Flaubert was a punk writer : une « éducation sentimentale punk » est-elle possible ?

  • Flaubert Was a Punk Writer: Is a “Sentimental Punk Education” Possible?

Résumés

Le punk constitue-t-il un cadre sensible pour vivre une « éducation sentimentale » ? Ce concept initiatique a-t-il même un sens au moment où la jeunesse punk, inscrite dans l’explosion du No Future (1977), semble se déprendre initialement de l’amour pour mieux maquiller ses rapports au monde ? Comment cette éducation, que d’aucun·es pourraient imaginer relever d’un « ordre sentimental » imposé, peut-elle affleurer pour être discutée, contestée, dévoyée ou déconstruite au cœur des pratiques punk, en particulier de la création musicale, des chansons et des hymnes ? Pour Olivier Reboul, il n’y a pas d’éducation sans valeurs. Il s’agit donc de comprendre comment le punk, haut lieu de la subversion des codes établis, épicentre de la déconstruction des valeurs traditionnelles et de la bienséance, mais également territoire des expériences conduites aux marges des conventions sociales, a pu constituer ou constitue encore un cadre légitime, pertinent, sensible, heuristique, pour discuter de ce qui relève de « l’éducation sentimentale », à travers un travail sur le corpus des chansons punk, élargi aux formes de médiatisation et aux témoignages recueillis sur le terrain.

Does punk provide a sensitive framework for a “sentimental education”? Is this initiatory concept even meaningful at a time when punk youth, in the wake of the explosion of No Future (1977), appears to be initially disenchanted with love in order to better camouflage its relationship with the world? Moreover, at the heart of punk practices, and in particular of musical creation, songs and anthems, emerges an education that some might imagine to be part of an imposed “sentimental order”, to be discussed, contested, deviated from or deconstructed. In Olivier Reboul’s view, there can be no education without values. Punk is a hotbed of subversion of established codes, an epicenter for the deconstruction of traditional values and decorum. Equally, it is the territory of experiments on the margins of social convention. It has provided, and still provides, a legitimate, relevant, sensitive and heuristic framework for discussing “sentimental education”. This article analyzes this constitution through a study of the corpus of punk songs, extended to include forms of media coverage and testimonies gathered in the field.

Index

Mots-clés

punk, valeurs, amour, subversion, musique

Keywords

punk, values, love, subversion, music

Plan

Texte

« We are the Romance behind the Screen. »
Johnny Rotten, 1977,
The Village Cry, no 6.

L’Éducation sentimentale de Flaubert est l’histoire d’une génération désabusée1. C’est aussi un texte qui renouvelle profondément les règles narratives du roman et qui tend à la jeunesse le miroir déformant de possibles à conquérir dans un monde incertain2. Ces deux traits littéraires manifestent une prise de conscience qui résonne, à plus d’un siècle de distance, avec le punk. Celui-ci est le roman subversif de la « bof génération » – celle qui s’ennuie et végète au creux des années 19703 avant de trouver dans l’énergie de la rupture et de la réécriture alternative du monde une façon d’inventer son destin en transformant sa désespérance en lignes de vie. Insolent, inventif, subversif et radical dans sa musicalité, sa créativité, sa poésie, ses corporéités, son esthétique, ses expressions, son activisme et ses fulgurances médiatiques, le punk devient le bréviaire des jeunesses qui refusent la morosité ambiante et l’immobilisme de la société contemporaine enlisée dans les crises économiques, politiques et sociales. Progressivement, l’absence de perspectives que subsume le slogan No Future4 se transforme en possibilités d’imaginer d’autres futurs, « nos futurs5 ». Ce qui ne semblait se réduire qu’à un cri de colère se mue en projet de (contre-)société.

À sa manière, le punk imprime durablement sa marque dans les esprits. Il éduque et façonne un être au monde singulier. La vision et les régimes de radicalité qui la portent6 sont à l’origine de bien des principes aux consonances nouvelles qui deviendront plus évidents au fur et à mesure que le punk acclimate la société à des visions nouvelles, du Do it Yourself (DIY) au féminisme radical en passant par les luttes pour l’environnement. C’est à cette relecture du social au prisme de la culture des marges que s’intéresse notre article, en privilégiant une entrée par la fabrique des sentiments. Le punk constitue-t-il un cadre sensible pour vivre une « éducation sentimentale » ? En quoi peut-il représenter une matrice pertinente pour appréhender et éclairer ce qui peut relever du rapport des êtres aux sentiments, à l’expérience de l’amour, à l’expérience de l’autre ? S’il n’y a pas d’« éducation sans valeurs7 », de quelles valeurs le punk peut-il se réclamer dans sa vision critique du monde ? Et comment peut-il impulser sa propre relecture des affects et forger un ensemble cohérent de sensibilités susceptible d’accompagner les jeunesses dans leur apprentissage du monde ? Pour répondre à ces questions, il faut aller rechercher du côté des cadres – autant que le terme puisse avoir un sens dans ce contexte – qui façonnent une (contre-)culture commune et qui constituent des courroies de transmission de codes, de gestes, de manières de voir le monde, ce qui ressort de valeurs partagées, bien au-delà de ce qui s’échange et se discute au sein de petites tribus, du groupe de pairs ou du « groupe de musique ». La production artistique, les textes, chansons, poésies, la presse, les fanzines, les films, etc., constituent autant de sources disponibles pour étudier ce qui structure plus globalement cette grammaire subversive et qui l’arrime aux sentiments.

Une fêlure émancipatrice à la source de l’éducation sentimentale punk

Le thème de la rupture est omniprésent. Il s’inscrit dans le refus de ce qui est considéré comme établi et immuable, dans la quête de nouveaux possibles et dans le désir irrépressible de faire, quelles qu’en soient les conditions – faire pour devenir « l’activiste », sinon l’artiste de son propre destin :

On comprenait pas tout, mais à nos âges tout explosait autour et on ne demandait qu’une chose, exploser avec. À chacun de nos souffles, on sentait les coups de poing, les coups de rangers, le pogo magnifique. Tout au fond de nos ventres vides, ça faisait mal et ça brûlait encore et c’était bon, et que tu viennes pas nous parler de carrière ou de retraite, on t’aurait balancé tout en bas dans la rivière8.

Bruno Caliciuri (aka Cali) décrit ainsi les étincelles de vie qui, au tournant des années 1970, embrasent son adolescence, alors que la découverte du punk l’introduit aux premiers émois amoureux et à l’insolente extase sonique qu’il poursuit de ses assiduités subversives en tant que chanteur du groupe Pénétration anale. L’articulation entre les émotions musicales et les turbulences sentimentales de l’adolescence est à ce point parfaite qu’il est difficile de les dissocier : « Je voulais me péter la voix. La raboter. La salir. La punir. […]. Je pouvais hurler des heures comme un cochon saignant9. » L’énergie et l’inventivité subliment cette envie de vivre pleinement qui électrise les questionnements existentiels et sexuels : « On parlait tout le temps de ça. Les conversations tournaient toujours autour du même sujet : les filles […]. On avait quinze ans quand même. Et rien, toujours rien qui venait […]10. » Le punk devient une clef pour penser et agir, pour déconstruire l’immobilisme étouffant du quotidien, rompre enfin la distance à l’autre et tracer le chemin qui permet d’accéder au Graal sentimental : « C’était l’été, c’était Vernet et c’était doux. Je crois que j’étais en train de passer à côté de l’amour11. »

Cette obsession adolescente se consume au creux de l’éducation sentimentale punk car le mouvement offre soudainement à cette jeunesse une arme redoutable : « faire un groupe ». Non que l’idée soit nouvelle, puisque depuis les années 1950 le rock a pu constituer le segment central des cultures adolescentes. Mais la force du punk et sa capacité à capter cette jeunesse relèvent d’un changement de paradigme, faire un groupe avec rien : « On avait décidé de monter un groupe, peut-être au fond de nous depuis toujours12. » Ce groupe, ce sera Pénétration anale. Aux yeux des adolescent·es, le patronyme est suffisamment ancré dans la provocation, telle qu’ils et elles se la représentent (indécence, tabous sexuels, jeux interdits, pornographie) et qu’ils se la fantasment – le classement X des films et des productions livresques est contemporain de l’explosion punk (1975) –, pour constituer un bon compromis subversif et libertaire. Pénétration anale illustre cette jouissive manière de rompre avec les convenances et de les malmener en mots, en musique, en actes, non sans que les thèmes choisis pour les textes des morceaux ne constituent le support incessant de questionnements existentiels plus profonds.

Car loin de se réduire à l’émotion de l’instant, le punk s’ancre dans le quotidien, valorise des attitudes, une esthétique, et s’avive à son tour de codes, de principes et de règles qui structurent le rêve et lui donnent forme. L’adoption de valeurs communes renvoie aussi à la geste de héros idéalisés et érigés en modèles. Ces figures tutélaires du punk donnent corps à une pensée qui tient lieu d’éducation sensible au creux de laquelle se nichent, avant tout, l’amitié indéfectible et ses traits saillants, fidélité, sacrifice, droiture : « “Un groupe c’est un groupe” j’ai dit ça parce que je le pensais. Si on quitte un groupe c’est comme si on laisse ses camarades se faire tuer dans la tranchée. Fernand ne riait plus du tout. Joe Strummer13 n’a jamais quitté son groupe. T’as vu ses yeux ? Joe Strummer dans ses yeux, on le voit, on voit tout. Il pourrait mourir pour son groupe14. » Il existe des héros pour avancer, des valeurs que l’on construit au cœur d’un imaginaire transcendé par l’éclat des guitares : un punk ça ne fait pas ceci ou cela. Ce panthéon a ses figures positives comme Strummer, mais également ses héros plus torturés à l’image de « Johnny le pourri ». Johnny Rotten15 a provoqué la fin des Sex Pistols et devient capable – dans l’imaginaire adolescent – des pires avanies, des traîtrises qui brisent une amitié et fracassent une relation amoureuse : « Johnny Rotten est un serpent : tu as le dos tourné il te pique ta copine16. »

L’expérience sentimentale au prisme de la subversion

Le punk incarne cette « fêlure émancipatrice » qu’évoque également le plasticien Christophe Massé dans ses mémoires de jeunesse punk17. Massé décrit cette force sidérante du punk qui inspire une jeunesse soudainement investie du pouvoir d’agir et d’inventer un univers sensible sublimé par la radicalité des textes et des sons. Au creux des années 1970, l’auteur suit ses parents et sa famille en vacances, en compagnie d’une jeune Anglaise accueillie au sein du foyer. Une blague potache qu’il réalise avec la complicité de son père devient le déclencheur, sinon le révélateur, d’un accomplissement plus profond qui oriente une vie entière d’artiste rétif à toute forme consensuelle esthétique et artistique :

Nous nous suivions dans deux voitures […]. À un moment donné ma mère qui conduisait doubla et avec mon père nous sortîmes de concert nos culs par la fenêtre. L’onde de choc fut assez terrible […] ; ma tante et ma cousine étaient ulcérées, la jeune Anglaise ne cachait pas sa joie. Pendant quelques jours nous fîmes connaissance et quelques bêtises supplémentaires. L’Anglaise m’appelait punk ou punky. Elle me raconta qu’à Londres, des tas de types dans des accoutrements incroyables commençaient à se balader dans les rues, qu’ils portaient les cheveux dressés sur la tête, rehaussés de couleurs vives18 […].

Tout comme Cali, renvoyé du lycée parce que son groupe Pénétration anale, invité à jouer à la fête annuelle du lycée, a osé conspuer non seulement le proviseur, mais aussi la personnalité qui a donné son nom à leur établissement (« J’encule le protale, j’encule Charles Renouvier »), Massé trouve dans le punk le véhicule d’une émancipation qui deviendra une force et une marque de fabrique. Le rapport conflictuel à l’autorité rassemble et soude un collectif. L’évidence du groupe punk relève pour Massé d’une émotion partagée qui s’accompagne d’une reconnaissance de la différence et de l’autre qui est, tout comme lui, « différent19. » L’éducation sentimentale s’avive de la découverte d’une grammaire subversive. La rencontre est bien évidemment illuminée par l’épisode du renvoi de l’institution, appréhendé comme un rite de passage20 : « C’est avec la Gigue et quelque temps avant de nous faire renvoyer définitivement du collège que j’ai partagé mes premiers émois pour la musique21. » Le groupe « The Que Dalles » (les moins que rien), formé dans l’urgence absolue de « faire quelque chose », constitue ici le dispositif qui rassemble les adolescents au cœur d’amitiés créatives et émancipatrices : « The Que Dalles n’était rien du tout. Un trio. La Veuve nous avait rejoints parce qu’il avait trouvé une basse et un petit ampli […]. Papi avait une batterie chez lui […]. Nous nous retrouvions pour lâcher tout ce que nous avions en nous et je beuglais les paroles de chansons que j’écrivais […]22. » En réalité, ce « rien du tout », qui traduit précisément ce que le punk a toujours voulu considérer comme la base de ses positionnements, une modestie et une autodérision assumée, constitue le grand tout de la vie qui ouvre de nouveaux chemins.

Ce renversement est d’autant plus remarquable qu’il dépasse le stade du groupe de copains dans la cave pour devenir l’objet d’un partage plus massif. Le premier festival punk de l’histoire, à Mont-de-Marsan, incarne ce moment fondateur pour toute une génération. Lors des deux éditions, en 1976 et 1977, les jeunesses punk du monde occidental convergent vers une expérience nouvelle afin de vibrer aux sons de ce que la presse spécialisée appelle encore pudiquement « la nouvelle musique23 ». Cette nouveauté marque les esprits, comme le montrent les commentaires des hommes de télévision sidérés par ces jeunes garçons et filles qui se coupent les cheveux à la va-vite, les colorent, se percent les joues d’épingles à nourrice, trouent leurs vêtements ou les portent à l’envers, crachent sur les groupes et montrent leurs fesses24 ! De jeunes lycéens nous ont laissé un témoignage haut en couleurs dans le fanzine L’Écho des sauvages25, spécialement créé pour l’occasion. Au creux des années 1970, leur road trip punk donne une idée de l’immense appel d’air et de l’électrochoc culturel et axiologique qu’incarne le festival : « C’est bien là, il n’y a qu’à voir les dégaines de rockers qui traînent… Heureusement que ma mère ne voit pas ça ! et qu’elle n’entend pas le boucan qui sort des arènes […] on retrouve quelques potes de lycée […] il y a plein d’Espagnols et des Anglais […] on entre dans l’enceinte du premier festival punk rock européen26. » Vue de l’intérieur, l’aventure est jouissive : les lycéens ne cessent de louer l’excitation, la nouveauté et l’absence de limites qu’incarne la participation au festival, lieu de rencontre et d’échange. Leur fanzine rend compte de la force du changement que traduit le basculement des esthétiques : les codes de la publicité sont détournés pour produire un objet littéraire absolument neuf capable de traduire les nouvelles passions. Le support bricolé s’approprie également les codes du roman-photo qu’il déconstruit et revisite comme pour le questionner l’horizon de la relation amoureuse. Il détourne ainsi la tension sentimentale des récits à l’eau de rose en vogue dans les magazines populaires de l’époque et déjoue les attentes du lecteur en proposant un pastiche subversif vantant les mérites du punk, de la défonce et du sexe : « Premier personnage – Je vous ai rapporté un disque 33 tours de musique punk. Deuxième personnage – T’as quand même pas été à Mont-de-Marsan ce week-end ? Hein ? ! Tu déconnes j’espère. Troisième personnage – Quel branleur ce Bébert ! toujours le mot pour rire ! Quatrième personnage – Et tu as pris de la drogue toi aussi ? Et tu as bu de l’alcool ? Comment sont les femmes punk ? Tout ça est vraiment excitant. Mmm27… »

Une éducation sentimentale à l’envers

L’aventure punk ne tarde pas à attirer l’attention des parents, que cette éducation sentimentale à l’envers effraie. En 1976, un témoignage éloquent est publié dans les colonnes de L’Humanité dimanche, celui d’une mère (Le Havre) très inquiète du devenir de ses enfants qui sont en train de devenir punk : « Ayant quatre enfants (trois garçons, une fille) et les garçons dix-huit, seize et quinze ans devenant de plus en plus PUNK – avec leurs petits amis – je me demande ce que cela veut dire, et d’où cela vient ? Y a-t-il lieu de s’inquiéter ? […] Y a-t-il ou non danger28 ? » Parmi les postures rebelles qui inquiètent la société conservatrice, le refus du « beau » constitue la première forme de transgression. Ce sentiment se manifeste tout d’abord dans ce qui peut être perçu comme un travestissement de l’esthétique classique : vêtements déchirés et floqués, arborés avec fierté par les filles et les garçons, port des épingles à nourrice comme nouvel emblème de l’accomplissement personnel dans un monde à raccommoder. L’hypersexualisation de la vêture (bas résille déchirés et latex, tenues provocantes assumées par les filles) est également une tendance particulièrement prégnante qui achève de choquer la société conservatrice29. Par ailleurs, le punk se nourrit de l’appétence pour une esthétique urbaine de la déglingue (avant d’être celle de la défonce) : il valorise les rebuts, les déchets, les égouts, le plastique, le polystyrène, le bitume, tout en faisant de ces « objets » à la fois le fond de la toile punk, mais aussi son horizon comme « absence d’horizon », ou tout au moins comme la manifestation d’un refus face à un futur qui s’impose et que l’on rejette30. Le syndrome d’une jeunesse perdue se nourrit enfin des représentations qui font du punk un mouvement violent. Le festival de Mont-de-Marsan bénéficie d’une presse dont l’étude révèle ces tensions et ces peurs : les festivaliers et festivalières y sont décrits comme des hordes barbares, délinquantes et droguées, vaguement efféminés, lesbiennes ou homosexuelles. La sidération s’enracine sans doute de manière plus profonde encore dans l’incompréhension face aux comportements dont le sens repose sur l’inversion absolue : les punks, lorsqu’ils sont contents, jettent des bouteilles de bière et crachent sur les musicien·nes au lieu d’applaudir sagement31.

Loin d’être un détail, la contestation d’attitudes jugées déviantes traduit à plus grande échelle l’autre peur : l’inversion des rôles, du masculin et du féminin. Car dans ce mouvement de révolte la rupture n’est jamais tant violente que lorsque les filles outrepassent la place que la société a construite au sein du foyer, dans la « quiétude du clos, de l’immobile, du silence32 » : ce ne sont plus des filles, ce sont des punks33. L’ensemble s’avive d’un langage de la provocation porté par une forme d’autodérision poussée à l’extrême. On se joue textuellement et poétiquement des grossièretés d’un monde dans lequel les filles sont des « salopes » et les garçons des « sales merdes ». De Métal Urbain, groupe emblématique parisien des années 1970 (« Crève salope ») jusqu’à Reich Orgasm (« Salope », 1981) en passant par Oberkampf (le « Salope » qui conclut la reprise de « Poupée de cire, poupée de son » de France Gall, Paris, 1982), la violence des mots est une adresse subversive largement partagée par la scène punk qui semble ainsi tordre définitivement le cou aux atermoiements de la vague hippie et aux espoirs déçus du Peace and Love. Cette posture reflète l’esprit d’un temps punk au cœur duquel la contestation de l’ordre établi, la subversion des structures sociales, du conservatisme bourgeois et du patriarcat, rassemble les jeunesses punk et sert sinon de cadre, de langage commun, d’affichage, provoquant et rassembleur, et rassembleur parce que provoquant.

La rue comme cadre de l’éducation sentimentale

Dans son autobiographie, le chanteur de Strychnine, Christian Lissarrague, revient longuement sur sa jeunesse marquée par le punk et sur les relations amicales, sentimentales et amoureuses nées de cette urgence. L’une des caractéristiques du récit est l’importance de la rue comme cadre de l’éducation sentimentale et comme creuset urbain des amours heureuses ou des amours perdues : « Pour nous le rock se passe ici, dans nos rues, dans nos bars, avec nos potes et nos copines : C’est dans l’air que je respire, rampe le long des trottoirs de ma ville » (Strychnine, « Ragnagna »)34. Strychnine avait largement décrit dans son répertoire cet univers macadamique au prisme d’une revendication en forme de slogan – « La rue est à nous » –, non sans y associer la fabrique de l’amour au moment où la jeunesse est en recherche de nouveaux repères, de nouveaux espaces et de nouvelles formes d’expression35. Le thème est encore plus explicite dans « Amours dehors » qui exprime le besoin de trouver un lieu pour s’aimer36 et expérimenter une relation en échappant au regard d’une société pesante et normalisante. Émerge en creux le portrait d’une génération punk qui, sans autre ressource que la rue, trouve finalement dans ce bonheur précaire, arraché au quotidien à force d’imagination, un sens à son existence37. C’est l’un des traits saisissant du punk que d’offrir à une partie de la jeunesse un cadre structurant singulier qui déroule les espaces de la ville entre quais de gare, parkings, squats, caves et locaux de répétitions plus ou moins salubres, macadam, trottoirs et appartements miteux38. L’enracinement des amours dans une forme de périple urbain tient à la fois au capital économique modeste des punks, à leur idéalisation de l’urbain et de la déglingue, de l’autosuffisance et de l’autonomie ainsi qu’aux possibilités innombrables que ces espaces offrent à une jeunesse qui trouve dans ces recours à l’éphémère et souvent à l’interdit la possibilité de s’autonomiser, de rencontrer singulièrement l’autre et de vivre pleinement sa vie : « Je ne veux faire que ce que je veux/Je ne veux jouer qu’à mes propres jeux/Et je veux pouvoir – avoir tout ce dont j’ai envie/Je veux du vent, du bruit/Et j’aurai tout ce que je veux/Parce que je le veux39. »

Éric Buffard a laissé un témoignage évocateur des vies qui traversent le monde des marges dans les années 1980-1990 à Bordeaux40. L’auteur décrit le quotidien d’une petite bande de punks qui gravitent dans l’orbite de la scène punk locale et du groupe bordelais Camera Silens. Les expériences de vie soigneusement documentées, les échanges entre pairs permettent d’appréhender la richesse et les contrastes d’un cadre à la fois structurant et déstructurant en matière de relations amoureuses. Car l’amour surgit régulièrement en contrepoint d’un quotidien marqué par le choix d’existences difficiles, les disparitions, la maladie, les épreuves, la violence, la soudaineté de la rencontre : au détour d’une bagarre, au comptoir, « une fille m’est tombée dessus. Parfum lourd. Cheveux longs très noirs, un sourire de gentille sorcière […]. Une langue dans ma bouche […]. Elle plante son regard dans le mien. Tu partiras pas. Tu restes avec moi41. » Le quotidien punk, libre de toute astreinte, fait naître l’aventure, enchaîne les sentiments, les déboires aussi : « X. Défoncé ne quitte jamais sa poche de colle. Deux jours auparavant il était en train de baiser avec une fille sur un clic-clac, quand sa partenaire est tombée, l’entraînant dans sa chute. Le malheureux est tombé sur sa queue en érection. […] Désormais il porte un pantalon ample à petits carreaux jaunes et noirs du plus bel effet42. »

De l’éducation à l’apprentissage sentimental

La vie rêvée des punks n’a d’impérissable que l’imaginaire qui l’accompagne et tend à la sublimer. Le quotidien se charge de régler le versant plus sombre de l’aventure collective : la maladie, l’hépatite C, le sida, la mort. Et pourtant la relation sentimentale et l’apprentissage de l’amour, sous toutes ses formes, avec ses forces et ses violences, demeure une assise fondamentale du punk qui puise dans le désir de l’autre, dans le désir d’être et de savoir, dans la rage de faire et de paraître, l’énergie même de la rébellion et l’appétit de vivre autrement.

Le corpus offre une base solide pour explorer le jouissif jeu subversif avec les codes, les tabous ou les interdits qui savent aussi composer avec les désirs d’émancipation et l’émancipation des désirs. C’est dans la manière même d’affronter les épreuves de la relation et d’oser interroger la sexualité qu’il faut tout d’abord situer l’apport d’un mouvement tout à la fois déconstructeur et libérateur. Les Bordelais de Strychnine abordent ainsi frontalement des thèmes comme la prostitution masculine (« Pas besoin d’être un homme »), les rapports femmes-hommes marquées par la domination, la force des sentiments ou la perte de contrôle et qui ouvrent sur la violence des relations (« Fantasmes », « Obsession », « Jeux cruels »). Mais la vérité du groupe n’est jamais aussi puissante que dans l’aveu d’une faille et du besoin de l’autre, d’une autre – celle qui sait, et qui devient potentiellement la personne qui règle le jeu subtil des relations amoureuses et des jeux sexuels. « La leçon43 » s’offre ainsi comme l’épure des rêves adolescents transcendés par la poésie punk – un renversement dans lequel le rapport amoureux devient l’occasion d’un apprentissage qui assujettit le désir du garçon au bon vouloir d’une compagne plus âgée ou plus expérimentée. Si la plénitude amoureuse s’inscrit ici dans la jouissance et les plaisirs de la chair sous l’angle de la « première fois », c’est bien dans cette initiation orchestrée par une femme qui détient le savoir et le pouvoir que se niche la dimension subversive du texte : « Dans ta forêt je suis perdu/Toi. Apprends-moi, apprends-moi ! » Groupe phare de la scène punk – essentiellement masculine – Strychnine prend ainsi à contrepied la figure de l’homme viril qui mène la relation à sa guise et impose sa toute-puissance amoureuse.

Le cinéma joue également un rôle important dans la représentation déconstructionniste qui permettait d’imposer une déclinaison des rapports sociaux et sentimentaux en rupture avec la symbolique du pouvoir, du patriarcat et plus généralement avec la vision d’une société faite par et pour les hommes. Dans La Brune et Moi44 de Philippe Pucouyoul, Les Lou’s, un des premiers groupes féminins de scène punk française, prennent en main cette révolution des représentations qui place désormais des filles en position de prendre d’assaut la scène (métaphoriquement la vie sociale et amoureuse) et de décider de leur avenir. Les Lou’s assument ce rôle en incarnant ce sens du changement à la ville (elles tournent en France et en Europe) comme au cinéma : « Quatre filles sûres d’elles, pas froid aux yeux, sonorité grêle et un morceau furieux BORN TO FORNICATE45. » Ce qui constitue la rupture est précisément ce jeu sur les oppositions entre le pouvoir des hommes et le pouvoir des femmes, l’establishment et le mainstream, les structures sociales et la déconstruction de ces mêmes statuts, les destins sociaux de sexe et l’émancipation. Symboliquement, l’auteur joue sur les troubles de la séduction assimilés aux troubles de la subversion46 mise en musique et en mots par une punkette qui manipule avec ironie le paradoxe de la célébrité pour exiger de son amant banquier désormais soumis à ses désirs de devenir une « star punk ». Ce renversement constitue l’une des « leçons punk » les plus marquantes des années 1980. Il ouvre dans la décennie suivante le champ à une réflexion sur la violence des jours, et en particulier sur les violences faites aux femmes, en réinterrogeant ce qui fait désir et comment vivre ce désir47.

Une politique des sentiments punk

Les années 1980-1990 ont constitué un moment marquant dans ce que la scène punk pouvait représenter en tant que matrice des postures et des comportements acceptables dans le cadre d’une lutte davantage politisée et menée contre les injustices sociales, les inégalités et les souffrances. Alors que la vie punk devient une aventure collective vécue au cœur des squats, des « orgas » et des circuits alternatifs au sein desquels s’élabore une économie de la débrouille et où chacun∙e doit se préoccuper de l’autre, la scène punk contribue en retour à dénoncer, critiquer et déjouer ce qui participe des noirceurs de la vie, en particulier lorsque l’amour devient le socle de la violence : « Je t’aime Elsa…/Tu es belle comme l’amour/Tu es belle comme le jour/Tu es belle comme toujours/Tu es douce comme la mort/Tu es douce donne-moi ton corps/Tu es douce j’en veux encore/Mais tu es morte, je t’ai tué48. » Bérurier Noir est le fer de lance de ce repositionnement qui s’exprime de manière variée dans la poésie punk de bien d’autres formations, des Sales Majestés aux Tagada Jones en passant par Camera Silens. En déconstruisant ce qui est vécu comme le carcan de relations amoureuses souvent associées aux échecs des générations précédentes et en le débarrassant de ses « oripeaux bourgeois », les punks projettent une lumière crue sur les institutions et les modèles d’éducation qui participent de/à la reproduction sociale – la famille, l’école, le travail, le couple. Ils participent à une prise de conscience nécessaire qui permet de voir ce qui était hier encore invisible : la violence, la domination masculine, l’homophobie, le viol. Cette éducation punk place sur un pied d’égalité les filles et les garçons au cœur du collectif imaginé – la bande des « agités » » – et promeut une politique du désir au cœur de laquelle des relations émancipées sont fondées sur le respect de l’autre et sur le respect des désirs de l’autre.

La vision de cette scène bariolée, colorée et vivante ne saurait cependant être idéalisée. Dans son film Tchao Pantin49, Claude Berry s’est appuyé sur les acteurs de la scène punk parisienne (Gogol Premier et la Horde notamment) pour reconstituer au plus près ce moment où, vêtus des mêmes cuirs cloutés, des mêmes rangers, des mêmes coupes peroxydées, les punks, filles et garçons se retrouvent au concert, boivent ensemble, alternent des moments de frénésies joyeuses, de pogos charnels ou de promiscuités amoureuses avec des moments de fulgurances plus ambigus, marqués par la violence des sentiments ou des passions. La violence, vécue et partagée, imaginée et fantasmée, symbolique et physique, constitue donc un élément important du répertoire punk. Elle est à la fois un prisme au travers duquel le punk représente et se représente un monde qui doit changer, ainsi qu’un élément fondamental du paradigme idéologique et politique qui structure la scène autour de combats fédérateurs. La dénonciation du viol, qui trouve un écho singulier dans la littérature punk avec les ouvrages remarqués de Virginie Despentes50, traverse d’abord le corpus des années 1980. « Hélène et le sang » de Bérurier Noir est par exemple une condamnation sans appel du viol : « La peur sur la ville/Toi tu en es la cible/Toi petite fille/Toi Hélène Hélène/Toi tu cours dans le noir/Toi ils te coincent dans le noir/Frappe et frappe encore/Personne ne t’ouvrira51. » Les prestations publiques de la formation (Olympia 1989), rendues plus vivantes encore par la mise en scène expressive du groupe avec la participation des filles et des choristes sur scène ainsi que par l’engagement du public qui reprend les refrains en cœur, montrent comment se crée une culture collective du changement et comment ce morceau, parmi d’autres, peut constituer un cadre dans la manière de se représenter et de penser la relation à l’autre52.

L’éducation sentimentale punk au miroir des générations

Dire que les régimes de radicalité du punk53 ont évolué dans le temps relève de l’euphémisme. Les questions liées au féminisme, aux discriminations, aux assignations de genre et aux minorités sont devenues l’essentiel des problématiques qui traversent désormais certains segments de la scène punk contemporaine, comme la scène DIY (Do it yourself). Le punk pose de nouvelles limites au punk : les « nouveaux punks » boivent de l’eau, ne se bousculent plus dans les pogos, dorment séparément dans les squats en fonction de leurs identités sexuées, sont vegan, antispécistes et éco-anxieux54. L’éducation sentimentale punk s’adosse à de nouvelles règles de vie et à une redéfinition des seuils de sensibilités acceptables face à la problématique de la subversion. Il est désormais difficile d’imaginer un morceau qui, pour critiquer le patriarcat, aborderait la question des relations filles-garçons sous l’angle provocateur du vocable « Salope ! » ou « J’encule » ; impensable également de circuler dans cet univers lissé avec un nom de groupe aussi subversif que celui de Viol, qui fut interdit de concert à Paris en 2015. Ce qui peut bien apparaître comme la bonne conscience contemporaine du punk – sinon la bien-pensance – pourrait donner le sentiment de le vider de toute sa substance corrosive. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure une éducation punk, sentimentale ou non, entendue comme une aventure ou une prise de risque avec la vie, est aujourd’hui possible. Or celle-ci relève d’une analyse plus fine des couches archéologiques du punk. Car parallèlement à ce phénomène, la culture punk, entendue dans sa composante subversive historique, sa « subversion classique » – pour autant que l’oxymore ait un sens – est elle-même devenue l’objet de recyclages par le système (médias, édition, culture absorbant la contre-culture). Cette valorisation est redoublée, sous l’angle générationnel et intergénérationnel, par le fait que les punks ont vieilli et que leur histoire devient celle d’une génération en mesure de transmettre ses codes à leurs enfants. Par ailleurs, le punk est appréhendé comme un bien culturel autant qu’économique, et sa valeur symbolique recoupe sa valeur marchande, influençant dans une certaine mesure la diffusion des codes, des esthétiques et des sensibilités dans le tissu social.

L’un des aspects remarquables de l’évolution des tendances réside dans un ensemble de publications grand public récentes qui détournent les formats de la littérature de jeunesse pour produire des manifestes imaginaires dans lesquels le punk percute la vie contemporaine. Ces livres imagés, faussement naïfs, à la manière des Martine, abordent différents thèmes de la vie courante sous l’angle du Manuel d’éducation punk55 : « La visite au musée », « La sortie en ville », « L’école à la maison », « La magie de Noël ». Les auteurs jouent avec les codes du punk tout en donnant le sentiment de ne pas se laisser prendre au jeu. Cette distance au rôle est à la fois la marque d’un déploiement social plus large du punk, mais elle atteste également d’un mouvement désormais inscrit dans l’histoire et de la force d’une empreinte éducative. La littérature participe de ce mouvement en éclairant la transmission intergénérationnelle des valeurs punk. Dans le roman Gazoline Tango56, le héros Benjamin, né en 1983 au cœur de la « vague keupon » et de la scène alternative, porte en permanence un casque antibruit sur les oreilles pour cause d’hyperacousie. Il vit au cœur d’une cité dont les habitants, célestes paumés, l’aident à vivre son handicap. La mère de Benjamin joue de la batterie dans un groupe de punk rock uniquement composé de filles, The Naked Tits. À la fin de chaque concert, le groupe interprète son morceau préféré, « Gazoline Tango », et la chanteuse lance sa petite culotte au public. Ce roman est un roman d’apprentissage marqué par une éducation sentimentale que traversent embrouilles et débrouille au cœur de la banlieue délaissée. Le punk imprime sa marque en toile de fond non sans que surgisse une critique à peine voilée : la mère, musicienne, absorbée par la scène, est peu présente pour son enfant qui doit puiser dans la force des liens tissés au cœur de la cité les moyens de fonctionner « punkement » en autonomie.

Conclusion : les possibles d’une éducation sentimentale punk, entre émancipation jouissive et resserrements idéologiques

Si une éducation sentimentale punk est possible, l’histoire montre que celle-ci est tributaire de ce que le punk a représenté en un temps donné. Une première tendance consiste à façonner dans le punk une réponse jouissive, vitale et brutale susceptible de correspondre à un élan et capable d’entrer en correspondance avec les violences émotionnelles de la jeunesse et de dessiner en transparence l’idéal d’une adolescence sublimée dans sa capacité à « faire liberté ». Les punks puisent dans cet activisme tantôt les clés d’un avenir qui se dessine à coups d’expériences musicales à fortes connotations sentimentales et sexuelles, tantôt l’espoir d’une résilience, parce que le punk accueille les différences comme une force. Une deuxième tendance, née au tournant des années 1980 et marquée par la radicalisation politique des discours et des luttes, se caractérise par une prise de conscience qui place soudainement l’idéologie punk face aux problèmes des violences sociales, de la misère et de la noirceur du monde. Une injonction à la vigilance et à la lucidité sourd dans ce glissement vers une appréhension des relations sociales qui ne se satisfait plus de la débrouille ou du bricolage expérientiel et sentimental comme paradigme. La « collectivisation » des réflexions sur l’extrémisme, les violences, le viol, les injustices, le racisme, ouvre la voie à des textes engagés qui constituent autant de cadres idéologiques pour appréhender la violence des jours, pour la critiquer, la dénoncer et repenser symétriquement les rapports sensibles à l’autre. Une troisième tendance enfin procède d’un glissement qui relève autant de l’abaissement des seuils de sensibilité à la violence (fût-elle née de la provocation punk) que d’une radicalisation extrême des positions pour transformer l’activisme déconstructionniste, puis l’activisme politique, en prisme de résistance aux propriétés ultrasensibles étonnantes. Au fur et à mesure que l’indépendance devient une option constamment rediscutée, les formes réinventées de la résistance punk surprennent paradoxalement par leur capacité à se confondre avec les problématiques d’une société en recherche de ses propres horizons. Dans cette configuration, les relations sentimentales relèvent bien davantage d’une éducation qui désormais protège plus qu’elle ne subvertit, qui dénonce plus qu’elle ne réinvente, qui victimise plus qu’elle n’agit pour changer le monde.

Certes, ce glissement montre finalement que le punk a peut-être été lui aussi victime de ses propres cadres de résistance et de résilience, et qu’à vouloir redessiner le monde c’est bien plutôt le monde qui a fini par redessiner le punk. Mais la relation du punk à l’éducation sentimentale demeure bien plus riche que cette surprenante tendance à la bien-pensance qui oublie ses origines subversives. Car les couches archéologiques du punk, qui structurent une scène riche, hétérogène et paradoxale, définissent autant de façons d’envisager les relations des acteurs aux sentiments qu’il existe de manières différentes d’investir ce que le punk fait aux sentiments et ce que les sentiments font au punk : vivre sans limites et jouir pleinement de l’ivresse de pouvoir « faire » ; éveiller politiquement les consciences face à la violence des jours ; dynamiser l’activisme de minorités en passe de devenir des majorités idéologiques, vers les rigueurs d’une radicalité qui se donne pour sérieuse. Ces trois modèles composent, s’opposent et se superposent. Reste une question en suspens, qui fera l’objet de nos prochaines recherches : les traces d’une éducation punk sont-elles visibles toute une vie ? Les témoignages que nous avons collectés montrent que les punks, quelles que soient leurs positions dans la société, conservent une mémoire sublimée par leurs pratiques punk : une posture, une ironie teintée d’espoir, un sens de la débrouille, une tendance à oser, à ne pas reculer et à rechercher en soi l’énergie permettant de surmonter les crises, en somme une sensibilité et une « intelligence punk ».

Notes

1 Gustave Flaubert, 1869, L’Éducation sentimentale. Roman d’un jeune homme, Paris, Michel Lévy frères.

2 Pierre Bourdieu, 1992, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil. Bourdieu interprète le formalisme de Gustave Flaubert comme le moyen de sublimer, par l’esthétique littéraire, la violence déniée du monde social.

3 Josette Alia, 1978, « La “bof” génération », Le Nouvel Observateur, n° 726.

4 « No Future » est extrait du morceau « God save the Queen » par les Sex Pistols (UK, 1977), qui est devenu dans les faits un manifeste du punk.

5 Luc Robène et Solveig Serre (dir.), 2019, Punk is not dead. Lexique franco-punk, Paris, Nova.

6 Luc Robène et Solveig Serre, 2021, On Stage/Backstage. Chroniques de nos recherches en terres punk, Paris, Riveneuve.

7 Olivier Reboul, 1971, La Philosophie de l’éducation Paris, Presses universitaires de France ; 1992, Les Valeurs de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France.

8 Cali, 2019, Cavale ça veut dire s’échapper, Paris, Le Cherche Midi, p. 72.

9 Ibid., p. 13.

10 Ibid., p. 16.

11 Ibid., p. 23.

12 Ibid., p. 66.

13 Joe Strummer (John Graham Mellor) (1952-2002), leader et chanteur-guitariste charismatique du groupe punk anglais The Clash.

14 Cali, 2019, Cavale ça veut dire s’échapper, op. cit. (p. 74).

15 Johnny Rotten (John Lydon, né en 1956) fut le leader des Sex Pistols, groupe punk anglais, de 1975 à 1978.

16 Cali, 2019, Cavale ça veut dire s’échapper, op. cit. (p. 74).

17 Christophe Massé, 2016, « Des origines de la grotte punk, de la conservation de l’os à l’errance des sentiments », Volume !, n° 13(1), p. 179-184, [https://doi.org/10.4000/volume.5125].

18 Ibid., p. 179.

19 Référence implicite au morceau « Différent », du groupe punk bordelais Strychnine, sur l’album « Je veux », 1981, AZ.

20 Arnold Van Genep, 1909, Les Rites de passage. Étude systématique des rites, Paris, Émile Nourry.

21 Christophe Massé, 2016, « Des origines de la grotte punk, de la conservation de l’os à l’errance des sentiments », art. cit., p.181.

22 Ibid., p. 181.

23 Luc Robène et Solveig Serre, 2016, « Le punk est mort. Vive le punk ! La construction médiatique de l’âge d’or du punk dans la presse musicale spécialisée en France », Le Temps des médias, n° 13, p. 124-138, [https://doi.org/10.3917/tdm.027.0124] ; Luc Robène, Solveig Serre, 2016, « À l’heure du punk ! Quand la presse musicale française s’emparait de la nouveauté (1976-1978) », Raisons politiques, n° 62, p. 83-99, [https://doi.org/10.3917/rai.062.0083].

24 Gérard Holtz, 1977, « Les punks anglais », reportage Claude Gagnaire, Antenne 2 Le Journal de 20h, [https://www.ina.fr/video/CAB7700904001].

25 L’Écho des sauvages, 1976-1977, Mont-de-Marsan.

26 Ibid., p. 10.

27 Ibid, p. 8.

28 L’Humanité dimanche, cité dans Patrick Eudeline, 1977, L’Aventure punk, Paris, Grasset, p. 9.

29 Luc Robène, Solveig Serre, 2020, « Le punk, un “mauvais genre” ? », in Anne Castaing et Fanny Lignon (dir.) Travestissements. Performances culturelles du genre, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, p. 155-174.

30 Marie Roué et Gérôme Guibert, 2016, « Punkitude et vie quotidienne dans le Paris de la fin des années 1970 », Entretien avec Marie Roué par Gérôme Guibert, Volume !, n° 13(1), p. 149, [https://doi.org/10.4000/volume.5087].

31 Sud-Ouest, 8 août 1977.

32 Michelle Perrot, 1998, Femmes, les silences de l’histoire, Paris, Flammarion.

33 Gérard Holtz, 1977, « Les punks anglais », reportage Claude Gagnaire, op. cit.

34 Kick, 2022, Mémoires d’un égaré volontaire, Bordeaux, Les Éditions Relatives, p. 74.

35 Strychnine, 1979, « La rue est à nous », Album Jeux cruels, AZ.

36 Bien des années plus tard, en 2009, lors de la reformation du groupe, le journaliste Patrick Scarzello (Sud-Ouest) relève la récurrence de cette thématique. Entretien du groupe Strychnine, Kick (Christian Lissarague), Boubou (Jean-Claude Bourchenin), Luc (Luc Robène), réalisé à Bordeaux par Patrick Scarzello, 2009.

37 Strychnine, 1981, « Amours dehors », Album Je veux, AZ.

38 Strychnine, 1979, « Ville sale », Album Jeux cruels, AZ.

39 Strychnine, 1981, « Je veux », op.cit.

40 Éric Buffard, 2023, Il n’a jamais fait aussi beau, Orthez, Éric Buffard.

41 Ibid. p. 8.

42 Ibid. p. 11.

43 Strychnine, 1981, « la leçon », album Je veux, AZ.

44 Philippe Puicouyoul, 1979, La Brune et Moi, France.

45 L’Écho des sauvages, op. cit., p. 26.

46 Retenons le commentaire du journaliste Thomas Brosset, lors du concert des Lou’s à Mont-de-marsan, troublé par ces filles qui prennent d’assaut « virilement » la scène : « Horrible ou sublime ? Chacune représentait la laideur et l’anti-féminité. Féministes ? je ne sais pas trop. Est-ce un combat qu’elles livrent ? Une chose est sûre ces filles-là ont trouvé le chemin de l’émancipation » (Sud-Ouest, 8 août 1977).

47 Luc Robène et Solveig Serre, 2018, « Le punk français rêve-t-il en rose ? », Journal of Popular Romance Studies, n° 7, [https://www.jprstudies.org/2018/10/le-punk-francais-reve-t-il-en-rose-by-luc-robene-and-solveig-serre/].

48 Bérurier Noir, 1984, « Elsa je t’aime », Album Macadam massacre, Rock Radical Records.

49 Claude Berry, 1983, Tchao Pantin, France, Renn productions.

50 Virginie Despentes, 1994, Baise-moi, Paris, Massot ; 2006, King Kong Théorie, Paris, Grasset.

51 Bérurrier Noir, 1985, « Hélène et le sang », album Concerto pour détraqués.

52 Ovidie évoquait au micro de France Inter, en 2022, comment le morceau « Hélène et le sang » l’avait aidée à surmonter son propre viol. « Ovidie raconte “Hélène et le sang” de Bérurier Noir », C’est une chanson, France Inter, 27 mai 2022, [https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/c-est-une-chanson/13h46-c-est-une-chanson-du-vendredi-27-mai-2022-7038022].

53 Luc Robène et Solveig Serre, 2022, On Stage/Backstage. Chroniques de nos recherches en terres punk, Paris, Riveneuve, p. 41.

54 Voir « Nouveaux punks », dans Luc Robène et Solveig Serre (dir.), 2019, Punk is not dead : lexique franco-punk, Paris, Nova.

55 Ezra Elia et Miriam Elia, 2018-2019, Manuel d’éducation punk, Paris, Flammarion.

56 Franck Balandier, 2017, Gasoline Tango, Bordeaux, Castor Astral.

Citer cet article

Référence électronique

Luc Robène et Solveig Serre, « Flaubert was a punk writer : une « éducation sentimentale punk » est-elle possible ? », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 69 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/703

Auteurs

Luc Robène

Luc Robène est historien, professeur à l’université de Bordeaux et membre de THALIM (UMR 7172). Ses recherches portent sur l’histoire de la culture et des pratiques culturelles en France et en Europe. Depuis 2014, il dirige avec Solveig Serre le projet de recherche PIND consacré à l’histoire de la scène punk en France depuis 1976 : [http://pind.univ-tours.fr].

Solveig Serre

Solveig Serre est historienne et musicologue, ancienne élève de l’École nationale des chartes (2001-2005), directrice de recherche au CNRS (CESR, UMR 7323). Depuis 2014, elle dirige avec Luc Robène le projet de recherche PIND consacré à l’histoire de la scène punk en France depuis 1976 : [http://pind.univ-tours.fr].