Littérature et éducation aux émotions démocratiques : pour une zoopoétique appliquée

  • Literature and Education for Democratic Emotions: For an Applied Zoopoetics

Abstracts

Comme le remarque Walt Withman, la démocratie n’est pas uniquement un régime politique composé d’individus égaux en droits doté de certaines institutions. Afin de constituer un régime politique stable, la démocratie suppose une éducation à un éthos. C’est dans cette perspective que Martha Nussbaum propose des pistes visant à faire émerger un individu démocratique dont le socle émotionnel est la sympathie entendue en son sens rousseauiste. Cela impliquerait de substituer à une éducation pour le profit une éducation pour la démocratie qui véhicule certaines émotions au travers desquelles se mettrait en place une communauté des êtres vulnérables. Ce second axe éducatif suppose un renforcement des humanités qui se composent, notamment, de la littérature. Nous souhaitons illustrer, à travers la pratique concrète de la littérature zoopoétique, comment cette éducation à la démocratie peut effectivement être mise en œuvre.

Democracy, as Walt Withman points out, is not just a political regime of equal individuals with certain institutions. For democracy to be a stable political regime, it requires education in an ethos. Martha Nussbaum suggests ways of developing a democratic individual whose emotional foundation is sympathy in the Rousseauist sense. Instead of an education for profit, this would imply an education for democracy that conveys certain emotions through which a community of vulnerable beings could be established. This second axis of education implies a strengthening of the humanities, including literature. We intend to illustrate, through the concrete practice of zoopoetic literature, how this education for democracy can be effectively implemented.

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Text

« Nous devrons nous demander, inévitablement, ce qui arrive à la fraternité des frères quand un animal entre en scène. »
Jacques Derrida, 2006, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, p. 29.

Le courant hégémonique du sujet rationnel et la dévaluation des émotions

Les émotions1, comme le remarque Martha Nussbaum dans un article cardinal2, ont longtemps fait l’objet au sein d’une tradition philosophique occidentale rationaliste d’une marginalisation soit par pure et simple dénégation – position minoritaire peu défendable –, soit par une nécessaire maîtrise sur elles – position majoritaire défendable – en vue de la constitution d’un sujet moral rationnel. Autrement dit, la relégation des émotions participe de la construction progressive d’un sujet humain qui se caractérise en propre par une subordination de la sensibilité à la raison. Cette conception dépréciative des émotions perdure aujourd’hui encore à travers le qualificatif « émotionnel·le » qui désigne les personnes n’ayant pas ou peu de contrôle sur elles-mêmes. C’est d’ailleurs en ce sens que le médecin britannique Havelock Ellis soutient que chez les femmes, « comme chez les enfants, les sauvages et les sujets nerveux », les émotions dominent la raison, et qu’il en résulte de graves conséquences pour les possibilités de ces groupes dans la sphère publique3. Nous sommes donc fondé·es à affirmer que les émotions s’inscrivent dans ce que Michel Foucault appelle un « pouvoir-savoir » au sens où « il faut admettre que le pouvoir produit du savoir ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir4 ». Or, il existe un courant souterrain et non hégémonique de la pensée occidentale qui confère aux émotions une intelligence immanente qui entre en ligne de compte dans la constitution du sujet et de ses choix de vie. Qu’il s’agisse, entre autres, de Rousseau, de Hume, de Smith, de Hutcheson ou, plus proche de nous, de Martha Nussbaum, ces penseurs et penseuses confèrent aux émotions une fonction décisive dans le processus de délibération éthique. En suivant le geste de Louis Althusser, nous souhaiterions excaver cette tradition silencieuse afin d’y puiser des outils conceptuels efficaces susceptibles de construire un sujet où les émotions, loin d’être marginalisées ou contrôlées, seraient à même de constituer une boussole éthique.

Émotion, jugement, représentation

Il convient, avant toute chose, de préciser ce que nous entendons par « émotion » quand bien même l’immensité des champs d’études et d’analyses contemporains grève par avance toute tentative de circonscription exhaustive ou définitive. Nous tenterons donc, par souci de convention sémantique, d’isoler le dénominateur commun relatif à l’ensemble des approches de l’émotion. À la différence de la « pulsion », au sens freudien du terme, qui caractérise une énergie inconsciente uniquement mue par le principe de plaisir et qui ne fait pas entrer l’activité du sujet, l’émotion rend compte de la manière dont le sujet confère à certaines affections davantage d’intensité que d’autres. Autrement dit, parmi le flux des événements qui nous affectent, certains d’entre eux sont susceptibles de devenir des émotions qui caractérisent, selon la définition qu’en donne la sociologue Eva Illouz, « l’énergie intérieure qui nous pousse à agir et qui donne à nos actes leur tonalité et leur couleur particulière5 ». C’est cette même idée de couleur que Bergson mobilise pour définir l’intensité comprise comme « qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques »6. Ainsi les émotions, à la différence d’une simple humeur passagère ou d’une sensation éphémère, se caractérisent par une certaine intensité qui colore autrement mon âme et mon rapport au monde.

Toutefois, et comme le montrera Nussbaum à travers une approche cognitiviste, l’émotion engage, de la part du sujet, tout un ensemble de croyances et de représentations socialement acquises qui orientent son jugement. En ce sens, les émotions sont appréhendées en fonction de jugements de valeur ordonnés à des représentations sociales. Eva Illouz considère ainsi qu’à travers les émotions « sont mises en jeu les définitions culturelles de la personne, [exprimées] dans des relations concrètes et immédiates, mais toujours culturellement et socialement définies7 ». Les émotions ne sauraient donc se limiter à une passivité du sujet mais engagent au contraire tout un ensemble de croyances et de représentations inséparables d’un jugement qui les ordonne, les hiérarchise, les sélectionne jusqu’à réguler leur degré d’intensité.

L’éducation pour le profit : dévaluation de la vulnérabilité et promotion de l’homme fort

C’est dans cette perspective d’une réévaluation éthique des émotions que Martha Nussbaum inscrit sa réflexion sur l’éducation aux humanités inséparable de ce qu’elle appelle, en référence à John Dewey, la bonne santé démocratique. Autrement dit, Nussbaum cherche à articuler émotion-éducation-démocratie car, selon elle, les émotions constituent un champ de bataille où s’affrontent deux modèles éducatifs : l’éducation pour le profit et l’éducation pour la démocratie. Ce qui caractérise ces projets éducatifs, c’est la manière dont ils forment les individu·es à considérer, de manière judicative, certaines émotions au détriment d’autres. Nous retrouvons en ce sens l’idée émise en amont selon laquelle les émotions sont indexées à des jugements de valeur eux-mêmes ordonnés à des représentations dominantes qui gouvernent en tout ou partie le choix de vie des individu·es. Nous sommes ainsi fondé·es à affirmer que Nussbaum conduit une approche critique des émotions car celles-ci sont révélatrices à la fois d’un modèle éducatif, d’un modèle de société et d’un modèle de subjectivité. De ce point de vue, sa réflexion sur l’éducation présente des prolongements politiques, eu égard au fait que l’éducation pour le profit dévalorise, sur le registre de l’intensité, certaines émotions pourtant nécessaires au maintien d’un espace public démocratique sain. Plus précisément encore, les crises multiformes que traversent les démocraties contemporaines seraient en grande partie liées à la manière dont certaines émotions font l’objet d’un jugement dépréciatif. C’est en ce sens que Nussbaum parlera d’une « crise silencieuse8 » qui n’est autre que celle de l’éducation elle-même qui emprunte, comme tendance mondiale majoritaire, la ligne de capacités hautement techniques. Il va ainsi s’agir de former les individu·es contemporain·es à devenir des « machines efficaces9 » dotées, en tant que telles, de « qualifications techniques hautement spécialisées10 » qui répondent à l’objectif des États de « poursuivre un profit à court terme11 ». Cette éducation tournée vers le profit valorise ainsi un « apprentissage extrêmement technique, capable d’engendrer rapidement des stratégies de recherche du profit12 ». La plupart des politiques publiques éducatives se seraient donc massivement orientées vers une éducation au profit qui suppose, d’une part, la valorisation de certaines capacités et, d’autre part, la dévalorisation de certaines émotions. Ainsi, ce que diagnostique Nussbaum, c’est le fait que « cette recherche du profit incite de nombreux dirigeants à penser que la science et la technologie sont d’une importance cruciale pour la santé future des pays13 ». En privilégiant de la sorte les qualifications techniques d’exécution efficace, cela a pour conséquence de délaisser les capacités « essentielles pour la santé interne de toute démocratie14 » dont, comme nous le montrerons ci-dessous, la sympathie. En effet, à l’intérieur de cette éducation pour le profit, l’émotion telle que, notamment, la pitié, fait l’objet d’un jugement dépréciatif car l’exécution d’un algorithme économique ne doit pas faire entrer en ligne de compte le sentiment d’inégalité qu’il est susceptible de provoquer chez l’exécutant dans la mesure où « […] un esprit moralement obtus est nécessaire à l’application de programmes de développement économique qui ignorent l’inégalité15 ». Nous voyons ici à l’œuvre un jugement du sujet qui opère une répartition entre les émotions autorisées et les émotions inhibées en fonction de représentations socialement acquises. Dans le cas susmentionné, la représentation sociale à l’œuvre dans le jugement dépréciatif à l’égard de la pitié est celui de l’homme vrai comme homme virile et fort qui n’est pas soumis à des émotions susceptibles d’entraver l’efficacité de son exécution. Nussbaum remarque ainsi que « si la culture adolescente définit “l’homme vrai” comme quelqu’un qui n’a ni faiblesse, ni besoin, ou qui contrôle tout ce dont il a besoin dans la vie, un tel enseignement nourrira le narcissisme infantile et inhibera fortement l’extension de la sympathie […] aux individus perçus comme faibles ou subordonnés16 ». C’est en ce sens que la déconstruction critique du modèle de la masculinité, comme s’y emploie notamment Jacques Derrida, serait susceptible de libérer le jugement relatif à certaines émotions socialement dévalorisées.

L’éducation pour la démocratie : réévaluation de la vulnérabilité et promotion du sujet fragile

En quoi la dévalorisation de la pitié à l’égard d’autrui est-elle susceptible d’entraîner des pathologies démocratiques ? Car la démocratie, comme le remarque Jean-Luc Nancy, est un régime politique qui se caractérise par la crise permanente du sens de « l’en-commun17 ». En effet, la démocratie est difficile à cerner et à circonscrire eu égard au fait que le sens de l’en-commun se construit dans et par le jeu infini et ininterrompu du nouage et du dénouage du sens. Une démocratie saine suppose ainsi de pouvoir sympathiser, de manière émotionnelle, avec une situation qui n’est pas la mienne. Autrement dit, toute démocratie se devrait de développer chez les individus une capacité de sympathie émotionnelle sans laquelle elle est susceptible de produire, de manière endémique, certaines pathologies dont le repli sur soi nationaliste qui considère l’autre comme un ennemi. L’on voit ainsi que la dévalorisation de certaines émotions, dont la pitié, est coextensive de représentations socialement valorisées qui s’inscrivent dans le cadre d’une compétition mondiale entre les territoires. C’est donc en vue de répondre à cette détérioration de l’espace démocratique de l’en-commun que Nussbaum entend réhabiliter certaines émotions qui, selon ses propres termes, étendent les frontières du moi davantage qu’elles ne les rétrécissent. Autrement dit, tout l’enjeu d’une éducation pour la démocratie est de former les individus à juger positivement des émotions sans lesquelles une démocratie risque de s’atrophier.

Quelles sont donc, selon Nussbaum, les capacités qu’une démocratie saine se doit de développer via, notamment, l’éducation aux humanités ? La pensée critique, la pensée mondiale et la « capacité à imaginer avec empathie les difficultés d’autrui18 », que celui-ci soit humain ou non humain. Cette dernière capacité nous intéresse plus particulièrement car elle suppose ce que Nietzsche appelle un renversement des valeurs qui doit conduire à une profonde réorganisation axiologique des émotions. Et parmi ces capacités émotionnelles figure ce que Nussbaum appelle, en s’appuyant sur Rousseau, la « pitié » qu’il importe, comme le remarque par ailleurs Myriam Revault d’Allonnes19, de ne pas confondre avec la compassion. La différence entre la compassion et la pitié réside, pour celle-ci, dans son extension et dans la capacité du sujet à s’identifier, par le travail de l’imagination, à des êtres qui ne lui ressemblent pas et dans lesquels il ne se reconnaît pas. Ainsi, et en réponse au rétrécissement du moi qui inhibe certaines émotions, l’éducation pour la démocratie se devrait de former les individus à élargir leur sphère émotionnelle afin d’accéder, autant que faire se peut, à ce que Tagore appelle « l’âme20 ». Celle-ci désigne la richesse et la complexité intérieure d’autrui qui fait de lui ou elle une altérité qui déjoue en permanence mes schémas intentionnels. Toute la difficulté qui se noue à présent est celle d’opérer cette mutation subjective à l’occasion de laquelle le sujet procède à une réorganisation axiologique de ses contenus émotionnels. Il s’agit ainsi de substituer au sujet contrôlant un sujet poreux davantage sensible à la vulnérabilité d’autrui. Or cela suppose de déconstruire les représentations relatives à l’homme vrai comme homme fort afin de libérer le jugement que l’on porte sur certaines émotions dont la pitié qui se trouve, selon Nussbaum, au cœur de l’espace démocratique comme espace de « partage des voix21 » et de partage des émotions.

Retour à Rousseau : exercer l’imagination empathique

C’est à la faveur d’une relecture du livre IV de l’Émile ou de l’éducation de Rousseau que Nussbaum opère un nouage entre vulnérabilité, imagination et pitié. Et c’est en fonction de ce nouage conceptuel que seront repérés et développés les contenus pédagogiques d’une éducation pour la démocratie. Rappelons à ce propos que le livre IV correspond à la seconde naissance d’Émile : après sa naissance à la nature, Émile naît au monde et aux autres. Or, cette seconde naissance est à la fois riche de promesses – comme celle de l’amour pour autrui – et grosse de menaces – comme celle de la dégénérescence de l’amour de soi en amour propre. Et tout l’enjeu de l’éducation sera non pas tant d’annihiler les émotions que de les accompagner dans un sens favorable à la constitution d’une communauté d’égales et égaux qui repose sur nos misères communes. Ainsi Rousseau écrit-il : « C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité, nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres il ne songerait guère à s’unir à eux22. » La vulnérabilité se trouve ainsi réévaluée et réhaussée comme représentation d’une condition humaine fragile immergée dans un monde composé d’autres êtres fragiles.

Qu’est-ce qu’en effet un·e être vulnérable ? C’est un·e individu·e qui, dans le passé, a subi ou qui pourra, dans l’avenir, subir un événement défavorable eu égard à ce qu’Aristote appelle la contingence des futurs. Autrement dit, un·e être vulnérable dépend de choses qui ne dépendent pas de lui ni d’elle et sur lesquelles il ou elle n’a pas tout pouvoir. En ce sens la vulnérabilité fait de chacun·e de nous des êtres fragiles soumis aux « catastrophes de l’existence23 ». De ce point de vue, se représenter les autres êtres, ainsi que soi-même, comme fragiles, doit amener chacun·e d’entre nous à s’interroger sur ses choix éthiques et sur les conséquences de son action. C’est la raison pour laquelle, selon Nussbaum, « on peut donc voir combien il est important que les enfants apprennent au contraire à apprécier pleinement la manière dont la faiblesse humaine commune est expérimentée dans un large ensemble de circonstances sociales24 ». En suivant les analyses de Rousseau, le pédagogue doit ainsi combattre, autant que faire se peut, « le désir narcissique de domination25 » en apprenant à l’élève à s’identifier au sort des autres et, par là même, « à ressentir vivement leurs souffrances par l’imagination26 ». En effet, selon Rousseau, et en suivant les analyses importantes que lui consacre Jacques Derrida, l’imagination est une faculté de « supplément27 » dans la mesure où elle nous met en présence d’une « non-présence28 ». Dit autrement, notre imagination, à condition d’être bien orientée par l’éducateur, élargit notre monde perceptif et sensitif en opérant une liaison entre le temps et l’autre. Comme remarqué précédemment, c’est parce que nous avons vécu – sur un mode temporel passé – ou que nous allons vivre – sur un mode temporel futur – une situation de vulnérabilité similaire à la nôtre que nous sommes alors en mesure, via l’imagination, de nous identifier à autrui. Ainsi, le principal moyen nous permettant de nous identifier au sort d’autrui est de nous transporter hors de nous-mêmes, de nous arracher à notre sphère égotiste et égoïste car « nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui29 ».

Or ce transport hors de soi via l’imagination empathique semble se limiter au genre humain car, comme le remarque Rousseau, notre sensibilité naturelle est recouverte d’un voile de sensibilité endurcie. Cette tension entre deux régimes de sensibilité est repérée par Rousseau. D’un côté l’imagination est susceptible de nous mettre en présence de l’animal souffrant : « En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous-même et nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être, pour prendre le sien30 ? » Mais, d’un autre côté, écrit Rousseau, « on ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu’on ne présume pas qu’en mangeant son foin il songe aux coups qu’il a reçus et aux fatigues qui l’attendent31 ».

Cette contradiction peut être levée à condition de distinguer deux régimes de sensibilité : une sensibilité commune aux hommes et aux animaux, d’une part, et une sensibilité endurcie qui naît par habitude de voir les autres êtres humains souffrir, d’autre part. Autrement dit, et comme le note là encore Rousseau, notre sensibilité est bornée par notre commerce avec les autres êtres humains qui relègue à un second plan notre « sympathie »32 à l’égard des animaux.

Un cas appliqué : Anima

C’est dans cette perspective d’un élargissement de notre spectre émotionnel qu’en ma qualité de professeur de philosophie, j’ai expérimenté un cas pratique auprès des élèves de terminale spécialité « humanités, littérature, philosophie ». Rappelons à ce propos que cette spécialité s’inscrit dans la réforme du baccalauréat mis en œuvre en 2021 et qu’elle se caractérise par un partage des enseignements entre la littérature et la philosophie afin de permettre aux élèves de « réfléchir sur les questions contemporaines dans une perspective élargie33 ». Cet enseignement s’organise en deux notions, chacune d’elles étant à son tour composée de trois entrées. Et c’est à l’intérieur de la notion « L’humain en question » et de l’entrée « Histoire et violence » que j’ai invité les élèves à une lecture sélective du roman Anima, écrit par le dramaturge libanais Wajdi Mouawad en 2012. Si j’ai fait le choix d’étudier en philosophie un texte littéraire c’est, dans le sillage de Nussbaum, afin de former les élèves ce qu’elle appelle l’imagination narrative, c’est-à-dire à la capacité, par la lecture des romans, à « imaginer des vies aux antipodes des siennes34 ». De ce point de vue, l’imagination narrative occupe une place décisive au sein des démocraties comprises comme double partage des voix et des émotions. En effet, pour Nussbaum, les romans suscitent et provoquent chez le lecteur une propension à se montrer attentif à la complexité de la vie et l’invitent par là à un plus grand respect des valeurs démocratiques. L’acte de lire revêt par là-même une valeur éthique décisive parce qu’il exige à la fois une immersion et une conversion critiques : l’on confronte sa lecture à sa propre expérience et on la compare également aux expériences des autres. En ce sens, la littérature romanesque forme la dimension à travers laquelle l’idée du « cogito fêlé35 » de Gilles Deleuze prend toute sa valeur : ce que je suis n’a de portée effective et de signification éthique que si j’accepte de me laisser traverser, transpercer et toucher par la rencontre avec un évènement qui ne fait pas immédiatement sens. Le roman constitue ce que Cora Diamond appelle, dans une discussion serrée et critique de Nussbaum, une « aventure36 » au sens où le lecteur ou la lectrice est invité·e à opérer une « improvisation morale37 » face à une situation qu’il ne connaît pas et qui « défamiliarise38 » son rapport automatique et non questionné au réel. Ainsi la vertu de la littérature est de mettre la pensée en demeure de penser par le bousculement de ses schémas cognitifs et de ses cadres représentatifs à travers lesquels s’opère le jugement. L’aventure du roman doit ainsi permettre à l’élève de révolutionner son rapport au monde en l’amenant à critiquer ses représentations socialement intériorisées. Et il nous semble qu’un tel bousculement des cadres de la représentation est susceptible d’être opéré par le biais des émotions. Il s’agit, d’une part, de lui faire sentir une autre manière de sentir les choses et, d’autre part, de suspendre le jugement qu’il est naturellement enclin à porter sur ce sentir. Il faut donc procéder, en tant qu’enseignant, à une neutralisation du jugement et à une exploration des contenus émotionnels nouveaux susceptibles de réorienter son rapport au monde.

La lecture d’Anima39 répond à ce double objectif eu égard au fait que ce roman présente l’originalité d’inverser les codes narratifs en faisant de l’être humain non plus une instance de narration mais un objet de dénotation. En effet le roman zoopoétique40 de Mouawad – comme il le remarque d’ailleurs lui-même à propos des sources de sa création littéraire – s’inscrit de plain-pied dans l’entreprise de déconstruction du récit de l’humanité entrepris par Jacques Derrida tout au long de son œuvre où l’animal est une « question décisive41 » qui hante sa philosophie. L’animal constitue ainsi pour Derrida un « mot de guerre » à l’œuvre dans la déconstruction d’un récit de l’humanité qui s’est construit sur la violence faite à l’encontre cette altérité non humaine.

En donnant la parole aux animaux, Anima entend substituer à la limite ce que Derrida appelle la « limitrophie42 ». Ce point central appelle précision. L’humanité occidentale, de manière hégémonique mais non pas forcément homogène, s’est construite sur une ligne de partage stricte et étanche entre elle et l’animal : une limite. C’est-à-dire que l’homme – et nous maintenons délibérément une écriture genrée – a opéré une répartition entre lui et l’animal à travers le logos que celui-là possède et que celui-ci ne possède pas et qui en fait, selon l’expression d’Élisabeth de Fontenay, un « alogai43 ». Autrement dit, tous les animaux ont été ramenés, réduits à une seule et même détermination générique : l’Animal. Ainsi, comme le remarquera avec justesse Jacques Derrida, « les hommes seraient d’abord ces vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule voix de l’animal et pour désigner en lui celui qui, seul, serait resté sans réponse, sans mot pour répondre44 ». Il s’agit ainsi de percer cette langue humaine majoritaire pour donner à entendre des milliers d’autres langues qui brouillent et perturbent la limite.

À cet égard, tout l’enjeu de la littérature zoopoétique est de parler des animaux à partir d’autres voix que celle unique, homogène, souveraine et violente de l’homme. La littérature entend faire entendre ces voix animales multiples, ces voix de la différence que l’homme a tout fait pour étouffer par le langage logocentré. L’enjeu de la littérature se précise alors davantage : donner vie à une langue nouvelle, à des langues nouvelles, à des langues étrangères qui doivent nous permettre d’entendre et d’être touché·e par les animaux dont nous nous sommes coupé·es au motif qu’ils n’ont pas le logos. Si les hommes se sont passés le mot « animal » pour parler des animaux, Derrida et les écrivains zoopoétiques entendent au contraire interrompre cette tradition, cette transmission mortifère, en substituant à la limite la limitrophie. Si celle-là partage, départage, distribue et répartit de manière stricte et étanche les territoires humains et animaux, celle-ci, au contraire, complexifie la limite, la brouille, la plie, la nourrit, la franchit. Et ces franchisseurs, comme le dira avec force et intensité Deleuze, ce sont les démons, les écrivains-démons qui passent des pactes contre-nature avec les êtres de la nature. Ces pactes contre-nature, ces pactes hors cadre, Deleuze les appelle les « rencontres45 » qui possèdent cette puissance de nous faire penser autrement et de nous amener à faire monde autrement.

Comment, de manière concrète, s’opèrent ces rencontres, ces « noces contre-nature46 » qui brisent le cadre ontologique naturaliste47 dans lequel l’occident a construit sa représentation de l’animal ? Comme nous l’avons dit en amont, en inversant les codes narratifs classiques : l’homme, comme instance de narration, devient un objet de dénotation regardé par les animaux. Anima, dès sa première scène, fait immédiatement basculer le lecteur du cadre ontologique naturaliste au cadre ontologique animiste où les animaux ont une « âme ».

Wahhch Debch, le personnage principal mais non central d’Anima, rentre chez lui et découvre sa femme, inanimée, couchée sur le sol, un couteau planté dans son ventre. « Le monde est immobile tant que les hommes se tiennent debout. C’est une loi innée, inscrite dans mes gènes. Voilà pourquoi ma frayeur a été grande lorsque je l’ai vu à quatre pattes, les mains à plat dans la flaque de son sang, penché vers la surface pour en boire la couleur48. » Cette scène inaugurale, cette scène biblique de meurtre où une femme est tuée, violence originaire, est décrite par un chat. Et la scène suivante sera prise en charge par les oiseaux. Les trois premiers chapitre d’Anima – Bestiae Verae, Bestiae Fabulosae, Canis Lupus Lupus – font des animaux les « animateurs49 » du récit. Seul le dernier chapitre sera repris en charge par le médecin coroner chargé de l’enquête, Aubert Chagnon. Les animaux vont, tour à tour, être des aides mais aussi des obstacles à la chasse à l’homme dans laquelle Wahhch va se perdre corps et âme pour y rejoindre le vortex sanglant de son histoire à la fois personnelle et universelle : Sabra et Chatila. Le meurtre de la femme croise celui des animaux. Et c’est la raison pour laquelle Anima veut faire entendre d’autres voix que celle de l’homme, des voix étrangères irréductibles aux représentations que nous nous faisons habituellement des animaux. Pour ce faire, Mouawad va opérer des déclinaisons stylistiques, syntaxiques et narratives permettant au lecteur de sympathiser, sur un mode émotionnel, avec les mondes animaux qui résonnent les uns avec les autres pour former une totalité polyphonique50 en mouvement. Ce sont donc des voix non masculines qui parlent, des voix enfin délivrées de la représentation de l’homme fort comme être situés en dehors de la nature et maîtrisant celle-ci. Anima, par sa structure polyphonique, ouverte et infinie, aménage des rencontres entre les humain·es et les animaux afin de nous donner à sentir ce que nous ne sommes pas habitués à sentir et qui doit nous permettre de nous orienter différemment dans le monde.

J’ai donc soumis aux élèves la lecture d’un texte où c’est un singe qui prend en charge la parole et qui entre en scène :

Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves, les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présente, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids. Quelque chose les affaisse. Il pleut : voilà qu’ils courent. Ils espèrent les dieux et cependant ne voient pas les yeux des bêtes tournés vers eux. Ils n’entendent pas notre silence qui les écoute. Enfermés dans leur raison, la plupart ne franchiront pas le pas de la déraison, sinon au prix d’une illumination qui les rendra exsangues. Ils sont absorbés par ce qu’ils ont sous la main, et quand leurs mains sont vides, ils les posent sur leur visage et ils pleurent. Ils sont comme ça51.

Voici l’un des textes écrits par Julie G. C. :

Le regard taiseux et silencieux de l’animal est le reflet de notre propre existence, la solitude nous hante parce que l’homme est autocentré. La double rencontre du singe et de l’homme amène à une métamorphose, à une libération. Je me dis que l’un des plus grands pouvoirs dans le monde pourrait être l’observation. Saisir cette observation, cette attention que nous porte à l’animal mais que nous ne lui portons pas et qui doit mener à un surpassement de soi, de l’homme52.

Conclusion

Ce qui semble ressortir de ce texte de l’élève, c’est une nouvelle manière d’être-au-monde qui s’opère à la faveur d’une immersion émotionnelle et affective dans les mondes animaux. Le rapport à l’animal n’est pas filtré par des jugements ordonnés à des représentations pré-conçues. Au contraire, les émotions expérimentées à la lecture d’un roman zoopoétique se démarquent de la représentation socialement et historiquement intériorisée que nous nous faisons des animaux. Les émotions viennent ici déstabiliser nos cadres représentatifs en nous forçant à penser autrement. La pensée ne saurait donc commencer à penser par elle-même. Elle s’ancre au contraire dans le flux des émotions qui sont susceptibles de constituer une boussole éthique à travers laquelle s’affine en permanence le processus judicatif. La formation aux émotions via les humanités littéraires et notamment zoopoétiques, constitue ainsi une nécessité et une urgence éthico-politique que chaque démocratie soucieuse d’elle-même se devrait de préserver, de maintenir, de garantir et de protéger afin d’enrayer la pente dangereuse dans laquelle le monde contemporain semble l’entraîner. Lire est peut-être l’affaire la plus sérieuse du monde car, sans cette aventure à la fois personnelle et publique, c’est tout l’édifice de partage des voix et des émotions qui est menacé de se déliter. Toutefois, et cela reste à méditer, les émotions ne sauraient constituer à elles seules cette boussole éthique dont les démocraties ont besoin. Elles doivent faire à leur tour, et en permanence, l’objet d’une approche critique et réflexive qui permettrait d’éviter d’en faire les alliés d’un rapport étriqué au monde.

Notes

1 Nous ne prenons pas comme acquis la synonymie éventuelle entre sensation et émotion. Nous considérons que, si les sensations renvoient, de manière quelque peu tautologique au fait de sentir à travers le corps, les émotions renvoient à un enracinement plus profond qui s’inscrit au sein d’une subjectivité qui, comme l’affirme Bergson, refond son rapport au monde.

2 Martha Nussbaum, 1995, « Les émotions comme jugements de valeur », in Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.), La Couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Paris, EHESS, p. 19-32, [https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.10084].

3 Ibid.

4 Michel Foucault, 2015, Surveiller et punir, in Œuvres II, Paris, Gallimard, p. 613.

5 Eva Illouz, 2006, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil.

6 Henri Bergson, 2013, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses universitaires de France.

7 Eva Illouz, 2006, Les Sentiments du capitalisme, op.cit., p. 14.

8 Martha Nussbaum, 2011, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen au xxie siècle ?, Paris, Champs Essais, p. 10.

9 Ibid., p. 35.

10 Ibid.

11 Ibid., p. 11.

12 Ibid., p. 11.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 15.

15 Ibid., p. 35.

16 Ibid., p. 53.

17 Jean-Luc Nancy, 1993, Le Sens du monde, Paris, Galilée, p. 139.

18 Martha Nussbaum, 2011, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen au xxie siècle ?, op. cit., p. 16.

19 Myriam Revault d’Allonnes, 2008, L’Homme compassionnel, Paris, Seuil.

20 Cité par Martha Nussbaum, 1995, « Les émotions comme jugements de valeur », op. cit., p. 19-32.

21 Jean-Luc Nancy, 1996, Le Partage des voix, Paris, Galilée.

22 Jean-Jacques Rousseau, 1995, Émile ou de l’éducation, Paris, Folio.

23 Pierre Zaoui, 2010, La Traversée des catastrophes, Paris, Seuil.

24 Martha Nussbaum, 1995, « Les émotions comme jugements de valeur », op. cit., p. 54.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 55.

27 Jacques Derrida, 1957, De la grammatologie, Paris, Minuit.

28 Ibid., p. 270.

29 Ibid., p. 272.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 271.

32 Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, 2001, De quoi demain…, Paris, Champs Essais, p. 113.

33 Cf. Programme « Humanités, Littérature, Philosophie », Bulletin Officiel spécial n° 1, 22 janvier 2019, [https://www.education.gouv.fr/bo/19/Special1/MENE1901578A.htm].

34 Martha Nussbaum, 1995, L’Art d’être juste, trad. S. Chavel, Paris, Flammarion, « Climats », 2015.

35 Gilles Deleuze, 1968, Différence et Répétition, Paris, PUF, p. 117.

36 Cité par Sandra Laugier, 2017, « L’expérience de la lecture et l’éducation de soi », Le Sujet dans la cité, n° 8, p. 39-53.

37 Ibid.

38 Victor Chklovski, 1965, « L’art comme procédé », in Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature. Textes de formalistes russes, Paris, Seuil.

39 Wajdi Mouawad, 2012, Anima, Arles, Actes Sud.

40 Forgé par Jacques Derrida, ce néologisme a été repris et approfondi par Anne Simon et désigne la prise en compte de l’animal à travers des procédés narratifs qui font place à leurs mondes. Voir, à ce propos, l’ouvrage important d’Anne Simon, 2017, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject.

41 Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, 2001, De quoi demain…, op. cit., p. 113.

42 Jacques Derrida, 2006, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, p. 51.

43 Élisabeth de Fontenay, 2008, Sans vouloir offenser le genre humain, Paris, Albin Michel.

44 Jacques Derrida, 2006, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 43.

45 Gilles Deleuze, 2008, Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Champs Essais, p. 51.

46 Gilles Deleuze, 1972, Proust et les signes, Paris, PUF, p. 25.

47 Philippe Descola, 2015, Par-delà nature et culture, Paris, Folio.

48 Wajdi Mouawad, 2012, Anima, op. cit., p. 7.

49 Sylvie Camet, 2016, « Animateur/animataire. Animalités lectrices/animalités narratrices dans Anima de Wajdi Mouawad », Langues d’Anima. Écriture et histoire contemporaine dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, Paris, Classiques Garnier, p. 8194.

50 Pour ce qui concerne la structure narrative polyphonique d’Anima, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Deleuze et Derrida dans Anima de Wajdi Mouawad : portée éthique et politique de la polyphonie animale », in Les colloques Fabula/Livres de voix. Narrations pluralistes et démocratie, [https://doi.org/10.58282/colloques.8061].

51 Wajdi Mouawad, 2012, Anima, op. cit., p. 127.

52 Je tenais à remercier Julie d’avoir autorisé la publication de son texte dans le cadre d’un travail de recherche.

References

Electronic reference

Alexandre Martin, « Littérature et éducation aux émotions démocratiques : pour une zoopoétique appliquée », Pratiques de formation/Analyses [Online], 69 | 2024, Online since 30 September 2024, connection on 18 October 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/691

Author

Alexandre Martin

Alexandre Martin est agrégé de philosophie. Professeur dans le secondaire et chargé de cours en sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux, ses travaux de recherche se trouvent à la jonction de la philosophie, du droit et de la littérature dans une perspective normative inspirée de Gilles Deleuze.