Langue française et parcours migratoires, retours d’expérience à Marseille

« Pour que les autres restent étonnés de ta culture, il faut que tu m’apprennes ta langue »

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Cet article est l’aboutissement d’un travail de coécriture plus large avec trois autrices : Javotte Chomel, Adèle Rossignol et Maude Vadot.

Après le marché, sur la droite, dans la rue Bernard, on tombe sur le LoKal 36, qui héberge plusieurs structures associatives de la Belle de Mai, dans le cœur du 3e arrondissement de Marseille. Mot à Mot, qui se situe dans le champ de la formation linguistique, est l’une de ces petites associations du quartier. Elle s’adresse aux migrant·es, aux allophones, à « celles et ceux qui ont fait l’aventure2 », mais aussi à celles et ceux qui, ayant le français comme langue première, souhaitent acquérir de nouvelles compétences à l’écrit. Elle s’intéresse au langage sous toutes ses formes, et à sa transmission auprès des personnes pour qui le caractère partiel de sa maîtrise peut constituer un facteur d’exclusion3. Concrètement, cela se traduit par la mise en place de divers ateliers linguistiques, ou d’ateliers périphériques au langagier, au sein de la structure4.

Dire que Mot à Mot s’inscrit dans les valeurs de l’éducation populaire dès sa fondation, c’est dire que cette association se donne pour objectif l’émancipation individuelle et collective, ainsi que la transformation sociale. La transmission du langage est pensée dans ce cadre, qu’il s’agisse des manières de la pratiquer, ou de penser l’organisation et le fonctionnement interne à l’association. Voici donc un récit d’expérience pour tenter de raconter les quêtes, les doutes et les cheminements d’une structure et de ses protagonistes, qui cherchent comment faire de la transmission du langage un outil d’émancipation et de transformation sociale. Ce récit retranscrit l’expérience et le regard de deux salariées de Mot à Mot, coordinatrices et formatrices linguistiques, cofondatrices de l’association, blanches, et pour qui la langue française est la langue première.

Convaincues du besoin de nous défaire du vieil héritage de la pédagogie descendante qui oppose le tout-sachant au tout-apprenant, mais aussi de la nécessité d’outrepasser les relations de domination inhérentes aux rapports sociaux – qu’il s’agisse des rapports de classe ou de racisation – qui prévalent entre formateurs, formatrices et apprenti·es, dans le contexte de la formation linguistique en France, nous essayerons de livrer ici certaines de nos tentatives pour faire de nos postures des relais de relations émancipatrices plutôt que de relations de domination. Autrement dit, comment faire de nos postures des propositions accompagnant à la réalisation des individus plutôt qu’à leur formatage ?

Nous tenterons de répondre à ces interrogations en posant dans un premier temps le caractère fondamental de la restauration de la notion de « droit à la formation », à l’heure où les politiques linguistiques en font un devoir supplémentaire dans le parcours périlleux de la régularisation, en France. Nous verrons ensuite comment appuyer des dynamiques collectives pour répondre aux besoins périphériques au langagier qui émergent en ateliers linguistiques. À partir de là, nous interrogerons les places des langues, et les rôles des personnes impliquées, qu’elles apprennent ou transmettent des langues, puis nous terminerons notre réflexion sur la manière de créer les conditions d’une gouvernance partagée dans une structure de formation linguistique.

Une histoire de droits et non de devoirs

Lors de nos précédentes et multiples expériences de formatrices, nous avions régulièrement été choquées par l’assignation des personnes migrantes à des parcours de formation linguistique, que ladite formation soit une priorité ou non pour ces personnes au moment de sa prescription, ou encore que les objectifs de la formation répondent ou non à leurs besoins. Inversement, nous avions encore été choquées par les multiples obstacles à surmonter pour accèder à une formation linguistique, tel ou tel dispositif de formation pourtant approprié aux besoins d’une personne lui étant inaccessible pour des raisons administratives.

À l’heure où les politiques d’immigration font de la formation linguistique soit un devoir, soit une bien maigre contribution de l’État à l’accueil des migrant·es, il nous a donc semblé primordial de réaffirmer la notion de droit à la formation, pour les personnes concernées par l’acquisition de compétences en langue française. Si l’on s’accorde sur la nécessité de construire une société où l’accès à l’apprentissage et à l’exercice de l’esprit critique de toutes et tous est une base pour tendre à la construction d’un monde plus égalitaire et humaniste, on s’entendra également sur la nécessité d’outiller tout un chacun vivant en France vis-à-vis de la langue française. Nous entendons ici l’expression « droit à la formation » comme un fondamental indispensable à garantir aux habitant·es de ce territoire, indépendamment des législations relatives à cette question.

Ces convictions théoriques brandies haut et fort, comment les traduire en actes, petits ou grands, au sein de Mot à Mot ? C’est d’abord dans la pratique du premier accueil que nous avons tenté de proposer un cadre qui nous semblait plus juste, en termes de posture. Après recueil des besoins et transmission d’informations sur la structure et les services qu’elle offre, si des espaces de formation peuvent être proposés, l’obligation d’assiduité n’est jamais présentée comme un devoir, qui ferait des personnes assignées des individus « responsables » si elles s’y conforment, et « irresponsables » dans le cas contraire. Il y a une incitation à prévenir en cas d’absence ou d’arrêt, afin de comprendre les raisons d’une interruption et de vérifier l’adéquation entre les besoins de la personne d’une part, les réponses apportées par l’atelier d’autre part. Nous informons également qu’au-delà de trois absences sans que la structure en soit avertie, la place de la personne sera cédée à quelqu’un·e d’autre, du fait des listes d’attentes à résorber. Il y a là le souci de vérifier que la personne a bien trouvé une réponse à sa problématique et, si ce n’est pas le cas, de réorienter sa demande. Il y a le souci parallèle de ne pas laisser de places vides dans des dispositifs qui ne constituent malheureusement qu’une réponse insuffisante au regard des listes d’attente. Il n’y a cependant en aucun cas le souci de « contrôler » les choix de vie des personnes, ou de juger de leur motivation – suffisante ou insuffisante – à se réaliser dans leur parcours. Aucune interruption, courte ou longue, sur un atelier, n’empêche à un moment ultérieur et plus propice de réenclencher un accueil et un projet de formation. Nous espérons ici défendre l’accès à la langue comme un droit, que les structures doivent donc garantir en s’adaptant aux besoins et problématiques des ayants droit, plutôt que de les infantiliser en les assignant à des pratiques potentiellement non adaptées à leurs besoins et problématiques.

S’il s’agit d’un droit et non pas d’un privilège face auquel les personnes devraient se sentir redevables, il nous semble important que les personnes puissent exprimer leurs satisfactions aussi facilement que leurs insatisfactions quant aux horaires, aux modalités, aux contenus. Nous faisons pourtant l’hypothèse que la gratuité des ateliers qui est pratiquée à Mot à Mot rend la formulation de ses insatisfactions plus difficile – et sans doute plus que pour une personne qui suivrait une formation payante d’apprentissage de l’anglais avec le Wall Street English, par exemple. Il nous semble pourtant fondamental de défendre la gratuité des formations linguistiques si l’on veut s’assurer que chaque personne puisse y accéder, si elle le souhaite. L’enjeu n’est donc pas de rendre les formations payantes, mais plutôt de prêter une attention particulière à cette sensation, probablement inévitable, de dette. Nous faisons alors le pari d’une inversion des rôles dans les postures d’accueil, en rétablissant la notion de redevabilité de la structure censée permettre l’accès à un droit : savoir être désolées d’une réponse insatisfaisante lorsque cela s’avère être le cas ; savoir aider à verbaliser les mécontentements et les éventuels manques liés aux défauts de financement qui génèrent listes d’attente pour l’accès à un atelier, queues sur les permanences d’inscription, non-réponses à certaines problématiques ; chercher la mise en confiance favorisant l’expression des personnes fréquentant le lieu. De notre point de vue, ces « petits riens » participent à restaurer, dès l’arrivée sur la structure, la notion de droit à la formation.

Cette réflexion nous a également amenées à identifier et à rejoindre des espaces de revendication face à des politiques linguistiques que nous considérons inopérantes. L’association a ainsi rejoint le collectif « Le français pour tous » en signant les pétitions revendiquant le droit à la formation linguistique pour toutes et tous, indépendamment des situations administratives des personnes. Elle s’est également jointe à deux reprises aux rassemblements organisés dans ce cadre à Paris. En plus de saisir l’occasion de faire groupe pour obtenir gain de cause, c’était aussi une manière d’afficher les revendications portées par la structure sur la question du droit à la formation pour adultes. Une façon de les faire exister à l’extérieur de la structure. Enfin, à l’occasion d’une mobilisation organisée par un ensemble d’organismes de formation dont le principal dispositif de financement était interrompu en raison de coupes budgétaires, l’association a proposé à ses participant·es volontaires un temps de discussion sur leurs revendications en matière de formation linguistique. Ce temps a abouti à la confection de banderoles pour rejoindre ladite mobilisation5.

Mobilisation devant l’hôtel de région en soutien au dispositif des éducatrices et éducateurs territoriaux des activités physiques et sportives (Etaps), Marseille, juin 2017

Mobilisation devant l’hôtel de région en soutien au dispositif des éducatrices et éducateurs territoriaux des activités physiques et sportives (Etaps), Marseille, juin 2017

© Lénaïg Le Touze

De l’accueil collaboratif à la participation active à une manifestation, il existe une palette très diverse d’attitudes permettant de participer à la réaffirmation de la formation comme un droit qu’il est important de revendiquer lorsqu’il est mis en péril. Se positionner de la sorte, c’est, nous semble-t-il, refuser de culpabiliser les pauvres d’être pauvres, et plutôt rêver d’une société où les précaires seraient fières et fiers de ne pas accepter les injustices sociales qu’ils et elles subissent. C’est aussi se donner d’éventuelles possibilités de prendre nos destins en main, et de les transformer si l’on en est insatisfait·es.

Une histoire qui fait progressivement place aux ateliers périphériques

– Eh s’il te plaît, j’ai reçu le courrier là, je ne comprends pas le RDV… []
– 
L’assistante sociale, elle m’a demandé de remplir ce papier, mais je comprends pas. Tu peux le faire avec moi ? C’est pour le logement… []
– 
La maîtresse de mon fils, elle m’a écrit ce message… euh… tu peux me dire ce que c’est6 ?

C’est la fin de l’atelier, les demandes urgentes s’abattent sur les formatrices qui tentent de ranger leurs affaires pour enchaîner sur un autre atelier. Contrats de travail, dossiers administratifs, interactions écrites avec les équipes éducatives et autres : autant d’obstacles qui se présentent à celui ou celle pour qui les écrits restent d’accès difficile. Il était évident pour nous de répondre à ces demandes, intrinsèquement liées à l’objet des ateliers langagiers, et illustrations flagrantes des cheminements à parcourir pour accéder à l’autonomie sociale. Mais la sensation de « débordement » a vite pris sa place au sein de l’équipe. Chacune de nous prenait du temps, en fin d’atelier, pour satisfaire ces besoins, mais ne le faisait qu’à moitié, en se plaignant de n’avoir pas le temps d’y répondre suffisamment bien. C’est cette frustration qui a été le moteur d’une réponse à proposer à ces besoins émergeant des ateliers linguistiques ; mais une réponse qui se ferait en périphérie des ateliers. La structure a ainsi mis en place deux créneaux hebdomadaires d’écrivains publics grâce aux énergies volontaires et disponibles des bénévoles7. Depuis, toute demande de soutien à la rédaction ou à la compréhension de documents écrits est immédiatement traitée dans cette permanence, par des personnes disponibles pour le faire. Le « débordement » des formatrices est ainsi réglé, une place supplémentaire est trouvée pour les nombreuses personnes souhaitant intervenir en solidarité au sein de l’association, et les personnes ayant besoin d’une aide à la compréhension de leurs documents administratifs l’ont trouvée.

Parallèlement à cette problématique, les situations d’urgence et de grand stress pour des membres de l’association privé·es de titre de séjour leur permettant d’accéder aux droits fondamentaux augmentaient sans cesse. Il fallait inventer des solidarités avec les personnes sans papiers de l’association. Si Mot à Mot n’a jamais eu pour objet d’accompagner les étrangers à l’accès au droit commun, ni comme axe d’intervention la mise en place de permanences juridiques par exemple, il s’avérait complexe pour ses membres de rester simples spectateurs et spectatrices de ces situations, sans être pour autant outillé·es pour trouver des solutions à ces problématiques, d’un point de vue juridique par exemple.

Il a alors été décidé la constitution d’une caisse de solidarité qui permettrait le financement des urgences administratives, juridiques ou de santé pour ces personnes privées de l’accès aux droits fondamentaux. Une mobilisation forte et collective des membres de l’association et du réseau associatif plus large a permis la réalisation de deux livrets, issus d’ateliers d’écriture, qui ont été vendus pour alimenter la caisse de solidarité. Tout ce processus a été pensé par les membres volontaires de l’association, qu’ils et elles soient directement concerné·es ou non par l’existence de cette caisse. Ses règles de fonctionnement (qui y a droit, pourquoi, et à quelle hauteur) ont été élaborées grâce à des discussions cherchant le consensus (outils permettant de rendre les conflits d’intérêts visibles, de les analyser et de chercher des accords permettant à chacun·e d’accepter pleinement les décisions prises). Ce type de discussions collectives, dans un cadre regroupant des personnes peu ou pas francophones, a été rendu possible grâce aux traductions spontanées entre locuteurs et locutrices de même langue. La reformulation, le recours aux petits groupes sont autant d’outils précieux dans ce type de contexte. Ajoutons à ce constat qu’il serait erroné de projeter sur des personnes leur incapacité à participer à telle ou telle réunion du fait de compétences réduites en français. L’expérience ci-dessus a montré comment la mobilisation pour résoudre ce qui fait urgence pour des personnes les amène à recourir à toutes les ressources nécessaires pour dépasser les obstacles liés à la communication dans une langue qu’ils et elles ne possèdent que partiellement. La solidarité des un·es et des autres pour traduire les contenus de réunion s’avère spontanément efficace dans ce type de contexte.

Ici encore, nous sommes sorties du cadre individuel d’une formatrice qui portait à bras-le-corps une situation complexe pour une personne en grande détresse face à l’indécence de sa situation administrative. La prise en charge de cette problématique, parmi d’autres, a été collective. La conscientisation permise par ce type de processus vis-à-vis des discriminations liées au droit au séjour, ainsi que la recherche de solutions pour y remédier, même partiellement, constituent un moteur favorable, nous semble-t-il, à l’émancipation collective. Les compétences en langue française sont ici directement imbriquées au pouvoir d’agir des personnes concernées, formateurs, formatrices et apprenti·es.

Qu’il s’agisse des permanences d’écrivains publics ou de la caisse de solidarité pour les sans-papiers, on peut repérer la volonté de se saisir de l’espace de formation linguistique pour laisser émerger les demandes périphériques, puis d’organiser des solidarités collectives. Celles-ci ont bien lieu au sein de l’association Mot à Mot, mais dans d’autres espaces que les ateliers de formation linguistique : ne pas nier les urgences, les entendre, et chercher cahin-caha comment organiser des réponses solidaires, en périphérie des ateliers linguistiques. Préserver de la sorte les ateliers linguistiques pour se concentrer sur la lourde tâche du langagier, sans balayer pour autant d’un revers de la main les demandes concernant les besoins fondamentaux des personnes. Réfléchir à des espaces distincts au sein de la structure pour répondre aux divers besoins ; des espaces distincts, avec des personnes outillées différemment pour y interagir et des modalités de fonctionnement spécifiques. C’est parce que la transmission de la langue française est pensée dans un cadre visant l’émancipation collective et la transformation sociale qu’une place est ici faite à ces questions, et qu’il nous semblerait insatisfaisant de nous contenter de construire des compétences langagières en faisant abstraction des problématiques de vie des personnes. Pour autant, ces espaces distincts permettent aux ateliers linguistiques de se concentrer sur la question langagière qui, si elle n’est pas une solution immédiate aux urgences souvent rencontrées, est par contre un outil puissant, parmi d’autres, pour agir sur sa propre situation de vie.

Déplacer ou inverser les relations de transmission

« Il n’y a ni ignorant, ni savants absolus : il y a des hommes qui, ensemble, essaient de savoir davantage8. » Si nous sommes convaincues de ce principe théorique, il nous faut en permanence trouver comment lui donner corps dans la réalité du terrain. Tenter de se mettre dans la peau des apprenti·es en formation, alors que l’on est systématiquement en position de transmetteuses, et inversement. Poursuivre notre quête de diminution de la toute-puissance du sachant unique, et reconnaître cette place au plus grand nombre, dès que cela est possible.

Parallèlement à ces interrogations, nous sommes au cœur des problématiques des langues minorées à Mot à Mot, dans le sens où une grande partie des apprenti·es en sont locuteurs et locutrices. On entend par langue minorée une langue qui subit une domination : il s’agit par exemple d’une langue qui n’a pas de reconnaissance politique, qui n’est pas enseignée à l’école ou qui n’est pas celle qu’emploient les textes administratifs et juridiques du pays où vivent celles et ceux qui la parlent. Les groupes qui parlent ces langues minorées sont souvent eux-mêmes minorés, discriminés, invisibilisés. La hiérarchisation des langues et celle des groupes qui les parlent sont liées : la situation des langues les unes par rapport aux autres, à une époque donnée, est en effet le résultat de rapports sociaux qui sont aussi des rapports de force entre groupes de locuteurs et locutrices. Face à cette double problématique, nous avons cherché des pistes pour donner une autre place à deux langues parlées par beaucoup de membres de Mot à Mot : le kabyle et l’arabe algérien (souvent qualifié de « dialecte algérien »).

Ce projet s’est concrétisé par la mise en place de stages desdites langues9. Le public était composé de membres de l’association, salarié·es ou bénévoles, formateurs, formatrices ou administrateurs et administratrices, et de personnes extérieures à l’association, toutes en recherche de l’acquisition de ces langues rarement transmises par ailleurs. La formation était assurée par deux participantes de Mot à Mot, suivant elles-mêmes une formation de français langue étrangère par ailleurs. Cette expérience a été une occasion touchante d’inverser la relation d’accompagnement, pendant un temps. Certes, les enjeux de l’acquisition de l’arabe algérien et du kabyle en France (besoins professionnels, désir de voyages, besoins de reconnexion avec ses origines) diffèrent souvent des enjeux de l’acquisition du français pour les migrant·es en France. Ils répondent cependant à de véritables besoins émancipateurs pour chacune des personnes participant au stage et les processus de l’acquisition inversent les rôles. Les personnes qui rencontrent des difficultés ne sont plus les mêmes, les accompagnant·es non plus. L’émulation de groupe et la mise en mouvement des personnes permises par ces propositions ont constitué une véritable « pépite » parmi les propositions faites par Mot à Mot.

La seule limite à cette pratique est le temps qu’elle requiert. Car s’il nous semble important d’inverser les rôles, il nous semble également essentiel d’outiller chacun·e des protagonistes pour ce faire. De la même manière que nous, salariées de Mot à Mot, suivons régulièrement des formations pour améliorer nos pratiques de transmission de la langue française, les intervenantes qui transmettent l’arabe algérien et le kabyle ont besoin d’être outillées en amont de la transmission : animation de groupe, techniques pédagogiques notamment. Ne pas le faire pourrait les mettre en difficulté, ce qui serait absolument contre-productif par rapport à notre objectif initial. C’est sans doute ce temps de préparation en amont qui est le plus grand obstacle pour la pérennisation de ce type de pratiques à Mot à Mot, des pratiques pourtant tellement constructives.

Chercher la gouvernance partagée

Partant du principe que le langage est un moyen d’action et d’expression collective et individuelle, proposer un espace qui permette de donner la parole et un pouvoir de décision réel aux membres participant aux activités de l’association10.

C’est en ces termes que Mot à Mot a défini l’une de ses finalités, peu de temps après sa création. Dès lors, il y avait un enjeu à ce que le collectif d’administration (CA)11, organe décisionnel de la structure, soit investi par la multiplicité des membres de l’association, qu’ils et elles transmettent le français, ou qu’ils et elles l’acquièrent. Encore une fois, il y avait là un joli désir théorique, pas si simple à mettre en place dans la réalité. La puissance avec laquelle les constructions sociales nous assignent à une place ou à une autre n’autorise pas les personnes migrantes, membres d’une association pour acquérir des compétences en français, à se positionner spontanément dans la gouvernance d’une association dont la structure juridique leur est souvent méconnue. Leur statut bien souvent précaire leur laisse par ailleurs moins de disponibilité pour s’engager dans la vie associative.

Nous avons donc commencé par outiller linguistiquement les apprenti·es de l’ensemble des ateliers pour leur permettre d’accéder à la compréhension du modèle associatif, de ses enjeux et de son fonctionnement. Transmettre des outils linguistiques pour interagir dans les espaces décisionnels de l’association (« lire un ordre du jour du CA », « lire l’invitation à l’assemblée générale »), c’est un premier pas pour considérer que les personnes en formation ont besoin d’interagir effectivement dans ces espaces, parce qu’il est possible ou probable qu’elles en fassent partie. C’est commencer à légitimer leur présence là où elles ne se positionnent pas spontanément. Cette intention est le point de départ qui a impulsé l’entrée au CA des premières personnes suivant des ateliers linguistiques.

Toutefois, ce premier objectif défini, rien n’était encore acquis. Une fois le groupe multiple composé, comment « faire collectif », et comment permettre à chacune des personnes d’y trouver une place équivalente alors que les rapports au langage, à la culture associative, aux connaissances du fonctionnement interne de l’association sont extrêmement divers ? Comment tenter de rééquilibrer l’immense pouvoir détenu par l’équipe salariée, impliquée 35 heures par semaine dans l’association, dont la langue des réunions est la langue première, et qui avait jusque-là pris la majorité des décisions de l’association ?

Nous avons donc décidé d’agir avec des professionnel·les de l’éducation populaire, pour faire groupe et permettre à chacun de prendre sa place, quel que soit son rôle dans l’association, dans la société française, son emploi, ses compétences en langue française ou en langue bambara, son intérêt pour l’écrit ou pour l’oralité. S’outiller pour faire ensemble. Associer l’intégralité des actrices et acteurs dans l’exploration des enjeux liés au projet collectif : salarié·es et bénévoles, transmetteurs et transmettrices de la langue, et apprenti·es, francophones et non francophones, lecteurs et lectrices expert·es et débutant·es, détenteurs et détentrices d’un titre de séjour ou non. Associer l’ensemble de ces actrices et acteurs, c’est prendre en compte les intérêts qui les opposent, plutôt que de les occulter. C’est envisager le conflit d’intérêts entre salarié·es et apprenti·es à propos de choix à faire, en termes de financements par exemple, quand ceux-ci flécheraient tel type de public au détriment de tel autre. Associer l’ensemble de ces actrices et acteurs, c’est apprendre à analyser collectivement, travailler les contradictions et prendre des décisions qui fassent consensus, autrement dit des décisions acceptées par toutes et tous, parce que chacun·e peut vivre avec. C’est une longue quête, en travail permanent au sein de la structure, illustrée dans le travail publié par Lénaïg Le Touze et Jonas Chevet, dans ce numéro.

Ajoutons une anecdote vécue qui illustre la recherche de gouvernance partagée à une échelle plus petite que celle du fonctionnement général de l’association Mot à Mot. Un atelier consacré aux compétences langagières spécifiques à la maîtrise du Code de la route est proposé à des femmes souhaitant passer le permis de conduire. Dans ce cadre, l’association a rapidement mis en place un projet de caisse de solidarité pour permettre le financement partiel de l’examen du Code de la route pour les femmes sortant dudit atelier. Cette caisse est alimentée par l’organisation d’un repas mensuel, préparé et servi par les participantes à l’atelier à la cantine associative qui partage les locaux avec l’association Mot à Mot12. Tous les bénéfices de ces repas alimentent la caisse de solidarité.

Lors de la recherche de financements effectuée par l’association pour l’ensemble de ses projets, une fondation privée avait signifié son intérêt pour soutenir l’action relative à l’atelier « Des mots pour le Code ». Puis les membres de cette structure ont émis le souhait de financer non seulement la mise en œuvre de l’atelier, mais aussi le permis de l’une des femmes du groupe. Face à cette proposition alléchante, les salariées ont rapidement ressenti une gêne liée au fait que le financement d’un permis de conduire risquait inévitablement d’instaurer un climat de concurrence entre les participantes, là où le projet associatif pariait davantage sur la solidarité du groupe de femmes pour se renforcer collectivement dans leurs apprentissages, et au travers de la cantine mensuelle. En tant que salariées, nous avons donc très vite suggéré à la fondation de verser la somme correspondant au prix d’un permis dans la caisse de solidarité, afin de soutenir très concrètement les participantes dans la réalisation de leur projet, sans les mettre en concurrence. Les membres de la fondation ont cependant répondu par la négative à cette proposition, arguant de leur volonté de valoriser le parcours d’une femme dans son intégralité. Face à cette situation, notre première réaction (en tant que salariées gérant les liens avec les financeurs) était un refus en bloc de ce financement, au nom des valeurs de l’association qui œuvrait pour la solidarité et non pour la mise en concurrence. Mais rapidement, la sensation de décider du financement ou non d’un permis à la place des personnes concernées a créé une gêne. Nous observions que nous étions par ailleurs toutes détentrices de ce fameux permis de conduire, autrement dit que nos parcours nous avaient respectivement permis d’obtenir ce titre. Nous avons alors décidé de n’être plus qu’une interface entre les femmes de l’atelier et les interlocutrices de la fondation.

Des temps de discussion et d’analyse de la situation s’en sont suivis. Dans un premier temps, les femmes de l’atelier ont choisi de garder le financement, en tirant au sort celle qui en bénéficierait et qui, en guise de contrepartie, se verrait dans le devoir de coordonner le projet de cantine pendant une année. Cette solution a également été refusée par la fondation, qui voulait choisir elle-même la femme gagnante, selon des critères qui lui appartenaient. Le groupe a alors décidé d’accepter ce financement et de se plier aux règles de la fondation, qui demandait aux candidates de présenter leur projet sous forme de vidéo pour qu’elle puisse choisir l’heureuse élue.

L’ensemble de ce processus de discussion s’est révélé très chronophage. Il a également soulevé de nombreuses questions, y compris du fait de la mise en concurrence inévitablement provoquée par ce dispositif de financement. Il a également été une très belle occasion de permettre à chacune de conscientiser les enjeux des recherches de financement, mais aussi de faire exister les conflits d’intérêts entre les salariées, elles-mêmes détentrices du permis – qui auraient sans doute préféré refuser ce financement non conforme à leurs idéaux –, et les femmes en quête du permis, préférant avoir la chance d’obtenir le financement de leur permis, au risque d’une forme d’injustice ! Tout ce processus d’analyse collective s’est révélé finalement très riche à l’échelle d’un groupe d’apprenti·es. Il nous a encore montré combien le « faire à la place de » risque de biaiser les réponses apportées. Dans ce cas concret, le défi d’accepter ou de refuser les conditions de ce financement a été remis dans les mains de ses potentielles destinataires, là où le réflexe premier aurait été de trancher nous-mêmes sur cette question.

Ce que l’on dirait à ce stade de l’expérience, c’est qu’il est certes toujours plus long de faire à plusieurs, mais qu’il est particulièrement satisfaisant de partager un espace où la légitimité de chacun·e à s’exprimer et à décider est en recherche. Mettre l’acquisition de compétences langagières au service de l’autonomie sociale est bien entendu essentiel. Poursuivre cette quête émancipatrice, en mettant également la construction de compétences langagières au service de l’organisation collective, et permettre de ce fait aux participant·es d’expérimenter des formes d’intelligence collective et de décisions horizontales, reste pour nous un horizon réjouissant, si l’on est en quête de transformation sociale.

« Dans l’action sociale, on peut instrumentaliser les usagers ou bien développer des pratiques collaboratives de construction de soi13. » C’est un ensemble de pratiques, petites ou grandes, pensées pour parer au risque de l’instrumentalisation et de la condescendance, que nous avons tenté de partager ici. Nous avons choisi de faire état de questionnements relatifs aux postures générales d’accompagnement, tout en considérant les choix pédagogiques des ateliers linguistiques tout aussi importants.

Qu’il s’agisse d’inviter tout un chacun à formuler ses insatisfactions, voire à se mobiliser collectivement pour revendiquer des droits de formation, d’appuyer des dynamiques collectives pour chercher des solutions aux problématiques sociales soulevées lors des ateliers langagiers, de « décentrer » la langue française en la plaçant un tant soit peu en périphérie de l’arabe algérien et du kabyle, ou encore de confier des choix financiers aux destinataires des financements – avec les conflits d’intérêts que cela occasionne –, il y a toujours la quête, pour nous, formatrices-coordinatrices-fondatrices de l’association, de tenter de nous décaler de cette place centrale, de quitter la toute-puissance de l’aidante, prête à tout résoudre, et de chercher plutôt, tant bien que mal, comment permettre à chacune des personnes fréquentant Mot à Mot, de prendre sa place d’actrice sociale.

Plus généralement, si, plutôt que d’user d’une « distance professionnelle » – invitant au vouvoiement et à l’appellation par les patronymes – afin d’éviter tout « dérapage » ou d’être certain·es de ne pas « se faire déborder » par les urgences, nous questionnions nos postures pour repositionner, impliquer davantage les premiers et premières destinataires de la formation, afin de chercher encore et toujours comment mieux faire ensemble ? Et si l’on permettait un tant soit peu aux usagers et usagères ou aux bénéficiaires des services publics de se reconnaître davantage comme des participant·es qui s’organisent collectivement pour prendre en main leurs situations de vie, et pour les transformer, afin qu’elles et ils puissent prendre d’autres places que celles qui leur sont assignées ?

Notes

2 En Afrique de l’Ouest, « faire l’aventure » signifie partir pour l’Europe (cf. Bruno Le Dantec et Mahmoud Traoré, 2017, Partir et raconter. Une odyssée clandestine, Paris, Éditions Lignes).

3 Cf. la présentation de l’association Mot à Mot sur son site [En ligne].

4 Cf. la présentation des actions de l’association sur son site [En ligne].

5 « Pour que les autres restent étonnés de ta culture, il faut que tu m’apprennes ta langue » est une banderole réalisée par Aziza Boussafeur lors de cette mobilisation, qui a donné le sous-titre de cet article.

6 Échange fictif rédigé pour l’article, à partir des souvenirs de terrain.

7 De nombreuses personnes s’impliquent bénévolement dans l’association, soit dans la coanimation des ateliers linguistiques, soit encore en menant des ateliers divers (vidéo ou jardin collectif, par exemple).

8 Paulo Freire, 1974, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, Maspero.

9 Cf. la présentation d’un week-end d’initiation sur le site Mot à Mot [En ligne].

10 « Les finalités », site de l’association Mot à Mot [En ligne].

11 À Mot à Mot, le CA fonctionne sur un modèle collégial et non pyramidal, ce qui signifie que ses membres sont engagé·es réciproquement les un·es envers les autres. Il n’y a pas de président·e, de secrétaire, de trésorier ou de trésorière : l’ensemble des membres du CA sont coresponsables et décideurs.

12 Présentation du repas sur le site de l’association Mot à Mot, 3 décembre 2019 : https://www.associationmotamot.org/2019/12/03/cest-reparti-en-route-pour-le-miam-miam-vroum-vroum/

13 Christian Maurel, 2013, « L’éducation populaire, c’est une philosophie avec des modes d’action », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2794, p. 26-27 [En ligne].

Illustrations

  • Mobilisation devant l’hôtel de région en soutien au dispositif des éducatrices et éducateurs territoriaux des activités physiques et sportives (Etaps), Marseille, juin 2017

    Mobilisation devant l’hôtel de région en soutien au dispositif des éducatrices et éducateurs territoriaux des activités physiques et sportives (Etaps), Marseille, juin 2017

    © Lénaïg Le Touze

References

Electronic reference

Javotte Chomel, « Langue française et parcours migratoires, retours d’expérience à Marseille », Pratiques de formation/Analyses [Online], 68 | 2024, Online since 01 March 2024, connection on 21 November 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/627

Author

Javotte Chomel

Anciennement coordinatrice pédagogique au sein de l’association Mot à Mot, à Marseille.