (corvées, récoltes, etc.) ou exceptionnelles, lors de situations de crise qui ne pouvaient être surmontées qu’à condition d’une mobilisation communautaire (domestique et vicinale) mue par des intérêts communs et assurée par la certitude de la réciprocité : « Pour qui connaît un peu les vies des classes ouvrières, il est évident que si l’entraide n’y était pas pratiquée largement, elles ne pourraient venir à bout de toutes les difficultés qui les entourent31. » L’entraide et la solidarité (partage de la force de travail, d’outils, de biens d’usage, de compétences, etc.) étaient donc des nécessités vécues, portées par une lutte pour la survie et une interdépendance des membres de la communauté. Cette dernière appelle des manières de faire et de s’organiser en collectif visant à aider, à porter secours, qui sont codifiées dans une économie morale (une « éthique économique » aurait plutôt dit Weber) que chacun·e se doit de respecter : « Il y avait peu d’argent à la maison. Mes parents s’accrochaient à tout pour acheter à manger, se vêtir, faire produits, au champ et au jardin32. » Une Uzestoise nonagénaire témoigne :
On n’allait pas à l’école tous les jours. Fallait s’occuper des vaches. Et puis moi, on me confiait aussi les enfants. On vivait avec ce qu’on avait, mais pour manger y avait jamais de problème. On vendait la résine et le lait qu’on donnait au laitier le matin. Il y avait très très peu d’argent à la maison. On faisait plutôt du troc avec les autres qui avaient de la vigne ou d’autres choses. Sinon on donnait la moitié du maïs, du blé, des veaux... et des dindes à Noël.
Deux aspects complémentaires sont également à souligner. Le premier d’entre eux tient au fait que ces conditions d’existence et de travail iniques ont donné lieu à de nombreuses révoltes locales (parfois réprimées dans le sang) qui, aux xviiie et xixe siècles, font des « résiniers-métayers [...] la force sociale et politique majeure du département33 ». Puis, au cours du xxe siècle, ce sont de nombreux conflits sociaux qui éclatent, soutenus par la Fédération des gemmeurs et métayers du Sud-Ouest, syndicat que les métayers-résiniers créent en 1926 et que les propriétaires terriens dénoncent alors comme étant une officine bolchévique34. Contrairement à une certaine paysannerie considérée comme dépourvue de conscience de classe et prompte à cogérer dans un unanimisme anémique leurs activités avec les propriétaires, les industriels et l’État – dont la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA, 1946) est en quelque sorte la traduction syndicale –, les métayers-résiniers ont défendu des intérêts foncièrement divergents de ceux de leurs employeurs, dans une optique de lutte des classes et d’une solidarité ancrée dans les mobilisations. Le second aspect est qu’il serait faux de considérer que ces vies de labeur étaient essentiellement organisées sous le sceau du manque et de la souffrance. Le solidarisme prévalant à l’organisation communautaire, et qui en assurait donc la robustesse, trouvait également à se traduire en des moments conviviaux et festifs rassemblant les familles (naissance, mariage, anniversaire, etc.), les amis et les voisins autour de tablées, de fêtes villageoises, de bals, d’activités liées à la chasse et ainsi de suite :
Bien que le travail en métairie ait été la principale préoccupation, avec ses journées interminables, les gens prenaient le temps de vivre, de se rencontrer. Ils s’organisaient pour fréquenter les foires environnantes et provoquer de grandes réunions de famille, notamment pour la tuaille du cochon, la fête locale et Pâques et la Pentecôte. [...] Le passage de la batteuse en juillet était l’occasion d’une fête entre voisins35.
Les sphères de sociabilité étaient ainsi largement poreuses et des liens sociaux de différentes natures tissaient et consolidaient la communauté en lui apportant une densité singulière du fait de ces attachements multiples entre membres de différents cercles : « À Uzeste, si tu creuses, ils sont tous cousins, voisins ou copains tu vois... Y a des liens de partout. »
Métayage et gemmage ont aujourd’hui quasiment disparu (moins de 1 % des surfaces agricoles exploitées ; 18 000 résiniers déclarés en 1946, 150 en 1985), leur rentabilité ayant été considérée comme finalement bien moindre que celle relevant du fermage locatif ou de l’exploitation du bois de pin. Les formes régionales traditionnelles de production et les modes d’organisation sociale qui leur étaient attenants se sont également éteints, mais certains agirs traditionnels ont perduré. Les dispositions coutumières à l’entraide sont, en effet, toujours présentes, imprégnant les manières de faire communauté à Uzeste. Une Uzestoise d’adoption, habitant le village depuis une vingtaine d’années, nous explique :
Quand notre maison a brûlé alors que mon compagnon n’était pas franchement en odeur de sainteté sur Uzeste, nous avons quand même été très soutenus. Il y a une solidarité qui s’est exprimée tout de suite et on a beaucoup été aidé. Ça m’a beaucoup étonnée et beaucoup touchée.
Le solidarisme uzestois s’actualise sur des objets et au sein d’espaces qui ne relèvent plus des mondes de l’agriculture, mais il continue à porter sur un ordinaire et, surtout, reconduit la réclamation d’un devoir d’assistance. Ce solidarisme ne relève plus d’un impératif économique de survie, mais repose sur une éthique communautaire qui appelle à des engagements qui soudent le groupe et conduisent à l’instauration d’un système d’aide mutuelle en dehors du monde marchand, qui tend à répondre modestement à certaines des conséquences des problèmes socio-économiques caractéristiques du territoire : population vieillissante, faible densité démographique36, raréfaction des services publics, niveaux de revenus plutôt faibles, etc. Il est décrit par ceux et celles qui y participent comme « le règne de la démerde » ou « de la débrouille villageoise » et un Uzestois de le résumer en une formule intéressante : « donner la main et montrer qu’on est là ».
« Montrer qu’on est là », c’est répondre aux éventuelles sollicitations de « coup de main », mais avant même cela, c’est d’abord se rendre présent au collectif par la fréquentation de ce lieu public partagé qu’est le bar (en l’espèce, le Café du sport), espace de convivialité, du small talk, de diffusion des nouvelles locales, mais surtout de rencontres « en vrai » sur la base desquelles peuvent s’apparier demandes (plus ou moins explicites37) et réponses à celles-ci. Sous cet angle, le café fonctionne comme une sorte de bourse du travail-à-côté38 qui rassemble et organise librement les compétences, les disponibilités et les requêtes d’entraide. Si la capacité à apporter des solutions pratiques à des situations diverses39 est évidemment au principe de ce solidarisme, la simple présence au sein de cet espace d’échange est aussi considérée comme importante car elle est censée attester de la disponibilité potentielle de celui ou celle qui s’y rend à participer à l’effort de solidarité (« On peut compter sur X »), à accepter le principe de dépendance réciproque (faire allégeance à l’éthique populaire). Cette présence permet de rendre visible la communauté, d’organiser par communautisation la cohésion du groupe, de « se compter », de faire le bilan de ses forces : « Le sentiment de communauté s’alimente de la certitude d’appartenir irrévocablement au groupe, à la chaude sécurité que procure cette certitude, à l’immutabilité du groupe et au besoin d’avoir recours à l’aide du voisin40. » Ne pas se rendre présent·e aux autres par ce biais, c’est ne pas jouer le jeu de la réassurance, « se la jouer solo41 », contribuer à la fragilisation de la communauté en se soustrayant à ses règles éthiques tacites et en amoindrissant, par là même, les possibilités d’auto-organisation du collectif par l’interdépendance. Loin de glorifier un passé qui était celui de vies abîmées et se tenant à distance des logiques consensuelles de patrimonialisation (propres aux politiques culturelles à destination de la ruralité), le solidarisme uzestois se présente comme un contrat social pour le présent, dont la création récente d’une boulangerie coopérative42 – son activité reposant sur un engagement bénévole d’ampleur – est sans aucun doute une illustration de ce qu’il est en mesure de produire (en l’espèce par sociétisation), c’est-à-dire une capacité collective à assurer une protection rapprochée43 de chacun·e grâce à toutes et tous.
Peut-on considérer ce solidarisme pratique comme une forme sociale jouant un rôle d’éducation populaire ? Nous serions tenté de répondre positivement, en précisant qu’il s’agit nécessairement d’une éducation informelle dont certains aspects pourraient conduire à penser qu’il relève aussi d’une logique de politisation « à bas bruit », à tout le moins en produisant un « nous » valorisable, fondé sur des appartenances solidaires. Jouant donc, sous cet aspect, dans la même catégorie qu’UZM – celle de l’éducation populaire critique –, bien qu’avec des moyens et des fins fort différentes, on aurait pu s’attendre à ce que des formes de complicité et de coopération se soient manifestées entre ces deux pôles organisant la vie villageoise. Pourtant, force est de constater que, présentement, ce sont globalement deux sphères qui se côtoient davantage qu’elles n’associent leur force, si ce n’est, à l’occasion, sur un mode utilitariste de calcul d’intérêts simultanés. Or cette imperméabilité nous semble constituer une des raisons de fond pour lesquelles la « culture de l’esprit critique » portée par UZM se trouve aujourd’hui « en situation critique », selon les propres mots de Bernard Lubat.
Des procès émancipateurs antagoniques
Aussi voudrions-nous, au sein de ce dernier développement, essayer d’éclaircir quelques-unes des raisons pour lesquelles la compatibilité de ces deux communautés reste, à l’heure actuelle, une potentialité à (ré)actualiser. Pour remplir les attendus de cette démarche analytique, peut-être faut-il commencer par constater que le monde du solidarisme uzestois et celui de l’éducation populaire à la mode UZM ont été, durant près d’une vingtaine d’années, plutôt en proximité l’un de l’autre. Quelles ont été les bases de ce rapprochement ? Plusieurs interprétations peuvent être avancées, à commencer par celle que nous avons déjà évoquée, à savoir, le fait que les arts et les esthétiques produites, diffusées et enseignées étaient largement mâtinés de culturèmes issus du monde gascon, à tel point qu’un terme a été inventé pour désigner cette proximité : la Jazzcogne, lieu de la création d’un imaginaire hybride et d’élaboration d’un « nouveau folklore » à vivre qui s’appuie sur les formes culturelles existantes, tout en tâchant de les transformer en les mêlant à d’autres culturèmes traversés par une intuition politique. Bernard Lubat nous explique :
La Jazzcogne, c’est le rythme rural d’Uzeste avec lequel nous jouons et que nous jouons à remettre en rythme autrement, par le swing du jazz qui rend le temps fort faible et le temps faible fort. La Jazzcogne, c’est ce territoire de la musique qui danse, de la “d’ici danse” et d’ailleurs, qui permet de dénouer les corps, les gestes, mais aussi les esprits. Nous voulons contribuer à des dénouements individués où chacun se doit d’inventer son geste, sa chorégraphie intime, mais aussi son rapport à l’autre. Le terme « Jazzcogne » décrit donc une utopie rythmique, pratique, poïélitique, qui s’enracine dans un territoire conçu comme zone d’envol imaginaire.
Par ailleurs, les « ancien·nes » du village, chez qui les dispositions solidaristes étaient particulièrement ancrées, étaient convié·es à participer, invité·es sur scène, à jouer de la musique (mais aussi aux cartes !). Ils et elles étaient aussi très présent·es à L’Estaminet qui était alors l’épicentre de la vie ouvrière locale : on s’y rendait pour boire, manger, danser, rencontrer ces concitoyen·es, ses ami·es et assister – malgré soi, mais avec bienveillance – aux divers travaux de la Compagnie Lubat qui en avait fait le lieu de ses expérimentations. UZM se trouvait alors au cœur de la vie de cette ruralité populaire dont Lubat souhaitait s’occuper.
La Jazzcogne n’était donc pas seulement une vue de l’esprit, une catégorie abstraite, mais elle constituait un champ de pratiques où se rencontraient un terroir (une histoire, des usages, des traditions, etc.) et des intentions critiques novatrices qui s’appuyaient sur des formes de vie et des expériences collectives concrètes (le carnaval, la chasse, une langue, etc.). Le statut de « fils prodigue » de Bernard Lubat, bénéficiant alors d’un capital symbolique important lié à sa réussite professionnelle et d’un capital d’autochtonie44 tout aussi conséquent, eu égard à ses origines et à l’importance de sa famille au sein du village (ceux qui ont osé quitter le métayage pour ouvrir un lieu plus ou moins « interlope », bastion des « culs rouges » locaux), a évidemment facilité la greffe de l’organe UZM sur le corps local. Bernard Lubat arrive en terre connue, terre de lutte, terre de solidarité dont les principaux acteurs et principales actrices lisent positivement ses actions qui dynamisent le village. Ils et elles vont donc s’efforcer de rendre la pareille en s’investissant comme ils et elles le peuvent45, depuis ce qu’ils et elles sont, dans les initiatives foisonnantes et débridées de la Compagnie. Un Uzestois témoigne, nostalgique, « du temps où c’était plus le festival de tout le village » :
Je me souviens des premiers festivals. C’était quelque chose. Y avait beaucoup plus de monde que maintenant. C’est tout le village qui participait. Je me rappelle par exemple que C. avait prêté sa charrette. B., il prenait 8 jours avant pour tout monter, il faisait les courses et il travaillait tous les soirs du festival pour faire à manger et il reprenait 8 jours pour démonter. Et puis avant, tous les Uzestois recevaient une invitation gratuite pour aller voir un spectacle. Ça fait longtemps que c’est terminé !
La fête et la musique (le bal !) sont alors les deux principaux piliers qui animent la majorité des propositions faites aux villageois·es qui, certes, se trouvent en terrain connu, mais se voient néanmoins intranquillisé·es par certaines ouvertures vers des esthétiques et des imaginaires dont ils n’ont à l’évidence pas l’habitude et dont il est fait le pari qu’elles peuvent enclencher de nouveaux rapports au monde.
Cette situation « d’entente » va permettre à UZM de développer, en quelques années, un véritable front culturel de résistance populaire46 s’inscrivant à sa manière dans les traditions culturelles locales, mais aussi en continuité avec les arts de faire résistance propres à cette ruralité populaire qui, historiquement combative, n’a, pour autant, jamais oublié l’importance de la convivialité et du partage, valeurs pratiques aussi vécues comme des manières bien ordinaires de contrecarrer les logiques d’assujettissement : « Même pendant la guerre », nous confie une « ancienne » du village, « on passait par les petits chemins pour éviter les Allemands et aller au bal. Ça se passait dans des endroits reculés de la forêt. C’était interdit et on prenait des risques, mais on voulait pas qu’ils nous enlèvent ça aussi. Le bal, c’était sacré. » Le succès de la dynamique d’éducation populaire mise en place par UZM va toutefois marquer le pas vers la fin des années 1990. Certains points de bascule apparaissent évidents : les membres de la Compagnie Lubat telle qu’elle s’est stabilisée depuis plusieurs années se séparent ; les parents de Bernard Lubat vendent L’Estaminet ; les aides publiques se font nettement moins généreuses après des années de politiques culturelles menées par Jack Lang, particulièrement favorables à la création artistique. Mais l’essentiel se trouve plutôt dans l’amenuisement – voire la perte – de certaines des propriétés qui, jusqu’alors, avaient permis un enchâssement optimisé des entités UZM/Uzeste.
a) Les « ancien·nes », témoins directs de cette ruralité métayère et tenace de laquelle il s’agissait de se réclamer décèdent peu à peu. La mémoire vivante du lieu tend ainsi à s’évanouir pour laisser place à un discours rapporté qui perd en authenticité et en force de mobilisation.
b) La disparition des « ancien·nes » entraîne conséquemment un appauvrissement rapide des référent·es culturel·les locaux et locales. La référence occitane décline. Le gascon n’est guère plus parlé et entendu au village, les fêtes locales ne sont plus systématiquement célébrées et le patrimoine culturel immatériel trouve de moins en moins à s’incarner dans des pratiques vivantes qui avaient du sens dans la mesure où elles jetaient précisément des ponts entre le passé et le présent. Surtout, le solidarisme dont ces « ancien·nes » étaient de fervent·es défenseur·es apparaît moins comme une valeur cardinale à préserver. Un ancien conseiller municipal précise ainsi :
Le temps où on partait tous ensemble rouvrir les chemins communaux que les moussus avaient illégalement replantés de pins, avec tronçonneuses et Lubat à l’accordéon est révolu ! À cette époque, faut dire qu’on avait aussi la mairie et qu’on se connaissait globalement tous.
c) La démographie villageoise évolue et les nouveaux habitants s’avèrent nettement moins sensibles au geste et à la vie locales, bien qu’une partie de ces néoruraux47 ne résident pas à Uzeste par hasard, souvent attirés par la renommée de la Compagnie Lubat et ayant même parfois fait l’expérience personnelle d’une ou de plusieurs Hestejadas de las arts. Un maraîcher permaculteur installé à Uzeste depuis une dizaine d’années témoigne, à l’inverse, du peu d’intérêt d’UZM pour certaines initiatives villageoises portées par les habitant·es les plus récent·es :
– Avant qu’on s’installe à Uzeste, moi je connaissais le festival pour y être venu plusieurs fois, comme accompagnant de Marc Perrone48. Je savais à quoi m’en tenir, mais quand même… Nous49 aussi on a enrichi le territoire avec nos projets, mais ça n’a pas toujours été bien perçu par Lubat.
– Pourquoi, selon toi ?
– Il y a sans doute de multiples raisons, mais je crois qu’il nous a vu comme des concurrents qui ont l’idée d’une émancipation qui ne passe pas que par l’art et qui ont aussi la prétention d’avoir des idées sur le territoire. Il nous a pris pour des « bobos écolos » qui venaient avec des idées hors-sol, alors que c’était quand même plus compliqué que ça.
d) Le volet « enseignement à l’année » dédié aux arts plastiques et à la musique est plus ou moins abandonné (ateliers, stages, bandas et autres chorales s’éteignent), perdant ainsi l’occasion d’intéresser la population la plus jeune au projet critique d’UZM (la salle de cinéma est également vendue). Seule une poignée d’enfants du village (qui sont appelés Les Gojats – « garçons » en gascon), amis du fils de Bernard Lubat, vont bénéficier d’un encadrement spécifique et d’un accès privilégié à la scène « officielle », se retrouvant ainsi, très tôt, aux côtés de musiciens connus et reconnus (Michel Portal, Louis Sclavis, Jacques Di Donato, etc.), situation qui va les conduire à épouser, à leur tour, la carrière d’artiste et à monter leur propre collectif qu’ils basent à Bordeaux.
Ces lignes de fuite vont conduire, volens nolens, à un « durcissement » de la logique d’éducation populaire critique jusqu’alors proposée. En premier lieu, la référence au passé qui ouvrait à des liens évidents avec le territoire (construction d’un espace-temps commun), sans être abandonnée, est largement minorée. Aussi, la figure de l’artiste enfant du pays s’éclipse petit à petit au profit de celle, nettement moins chargée d’affects, de « Lubat, le musicien de jazz ». Ce déplacement est d’autant plus sensible que la production musicale de la Compagnie Lubat tend à nettement moins mobiliser les idiomes de la musique de danse locale et, a contrario, à s’appuyer sur des schèmes de « composition instantanée » fondés sur l’improvisation libre et la rencontre éphémère, sur scène, de musiciens aguerris. En 2010, après son rachat par une société civile immobilière (SCI) composée de proches de Bernard Lubat et une longue fermeture pour travaux, L’Estaminet rouvre, transformé en « Théâtre-amusicien ». De fait, l’établissement n’a plus fonction de débit de boissons, de restaurant et de lieu de convivialité ordinaire (à l’exception des jours de spectacle), mais s’avère entièrement dédié à la création et à la diffusion musicale-théâtrale. C’est un lieu privé, payant, peu ouvert, que d’ancien·nes usagers et usagères de L’Estaminet considèrent comme une « trahison » de ce que représentait l’établissement historique :
À l’époque des Lubat et des Planton [propriétaires successifs de L’Estaminet], c’était vraiment un lieu de vie qu’était dans son jus, avec la sciure par terre, la cuisine traditionnelle, où tu pouvais boire un coup avec le papy du coin qui t’expliquait les palombes, mais aussi avec Shepp quand il était là, ou Sclavis. Maintenant c’est quoi ? C’est tout noir. On se croirait dans un cercueil. C’est pas engageant, y a pas d’ambiance. Faut écouter bien sagement sur sa chaise. Ça vit plus, alors qu’avant c’était sauvage. Sur la façade c’est écrit en gros « N’entrez pas sans désir »... C’est pas très étonnant qu’il y ait jamais beaucoup de monde !
L’« Estam’ », comme il continue à être appelé à Uzeste, est en quelque sorte le symbole immobilier d’une orientation prise par UZM, laquelle a fini par être réprouvée par nombre d’Uzestois·es, tant ils et elles la vivent comme une opération de prise de distance, voire de mépris vis-à-vis d’eux et elles. Pour le dire en des termes wébériens, il est reproché à UZM de s’être sociétisé, c’est-à-dire de s’être finalement soustrait de la communauté villageoise, d’avoir choisi ses principaux alliés en dehors de celle-ci, d’avoir établi ses propres normes de fonctionnement sans vouloir prêter attention aux demandes des Uzestois·es. En réglementant sa participation à la communauté depuis ses intérêts propres et sans tenir vraiment compte des dispositions des habitant·es – notamment en jouant la carte de l’intranquillité, de la dissidence et de la déstabilisation, alors que le solidarisme se fonde sur une sécurisation pratique et une réassurance collective intégratrice –, UZM apparaît aux yeux de nombre d’Uzestois·es comme ayant fait sécession avec la logique du « Déjà, nous/Nous d’abord » bien repérée par Benoît Coquard50 et celle du modèle solidariste : « Est-ce que ce que fait Lubat c’est de la résistance ? J’en sais rien à vrai dire. Ce qui est sûr c’est qu’il joue pas sa vie, ça c’est de la flûte. Les vrais résistants ils jouent leur peau non ? Et s’il résiste, c’est tout seul dans son coin de toute manière. Nous, je crois pas qu’on soit concerné. » Le sentiment d’un retrait du collectif est soutenu par l’impression que les initiatives lubatiennes sont toujours davantage réservées à quelques personnes auxquelles on distribue, selon des règles mal connues, des droits de fréquentation, tandis que la plupart des Uzestois·es seraient symboliquement tenu·es à l’écart ou, à tout le moins, maintenu·es à une place de spectateur ou spectatrice proche de celle de consommateur ou consommatrice. Les opportunités de rencontre et de dialogue (c’est-à-dire « l’appropriation collective monopolistique de certaines catégories de “chances”51 »), notamment avec les artistes, sont par exemple perçues comme beaucoup plus rares que par le passé, relevant d’un privilège qui implique une distinction entre un « intérieur » restreint ayant des droits, et un « extérieur » tenu à distance qui n’aurait que des devoirs vis-à-vis d’UZM :
Ils m’ont demandé de prêter une piaule. Je l’ai fait avec plaisir et gratuitement pour rendre service, mais tu crois qu’ils m’ont filé une place ou un pass ? Rien du tout ! [...] Y a trois ou quatre ans... enfin c’était avant le Covid, y a un groupe qu’est venu en résidence que j’aime bien. Ils ont comme d’habitude demandé à F. de prêter sa maison. Je suis sûr qu’elle a pas été remerciée et puis, ils ont prévenu personne que ces musiciens étaient là, ils ont rien prévu pour les Uzestois. [...] Alors oui, Lubat il vient au bistrot le matin pour prendre son café, mais tu peux pas lui parler. Son attitude donne pas envie, c’est un coup à se faire envoyer sur les roses, genre t’es pas assez bien pour moi, dégage.
L’argument du mépris (c’est-à-dire d’avoir à subir des formes de domination symbolique) revient très souvent dans les entretiens que nous avons conduits et d’aucun·es établissent un lien implicite avec le mépris de classe inscrit dans le métayage (« Il fait son moussu » ; « À Uzeste y a un pape52 et un sous-pape » ; « Lubat, il croit qu’on est ses gens »). Outre des attitudes de distance, de dédain, voire de violence verbale reprochées à Bernard Lubat53, ce sont surtout les « contenus » de cette éducation populaire critique qui sont décriés, accusés d’être finalement élitistes et destinés à des publics d’ailleurs54 « qui auraient lu et auraient les bonnes références ». Si la musique de la Compagnie Lubat s’est toujours mâtinée de discours, la « prise de parole » n’a cessé de prendre une place importante dans les spectacles, au point de constituer la quasi-totalité de certains d’entre eux. Ce glissement dans l’oralité du musical au verbal est, de fait, théorisé par Bernard Lubat qui aime à se définir comme « mosicien » – un musicien qui parle – et qualifier sa production de « jazzcognitive55 ». Bernard Lubat affirme :
Les écrivains et les poètes nous ont permis de faire émerger une figure artistique nouvelle, celle du musicien qui se met à parler, qui s’autorise d’un coup à parler, alors qu’on lui avait toujours demandé de se taire. [...] L’improvisation des notes, des rythmes et des mots qu’il s’agit de savoir faire, défaire et refaire en relation avec la sensibilité des consciences et des capacités de symbolisation, d’imagination et d’action.
Cette nouvelle polarité discursive s’est nourrie de collaborations avec des dramaturges (notamment André Benedetto), des poètes (à commencer par Bernard Manciet) et des philosophes dont la figure sans doute la plus marquante pour UZM fut Édouard Glissant. Les concepts de sa poétique et de sa philosophie de la Relation56 sont devenus les principaux référents servant à l’analyse et à la présentation des activités de la Compagnie Lubat, évoquant par exemple l’existence d’une « éducation populaire rhizomique ». Les notions telles que créolisation57, Relation, archipélisation, tremblement, etc., sont ainsi devenues des catégories courantes du travail réflexif et d’explicitation des initiatives lubatiennes. La théorisation de la pratique et la place qu’elle a de facto prise ces dernières années n’ont pas rencontré, tant s’en faut, l’adhésion villageoise, et certain·es des membres de la communauté se sont senti·es (encore plus) dépossédé·es de ce qui, pourtant, leur apparaissait comme partie intégrante de leur identité :
Le festival, L’Estam’, nous, on a toujours connu ça, ça fait partie de nous. [...] J’y comprends plus rien à son blabla. Moi, Glissant, je l’ai pas lu, j’y connais rien et je m’en fous. T’as l’impression que si t’as pas lu t’as plus ta place.
*
Les marqueurs d’appartenance susceptibles de ratifier le fait « d’en être » ont en quelque sorte changé de nature – et de camp. La maîtrise et l’usage de référents théoriques, de la langue lubatienne – constituée de nombreux jeux de mots, de néologismes, de citations apocryphes et d’apophtegmes empruntant à la littérature, à la poésie et à la philosophie – et des mythèmes58 de l’histoire d’UZM permettent de négocier une place au sein du cercle étroit (mais non fermé) des « Uzestien·nes » : adhérent·es, admirateurs, admiratrices et défenseur·es de la Compagnie Lubat, auxquel·les il faut bien sûr ajouter les artistes qui s’y insèrent en participant aux arts « improvisatoires ». Or, du côté du solidarisme, nous avons vu que les processus d’affiliation sont autres, reposant sur l’entraide et une morale pratique qui oblige à se mettre au service du collectif et d’une réciprocité. L’abandon progressif de pratiques en lien avec les valeurs d’une ruralité populaire locale dont le solidarisme est l’héritier, afin de privilégier un agir reposant sur des arts intranquillisants et théorisés, a fini par disjoindre ces deux mondes qui avaient pourtant, durant un temps, trouvé une base commune pour faire ensemble. Détachée du solidarisme local, l’éducation populaire à la mode UZM a bien du mal à trouver un nouvel ancrage susceptible de résonner avec les sensibilités et les vécus les plus concrets de nombre d’Uzestois·es. Principalement tournée vers l’individu, la subjectivation et les techniques de soi59, elle minorise l’importance du collectif social au profit d’un Nous erratique décrivant une communauté de pratiques composée d’artistes et de soutiens, pour la plupart éloignés des réalités concrètes du village. De leur côté, les « solidaristes » peinent à envisager des alternatives allant au-delà d’un pragmatisme solutionniste immédiat, dans une perspective de transformation durable. Ils « craignent la liberté [tant] ils ne se sentent pas capables de courir le risque de l’assumer60 » et récusent ce qui, dans le projet UZM, pourrait précisément les y aider. Indéniablement, cette dissociation constitue un obstacle « à la prise de conscience [élargie] de la nécessité de transformer les conditions de vie de tous par une lutte commune61 », et donc à la mise en œuvre d’une politique locale d’émancipation efficace au sein de laquelle chacun·e serait, d’une manière ou d’une autre, acteur et actrice. Elle nous semble d’autant plus difficile à surmonter qu’elle se fonde sur des visions du monde qu’il sera malaisé de réunir tant elles reposent, aujourd’hui, sur un principe d’appartenance quasi exclusive62 et, surtout, sur une multitude de petits différends valoratifs et pratiques63 susceptibles d’antagoniser la moindre parole ou le moindre comportement de l’autre. Comme le déplore Bernard Lubat :
En face [du côté des « solidaristes »], ils me fatiguent, je laisse tomber, j’en peux plus, y a rien à faire, ça va rester comme ça longtemps encore et je ne verrai sans doute pas les choses changer. Ce sera la mission des suivants et je leur souhaite bien du courage.
Pourtant, la réconciliation des sphères artiste (travaillant à l’émergence/entretien d’une raison et d’imaginaires critiques) et solidariste (travaillant à desserrer l’étau des contraintes pratiques) nous semble bien être la condition de possibilité pour que puisse prendre réellement corps une éducation populaire politique visant la construction d’une contre-hégémonie capable de peser positivement sur le cours des existences. À Uzeste, le chantier visant à collectiviser la liberté et à faire de la solidarité une disposition individuelle reste ouvert...