« Quoi de neuf » sentimental, réunion du 05/10/2022
Houria : – Depuis que Jérémy m’a envoyé un mail disant à peu près « Ça te dirait de rejoindre l’équipe pour le lancement du numéro de la revue PF/A sur la thématique de l’éducation sentimentale ? », le sentimental a pris de l’ampleur dans mon esprit. Au départ je me questionnais sur la portée du sentimental : qu’allions-nous explorer ? L’amour, l’amitié ? Je pensais aux sentiments vis-à-vis de l’objet de recherche qui occupent mes réflexions en tant que chercheuse. Progressivement, des émotions se sont dessinées – au sein de notre groupe de coordination, dans notre travail collectif, nos échanges, et même entre nous – autour de cette thématique. C’est comme si nous vivions une éducation sentimentale à travers nos interactions.
Christian : – Je vais faire référence à l’actualité française, à propos de l’affaire Adrien Quatennens de la France insoumise, et aux écologistes, avec l’affaire Julien Bayou. Par deux fois, des ruptures sentimentales qui se sont mal terminées pour les couples en question ont provoqué des réactions en chaîne, jusqu’au niveau politique. Pour l’un, des coups – une gifle à sa femme avec projection contre un mur –, pour l’autre, il s’agirait d’une rupture à la suite de violences psychologiques. Pour ces deux hommes politiques concernés, si les faits sont bien attestés, cela peut renvoyer à un déficit d’éducation sentimentale parce que les sentiments, amoureux entre autres, ne se terminent pas toujours bien : la relation sentimentale quand elle se désagrège peut aller jusqu’aux coups, voire jusqu’au meurtre, la chose n’est pas complètement impossible. Pour des hommes politiques qui nous représentent, il est très dommageable qu’ils n’aient pas un comportement digne sur ce plan : une vraie éducation sentimentale à la rupture pourrait peut-être éviter, ou atténuer, de tels désastres.
Jérémy : – Je suis allé aujourd’hui aux funérailles d’une collègue de travail avec des personnes qui habitent au cimetière de Manille, là où je fais ma recherche. Ils ont mis des planches sur les mausolées, ce sont leurs habitations. Pia a été enterrée dans le mausolée d’une femme que je connais, pour avoir passé beaucoup de temps à parler avec elle, et j’ai ressenti une impression étrange dans ce lieu où elle cuisine, fait son linge, et où avait lieu l’enterrement. Je ne sais trop comment dire, elle habite dans le cimetière, c’était à la fois horrible et à la fois elles étaient amies. Les gens pleuraient, la journée était triste mais je n’ai pas entendu le mot « tristesse », ce n’est jamais traduit par les mots, à aucun moment. Je ne sais pas si ça remonte à la conscience ou pas, mais c’est quelque chose qui m’a toujours frappé aux Philippines. Il est très difficile de verbaliser les sentiments, ça ne passe pas par les mots, ça passe autrement. Ensuite ce fut la messe, les prières, puis un repas ensemble. À mon retour, je me sentais moins seul, moins triste grâce à ce moment passé ensemble, pendant lequel personne n’a dit sa tristesse. Dans ces moments-là, je me sens étranger, je ne suis pas dans ma culture. Ce fut une journée spéciale côté sentiments, je ne sais comment cela opère, mais je pense que ça m’éduque.
« Quoi de neuf » sentimental, réunion du 02/11/2022
Christian : – J’ai pensé à l’éducation sentimentale par rapport à l’animal. Depuis que j’étais gamin, j’ai eu plusieurs chiens, et d’une façon ou d’une autre, sans m’en rendre forcément compte, j’ai essayé de les éduquer aux bonnes manières humaines, en quelque sorte, puisqu’il y a des choses qu’un chien ne doit pas faire pour vivre en bonne entente avec les êtres humains. Mais en même temps je me suis rendu compte qu’ils m’avaient éduqué aussi, ne serait-ce qu’en développant à leur contact ma connaissance des chiens. Ils n’avaient visiblement pas du tout l’intention de m’éduquer, mais j’étais bien obligé de prendre des travers de comportement qui leur convenaient et qui faisaient qu’on vivait à peu près en harmonie ensemble. Chaque chien avait son comportement propre, différent de l’autre, son caractère, sa façon d’exprimer ses sentiments, il me fallait m’adapter. Et cela m’apparaît quelque chose de vraiment important à rapporter à l’éducation sentimentale humaine, considérant que l’être humain est aussi un animal vivant souvent avec d’autres animaux.
Jérémy : – Je suis allé voir un spectacle de danse contemporaine philippine, racontant la recherche de Jésus par des soldats romains pour le crucifier. C’est un spectacle sur la passion du Christ, la chorégraphie montre la coopération des soldats entre eux, ils ont des relations physiques fortes, ils se portent, s’escaladent. Cela me fait penser à la guerre en Ukraine : je me dis que, même dans les scènes de guerre, et à des moments extrêmement difficiles, ce n’est pas qu’une coopération de compétences. Il faut de l’amour, quelque chose qui se passe entre les gens pour qu’ils arrivent à tenir en faisant des choses pareilles.
Lucile : – Je suis inspirée par ce que vient de partager Jérémy. Moi, c’est en rapport non pas à la guerre, mais à l’art de la danse tout court. J’ai pratiqué la danse longtemps, maintenant c’est au tour ma fille. Je trouve que l’art, quel qu’il soit, pas seulement la danse, est un moyen d’expression des sentiments. Je ressens mille choses quand j’assiste à un spectacle de musique, à un concert, du classique ou du punk, ou de la danse, une exposition impressionniste…
Cédric : – Depuis le 24 octobre on a commencé le master 2 et, pour ma part, il est assez difficile de me remettre dans le bain, de travailler tous les soirs au bureau et de lire des textes dont j’ai l’impression qu’ils ont augmenté d’un niveau en quelques mois. Pour ce « Quoi de neuf », je voudrais dire merci au groupe. Il y a une question importante par rapport à mon texte, je ne sais si je dois le publier ou non, le rendre anonyme ou non, je suis très préoccupé. J’ai posé la question, j’ai eu des échanges avec Houria, avec Jérémy notamment, avec d’autres personnes également. Après plusieurs démarches, j’ai obtenu quelques réponses, dont des emails, avec un premier entretien téléphonique, vraiment très sympathique, très agréable. J’ai l’impression d’entrer dans un travail avec le soutien de personnes qui m’aident, et ça fait du bien. Ce genre de sentiments-là, je ne les connaissais pas avant d’entrer dans le master, ils donnent envie d’y aller même si on doute beaucoup par moments. On a envie d’y aller parce qu’on se dit qu’il y a des personnes qui sont là, qui nous soutiennent, prêtes à aider si on le demande.
Houria : – Au fil de nos échanges par mail je n’ai pas pu m’empêcher de parler de mon canevas de recherche, qui occupait mes pensées, mes journées et même mes nuits. J’ai beaucoup travaillé sur ce canevas que je devais soumettre à la fin du mois pour valider ma première année de doctorat. Cette écriture, parfois pressante voire oppressante, m’a profondément interrogée sur ma relation avec ma recherche. Je me demandais : en quoi cela m’éduque-t-il ? Quels sentiments y a-t-il là-dedans ? Certainement du plaisir, c’est indéniable, mais aussi, dans ces moments où le temps semble se cloisonner, une forme de peur que je ne saurais expliquer pour l’instant. C’est pourquoi je préférais rester sur la question fondamentale : à quels sentiments la recherche nous éduque-t-elle ? Cela concerne non seulement l’objet de notre étude, mais aussi les relations que nous entretenons avec les acteurs impliqués dans la recherche : la direction de recherche, les interlocuteurs, les amis, les collègues doctorants, voire d’anciens professeurs. Grandit-on par l’éducation à la recherche, et comment ? Cette prise de conscience est essentielle. Cédric, on me l’a souvent dit, prends vraiment le temps lorsque tu te plonges dans ce type de réflexion. Cette prise de conscience nous rendra meilleurs chercheurs, non pas en termes de productivité, mais plutôt en développant notre réflexivité sur nous-mêmes, notre rapport à soi. Le temps et le recul jouent un rôle crucial dans ce processus.
« Quoi de neuf » sentimental, réunion du 15/11/2022
Christian : – J’ai envie de parler de la « solastalgie », cette éco-anxiété par rapport au changement de nos environnements, qui fait ressortir nombre de sentiments liés au passé : un paysage, une atmosphère particulière, qui risquent d’être à jamais perdus parce que le climat change, parce que l’urbanisme fiche tout en l’air, d’autres choses aussi. La solastalgie incorpore une part de nostalgie, tout en étant aussi une projection sur demain, un avenir dans lequel l’ancien environnement n’existera plus. Par exemple, pensons à ces littoraux qui vont être submergés, les plages de notre enfance qui se retrouveront sous l’eau à cause du changement climatique, ces quartiers où nous jouions enfant, détruits par une urbanisation folle. Et s’il existe aujourd’hui une éducation, de l’écoformation travaillant avec les élèves sur l’environnement en général, je n’ai encore rien vu passer – mais ça existe peut-être – sur l’éducation envers ce sentiment d’inquiétude et d’impuissance lié à au changement de l’environnement, qui va s’aggravant et s’aggravera encore à l’avenir, sauf modification radicale des activités humaines. Il y a véritablement là un champ pour l’éducation aux prises avec ce sentiment particulier.
Cédric : – Je vais parler du sentiment du parent qui veille et surveille son enfant qui a 40° de fièvre, deux jours ou deux nuits durant. Ce sont de mauvais souvenirs mais, en même temps, quelque chose se passe. Mon fils va avoir neuf ans, et en 2014, il a eu à peu près la même chose : il avait à peine un an, trois jours de fièvre très haute, on a eu très peur, on l’a emmené à l’hôpital, et tout s’est bien passé. Il y avait ce sentiment d’angoisse d’être là et de ne pas savoir quoi faire pour le petit bonhomme qu’on avait dans les bras. Et la même chose s’est reproduite dimanche soir. On va jouer au foot, et il me dit « Papa je me sens pas bien ». Nous rentrons et il fait rapidement de la fièvre, une fièvre assez haute. C’est un sentiment d’impuissance incroyable, on peut juste être là, à se demander ce qui se passe. Puis le médecin rassure avec un diagnostic disant ce n’est pas trop grave, c’est une infection virale, et on est soulagé. Mais les deux nuits que je viens de passer ont vraiment été : « Je ne sais pas quoi faire. » Un sentiment assez étonnant, bizarre, étrange.
Houria : – Je voudrais parler d’une question qui me préoccupe depuis un certain temps en raison d’événements récurrents survenus au cours de sport pratiqué par mes enfants, le basketball. En tant que parents, nous avons observé des situations au cours des deux ou trois dernières années. Comment, en tant que parent, éduque-t-on un enfant au sentiment d’injustice dans le domaine sportif, ou dans le cadre d’un sport de loisir ? En tant que parents, nous voyons des choses qui dérangent, et on espère que les enfants ne les voient pas : à titre d’exemple, les mêmes enfants toujours sélectionnés pour les matchs, ou qui bénéficient davantage d’attention aux entraînements. Mes enfants grandissent, et maintenant ils s’en rendent compte, surtout cette année, et ils finissent par dire : « C’est pas juste ! » La question se pose de savoir finalement comment ce milieu-là éduque, un milieu normalement constitué d’échanges collectifs, d’équité, de fair play, etc. Comment ce milieu-là explique-t-il les choses aux enfants ? Je n’avais pas envie de nourrir davantage la colère de mes enfants, alors pour le moment je cherche à leur apprendre à avoir confiance en eux, à croire en leur propre valeur, et à se sentir à l’aise avec les autres, même lorsque les choses ne semblent pas équitables. Et quand, après une séance, ils ne se sentent pas bien, je les aide à trouver des biais pour se sentir mieux. C’est un questionnement que j’ai eu ces derniers temps et que je souhaitais partager.
Jérémy : – Je n’ai pas réussi aujourd’hui à trouver comment les sentiments m’éduquent, parce que j’ai beaucoup travaillé, et je suis malade. Je n’étais pas en condition physique, ni mentale de vivre l’expérience corporelle aujourd’hui, je parle de pouvoir assumer la journée avec mon corps ou ma chair. J’étais comme en retrait corporel à cause de la fièvre. Donc peut-être que pour expliquer sentimentalement il faut déjà être physiquement au point, et pas trop la tête pleine. Est-ce que la condition physique empêche de s’éduquer sentimentalement ? Je parle du surmenage ou de la fatigue ou de la maladie avec des symptômes comme la fièvre, etc. D’un côté, la fatigue, avec du recul, permet de mieux se connaître et de ne pas retomber dans des torts et des travers, surtout au travail. J’avais lu un article dans Philosophie Magazine, qui montrait des personnes qui avaient écrit des lettres d’amour à leur travail. Une commençait, je me souviens, par « Mon cher travail, je t’aime autant que je te déteste ». On sait aujourd’hui hui que la fatigue chronique au travail est aussi liée à la passion et à tous les sentiments, l’affect qu’on met au travail, on le voit avec les études sur le burn-out. Mais en ayant eu de la fièvre et une grande fatigue, je me suis demandé si, pour s’éduquer sentimentalement, il ne fallait quand même pas être en bonne santé.
« Quoi de neuf » sentimental, réunion du 08/03/2023
Cédric : – Je vous ai envoyé un mail il y a peu, je ne sais si vous l’avez lu. J’ai découvert par hasard sur France Culture un bouquin d’Hervé Mazurel, sorti en 2022, Histoire des sensibilités, qu’il a écrit avec son ancien directeur de recherche Alain Corbin. C’est l’histoire des sensibilités à travers l’histoire, je n’en suis qu’au début, à la page 24, mais c’est très intéressant. Hervé Mazurel est historien, et la thématique a « fait tilt » avec nos échanges. Je voulais déjà partager par mail hier soir, après avoir relu le mail de Jérémy à propos de la rubrique « Choses lues, entendues ou vues » de PF/A. Je me suis dit que ça pourrait avoir une place dans notre réunion d’aujourd’hui pour le numéro sur le sentimental.
Christian : – Je viens de lire un livre qui m’a ramené à mon ancien métier, Mécano, écrit par Mattia Filice, conducteur de train à la gare Saint-Lazare. Quel rapport avec l’éducation sentimentale ? Dans le livre, l’auteur confie son sentiment de crainte vis-à-vis d’une locomotive électrique particulière, qui a la réputation de porter la poisse aux conducteurs. Quand on la conduit, il y a souvent des problèmes imprévus, elle tombe en panne, provoque d’autres ennuis, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Elle est donc redoutée des conducteurs, qui n’aiment pas se la voir attribuée, presque une sorte de superstition. Cela m’a fait penser à d’autres situations où, au contraire, il y avait un fort attachement affectif aux locomotives, aux machines. Chez Zola, dans La Bête humaine, le conducteur est très attaché à Louison, sa locomotive au nom féminin. On pourrait se dire qu’on pourrait réfléchir au sentimental que l’on tisse non seulement avec l’humain, l’animal, mais aussi avec la machine métallique.
Houria : – Je viens de penser que, pendant les vacances, j’ai emmené mes enfants voir un petit film d’animation intitulé Dounia et la princesse d’Alep. C’est l’histoire d’une enfant qui doit fuir la Syrie en raison des conflits. Elle entreprend ce périple d’exil aux côtés de son grand-père et de sa grand-mère. Avant même les tragédies liées à la guerre, Dounia avait déjà dû faire face à la perte de sa mère décédée d’une maladie et à l’absence de son père arrêté et emprisonné. Le film nous montre comment Dounia est éduquée à travers les expériences qu’elle vit et les épreuves qu’elle traverse en exil. Elle traverse le deuil, la guerre, la peur, mais accompagnée des petites histoires qu’auparavant sa mère lui racontait, et que ses grands-parents continuent de lui narrer alors qu’ils traversent différents pays. Ces histoires sont nourries par le pouvoir de petites graines de « baraké » que Dounia a reçues avant de quitter la Syrie. Ce film d’animation à hauteur d’enfant, et raconté par la voix d’une enfant, traduit et transporte les sentiments éprouvés dans les conflits. Mes enfants ont vraiment apprécié ce film.
Valérie : – En ce moment j’écris ma thèse. Je travaille à un chapitre sur le jeu, et j’ai trouvé un auteur qui m’a touché : Johan Huizinga, dont le livre, Homo ludens, m’a fait beaucoup réfléchir aux éléments naturels présents dans la nature. Lorsqu’un adulte tend un jouet à un enfant, il tend en réalité un morceau de culture, tandis que, sans l’adulte, l’enfant va découvrir des jouets issus de la nature même. Il se fait sa propre culture du jeu, avec une confrontation entre les deux cultures, et il y a du sentiment dans ces découvertes du jeu, avec des jouets issus de la nature ou des jouets fabriqués par les adultes. Je m’y suis donc intéressée et je voulais en parler, car la culture se travaille au niveau du jeu dès la petite enfance : une confrontation a lieu entre les adultes, qui vont imposer leur culture du jeu, et l’enfant, qui se dit « Pourquoi me proposes-tu cela ? Regarde plutôt ce à quoi je joue, moi ». Je suis confrontée à cela sur le terrain où je travaille en tant qu’éducatrice : des enfants me déposent des petits cailloux, ou de l’herbe, dans le creux de la main, ce qui me remet en question. On propose des jouets à un enfant, alors qu’il est émerveillé par un petit caillou, il m’en montre les différentes couleurs, etc., et finalement c’est avec ce petit caillou qu’il va jouer. C’est une confrontation entre deux cultures, l’enfant attrape des éléments de la nature, il y a accès, il les prend. Ce qui permet aux adultes de se remettre en question par rapport aux jouets qu’ils proposent. Il y a beaucoup de jouets, l’adulte pense que c’est grâce à eux que l’enfant va se développer. Ce n’est pas vrai, sur le terrain on s’en rend compte, et je pense qu’en fait c’est presque l’enfant qui fait évoluer la culture.
Lucile : – Comme Valérie parle du jeu, je vais raconter ce qui m’est arrivé hier soir. J’étais invitée par de nouveaux collègues à une soirée jeux de société et j’ai trouvé ça formidable parce que je les connais très peu. Je suis suppléante dans l’enseignement, et j’ai trouvé justement qu’on se mettait « à hauteur d’enfant », comme disait Houria, parce que ça a été une soirée sans jugements, et des parties de rigolade à n’en plus finir. C’était vraiment bien et je trouvais ce concept très pertinent : la soirée me donnait vraiment l’impression que, justement, nous avions tous envie de nous rapprocher de cet état d’enfance, avec l’acceptation de se mettre, par le jeu, dans des situations pouvant paraître un peu ridicules.
Jérémy : – Ma belle-mère m’a demandé de faire des démarches pour un visa pour les États-Unis, elle est philippine mais l’ambassade des États-Unis a refusé, estimant que sa situation n’était pas suffisamment stable. Ce qui m’a fait réfléchir au fait que parfois la relation entre deux personnes est évaluée. En France quand j’étais travailleur social avec la CAF, pour certaines prestations sociales il y avait une évaluation pour déterminer si la relation était réelle ou non, et c’est la même chose ici avec les demandes de visa, si on est binational il faut prouver qu’on est un vrai couple. Nous venons de faire les démarches avec mon compagnon, et on a remarqué le poids de la conception monogame du couple. De plus, ça repose sur une conception hétérocentrée du couple : pour deux hommes ou deux femmes vivant ensemble, il faut apporter des preuves telles qu’un compte courant ou un bail aux deux noms et, dans certains pays, ce n’est tout simplement pas possible. Du coup, on réalise que la conception du couple, du « vrai » couple, repose sur un modèle majoritaire dans la société, qui contraint à prouver qu’on est des vrais couples et qu’on s’aime. Mais comment évaluer cela avec un bail ou un compte courant ? Pour évaluer l’amour, il ne suffit pas de donner un relevé de banque ni de montrer qu’on a un emploi stable. Je ne sais pas trop si c’est lié plus à une injustice ou à l’éducation, mais ça pousse certaines personnes à établir des stratégies. Pour notre cas, nous avons rassemblé un peu d’argent pris un peu partout, pour le mettre sur un compte, tout le monde le fait de toute façon, mais c’est ridicule, et c’est apparemment ce qui prouve à l’administration que le sentiment est réel dans notre couple. C’est une violence institutionnelle pour les couples binationaux, tout simplement.
« Quoi de neuf » sentimental, réunion du 10/05/2023
Jérémy : – Je peux vous parler d’un article que je viens de soumettre à une revue. C’est mon premier article en anglais, donc j’étais content et j’ai eu des retours d’expertise. Il y a toujours des retours qui sont constructifs et d’autres qui le sont moins, mais parfois écrits d’une manière désagréable, comme si c’était fait exprès, et je me suis senti touché par ça. Ça m’était déjà arrivé, mais, renforcé par l’insécurité d’une langue étrangère, il y a le fait, je vais le dire un peu grossièrement, de s’en prendre « plein la gueule », tout simplement. L’ego est touché, j’étais contrarié, avec des réactions insensées. J’étais si agacé que j’avais envie d’envoyer un mail d’insultes, en réaction. Je me suis senti comme piétiné et je me demande si humilier des auteurs est volontaire, personnellement je le vois comme de l’humiliation. Je ne sais pas si c’est vraiment volontaire ou non, mais je sais qu’ici, entre nous, on essaie de faire attention à ces choses-là, c’est vraiment bien, car je ne suis pas sûr que faire de pareils retours humiliants permette d’aider et d’éduquer les débutants. Surtout pour nous qui travaillons sur l’éducation sentimentale, cela peut pousser des individus en dehors de leurs limites. Quand on va trop loin, je pense que ça n’éduque pas. Quelqu’un te donnant un cours magistral par mail, c’est juste insupportable. Il ne faut pas trop pousser à certains moments, c’est difficile et je réalise qu’en définitive ces affaires d’écriture et d’ego passent par la reconnaissance : et je ne suis pas senti reconnu. Je ne sais pas si cela m’a éduqué, j’ai été plutôt dégouté, avec l’envie de laisser tomber, ce n’est pas très positif. J’ai fait les corrections demandées, pas toutes parce que je n’étais pas d’accord avec certaines, mais ils en ont remis une couche une deuxième fois, et j’ai trouvé que c’était agaçant. Je ne sais pas si je suis dans de l’éducation sentimentale...
Valérie : – Cela m’est déjà arrivé. J’ai proposé des articles à des revues, par conséquent il y a des retours, ils demandent d’ajuster. Après, ça dépend sur qui on tombe, des personnes pensent que c’est une manière de pousser à aller plus loin. Mais parfois, pour l’auteur évalué, il y a blocage, l’effet inverse, ça dépend des individus. Moi, je ne sais trop quoi vous dire... On m’a aussi proposé de rédiger un article, pour le mois de juin, dans une autre revue, parce que je connais plusieurs personnes qui travaillent sur le plein air, au niveau des écoles. L’une d’entre elles, que je connais depuis l’an dernier, m’a demandé d’intervenir pour la petite enfance. Docteure en sciences de l’éducation, elle était institutrice, et à plusieurs ils ont monté un réseau plein air avec des écoles. J’étais intervenue dans un colloque l’année dernière, et à la suite il a été demandé qu’on rédige des articles pour un manuscrit collectif. Je verrai bien s’il m’arrive la même chose qu’à Jérémy... À partir du moment où l’on fournit un article, forcément il y a des choses à dire. On verra bien, à un moment donné, qui ne tente rien n’a rien et, s’il faut réajuster, je réajusterai. De toute façon, il faut toujours se réajuster et, s’il y a édition ensuite, généralement l’éditeur fait des demandes d’ajustements, il y a des règles à suivre, on est bien obligé d’aller dans le sens de l’éditeur.
Christian : – Mon « Quoi de neuf », c’est ELIZA, un fait divers récent. Un Belge s’est suicidé après avoir longtemps échangé avec un robot conversationnel, une intelligence artificielle nommée ELIZA. Cet homme, marié, père de famille, diplômé, souffrait d’éco-anxiété. Il confiait son anxiété non pas à sa femme ou ses enfants, mais de plus en plus à ELIZA qui lui répondait toujours en allant dans son sens, jusqu’au moment où, lui confiant son désir de suicide, ELIZA, toujours programmée pour ne pas le contredire, lui répond « nous vivrons comme une seule personne, au paradis ». Et lui, avec son attachement à cette ELIZA artificielle, attachement peut-être pas libidinal mais au moins assez proche du sentimental, passe à l’acte et se tue. Si tout cela est réel, ce qui semble bien être le cas, on serait en plein dans une forme de méséducation sentimentale d’un nouveau genre. Après tout, s’attacher sentimentalement à un robot, à une intelligence artificielle, on peut imaginer la chose, on s’attache à bien d’autres objets. Mais comment se fait-il que des sécurités ne soient mises en place du côté des constructeurs, pour éviter de tels inconvénients plutôt gênants ? Il peut y avoir du sentiment vis-à-vis d’une intelligence artificielle qui converse avec nous, qui épouse nos idées, nos pulsions, sans les contredire, une relation quasiment sentimentale. Pygmalion, le sculpteur de la Grèce antique, tombe amoureux non pas d’une machine, mais de la statue qu’il vient de sculpter, au point de dormir avec elle. La relation sentimentale à l’inerte, au marbre, à l’informatique maintenant, est un mythe de l’humanité.
Valérie : – Il existe, de plus en plus, ces systèmes-là, pour discuter, pour dialoguer avec des robots soi-disant intelligents. Et aussi, des robots ressemblant à des êtres humains : c’est même grandement inquiétant, parce que de plus en plus ressemblant. Beaucoup de questions se posent.
Houria : – Je n’avais rien à partager aujourd’hui. En revanche, peut-être juste ajouter quelques mots à ceux de Jérémy sur le sentiment éprouvé par les auteurs et les autrices après une expertise. Il est vrai que ça questionne le tact pédagogique, tout simplement. Parfois, on a l’impression que – même s’il y a une visée scientifique, peut-être une recherche, peut-être juste un texte qui vise une réflexion – tout ce que l’auteur, l’autrice, a éprouvé lors de l’écriture, tout ce qu’il·elle a mobilisé, est balayé par des remarques assez dures, déposées comme ça. On a beau s’y préparer – parce que c’est le jeu de l’expertise, parce qu’on l’a déjà vécu –, peut-on s’y habituer vraiment, même avec de l’expérience ? Peut-on s’éduquer au sentiment de rejet, au sentiment de mépris qu’on peut ressentir à la lecture de retours d’expertise ?
Jérémy : – Vaut mieux pas t’habituer.
Christian : – Ça interroge le rôle de l’expert. Une fois qu’on connaît un peu le milieu de la recherche en sciences de l’éducation, en dépit de l’anonymat affiché, on arrive assez souvent à savoir plus ou moins qui est qui, qui a écrit, qui a expertisé. Pour l’expert, un premier niveau consiste à estimer la recevabilité scientifique, si le terme vaut en sciences humaines, j’ai toujours des interrogations là-dessus. Et son expertise va être lue, à la fois par l’auteur et par les coordinateurs des numéros. Il y a une responsabilité, je n’ose pas dire sentimentale, mais des sentiments vont entrer en jeu, dont celui de l’auteur qui va pouvoir se sentir blessé par des formules trop abruptes, voire quelque peu perverses, ça peut se trouver dans n’importe quelle revue – y compris PF/A pourquoi pas ? Il peut y avoir une perversité qui s’ignore, ou qui en joue éventuellement de façon délibérée, y compris de façon feutrée, à côté de la stricte « scientificité » : tout est possible. Généralement on ne parle pas trop de ces choses-là, pourtant, comme on sera expert tôt ou tard nous-mêmes, il faut y faire attention : il y a la façon de le faire. Même si l’expertise fait partie du jeu de la réflexion collective de recherche, ça peut aller plus loin parfois, engager d’autres niveaux des individus et du collectif. On parle beaucoup de déconstruction aujourd’hui, il ne faut pas qu’une expertise, rigoureuse sur le fond, soit une déconstruction de désirs, d’investissements, sans dire comment on reconstruit ensuite. De ce point de vue, qui expertisera les experts ?