De l’éducation « à » l’image vers l’éducation « aux » images

Une impossible transition depuis une fabrique de l’éducation populaire ?

  • Transition from an education to image to an education to images. Ethnography from a popular education factory

Abstracts

Les formats dominants de l’éducation à l’image, centrés sur la promotion du cinéma d’auteur·e et de patrimoine depuis le rituel de la salle, sont de plus en plus contestés par l’expansion du numérique. Les modes d’accès, de production et de diffusion des images sont désormais massivement démocratisés et conduisent les professionnel·les de l’éducation à l’image à se repositionner dans ce nouveau contexte. Cet article documente la difficile remise en cause des formes et enjeux traditionnels de l’éducation à l’image où le seul cinéma art et essai serait capable d’éduquer « à » l’image en général. Sous la forme d’une ethnographie de l’ordinaire au sein de la Ligue de l’enseignement, association pionnière de l’éducation à l’image, il s’agit d’étudier l’apparition soudaine de l’éducation « aux » images en tant que réinterrogation de ce socle normatif. Le changement de préposition du singulier au pluriel sous-tend de nombreux décloisonnements (cinéma et numérique, arts et médias, éducation artistique et culturelle et éducation aux médias et à l’information) qui bousculent les pratiques professionnelles. Entre résistances et opportunités éducatives, c’est un nouveau répertoire d’actions en train de se faire qui se dessine pour répondre à l’iconicité généralisée du monde.

The dominant formats of education to image, focus on the promotion of auteur and heritage cinema from the ritual of the cinema theatre, are increasingly being challenged by the expansion of digital technology. The ways in which images are accessed, produced and distributed are now massively democratised, leading image education professionals to reposition themselves in this new context. This article documents the difficulty of questioning the traditional forms and issues of education to image, in which art cinema alone would be capable of educating people to all images. In the form of an ethnography of the ordinary within the “Ligue de l’enseignement”, a pioneering association for education to image, the aim is to study the sudden appearance of education to images as a re-interrogation of this normative base. The change from singular to plural underpins a number of decompartmentalisations (cinema and digital, arts and media, artistic and cultural education and media and information literacy) that are shaking up professional practices. Between resistance and educational opportunities, a new repertoire of actions is emerging in response to the widespread iconicity of the world.

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Introduction

En France, le terme d’« éducation à l’image » est relatif à l’institutionnalisation de pratiques militantes pour l’accès de toutes et tous au cinéma, au départ comme moyen d’enseignement puis progressivement objet d’enseignement. À partir des années 1980, apparaît le terme d’« éducation à l’image1 » et se développent ses différents dispositifs, scolaires2 et hors scolaires3, où la démocratisation du cinéma et de ses œuvres est principalement visée. Cette conception du cinéma comme art, selon une approche majoritairement diffusionniste de celui-ci, forge la définition dominante de l’éducation à l’image à la française. Le régime technoculturel et son « individualisme expressif4 » forcent une nouvelle « écologie culturelle5 » qui, au-delà d’une convergence des médiums traditionnels, suppose une reconnaissance inédite des usages numériques juvéniles, historiquement ignorés et disqualifiés. Une partie des professionnel·les de l’éducation à l’image cherche ainsi à changer de posture. Ils appréhendent les dispositifs historiques de l’éducation à l’image comme des modes de transmissions verticaux et doutent de plus en plus de leurs capacités à favoriser la diversité culturelle initialement défendue. L’article s’intéresse aux freins et leviers qu’ils et elles peuvent rencontrer dans la construction d’observatoires partagés sur les nouvelles formes, fonctions et finalités des images auxquelles les jeunes participent désormais. La construction de cinéphilies et sériphilies6 de plus en plus autonomes dans l’espace de la chambre7, favorisées par les terminaux numériques, refondent en partie la sociologie des pratiques culturelles et artistiques des adolescents8. Ces pratiques ont inspiré de nombreuses enquêtes transversales9 à l’ère du numérique10. Celles-ci constatent de nombreuses mutations dans les cultures audiovisuelles de la jeunesse, notamment une recomposition des limites « entre privé et public, pratiques solitaires et pratiques collectives : jouer en réseau, avec des ami-e-s ou des inconnu-e-s, sans bouger de chez soi et en étant seul-e dans la pièce11 ». De l’enfance à la grande adolescence, les jeunes ont des appétences particulières pour les technologies audiovisuelles, notamment parce que l’image facilite l’expressivité et des formes de sociabilités12. Ainsi, résume Christine Détrez : « les jeunes sont toujours plus technophiles et s’emparent, avant les autres, des nouveautés technologiques, qu’il s’agisse du lecteur hi-fi ou du magnétoscope dans les années 1980, de l’ordinateur dans les années 1990 et du portable dans les années 200013. »

C’est à partir de ce contexte qu’il s’agit d’examiner le passage terminologique de l’éducation « à » l’image vers l’éducation « aux » images comme potentielle réponse à ces mutations techno-culturelles. C’est au cours des années 2010, dans plusieurs revues et articles spécialisés14 à destination de la communauté éducative, que ce changement de préposition apparaît. Ce soudain passage du singulier au pluriel n’est pas neutre et se doit d’être défini. Alors que l’éducation à l’image sous-tend la supériorité théorique du cinéma d’auteur·e et de patrimoine face aux autres images, l’éducation « aux » images bouscule-t-elle ce principe fondateur ? Participe-t-elle à de nouvelles considérations visuelles et audiovisuelles, jusqu’à redistribuer le cercle de légitimé des images dans la sphère éducative ? Au-delà d’un potentiel changement de perspective sur les images, l’éducation « aux » images se fait-elle vecteur à de nouveaux objectifs et de nouvelles postures éducatives face à la jeunesse et à ses cultures ? Se situe-t-elle en continuité, ou au contraire en rupture, des formes institutionnalisées de l’éducation à l’image ?

C’est au sein d’une de ses plus anciennes fabriques que les mutations de l’éducation « à » l’image sont ici questionnées. L’article examine les conditions et effets de cette transition à la Ligue de l’enseignement. Il s’intéresse ainsi à des professionnel·les historiques : les fédérations départementales15 de la Ligue et ses vingt-deux circuits de cinéma (fixes et itinérants) en charge des projets et dispositifs d’éducation à l’image. L’incursion dans leurs pratiques a priori en transition, s’effectue au moyen d’un contrat Cifre conduit de 2018 à 2021 au sein du centre confédéral de la Ligue de l’enseignement. Ce « poste d’observation16 » panoramique permet une ethnographie de l’ordinaire17 qui soulève les réflexions, actes de résistances ou espoirs des professionnel·les face à la réinterrogation de leur socle éducatif ordinaire. L’ethnographie quotidienne des bureaux, réunions, partenariats et échanges informels au sein du centre confédéral documente précisément ce que l’éducation « aux » images produit comme malentendus, peurs et opportunités. À partir de ce recueil in situ de données, l’article défriche une définition en train de se faire de ce paradigme éducatif naissant.

I. La remise en cause d’un écosystème cloisonné et concurrentiel : les éducations à l’image

En septembre 2019, le secrétariat général du centre confédéral de la Ligue de l’enseignement décide de renommer le « Groupe National Cinéma » (GNC) en « Groupe National Cinéma & Éducation Aux Images » (GNCEAI). Cette impulsion politique soulève de nombreuses questions pour les membres historiques du GNC, regroupant les principales associations et circuits de cinéma du réseau de la Ligue de l’enseignement. L’ancrage du groupe, marqué par la diffusion commerciale et non-commerciale du cinéma et de son initiation théorique et pratique, apparaît bouleversé. Cette focalisation sur le cinéma et sa dimension artistique, excluant les autres images et rapports aux images, est directement réinterrogée. L’acte symbolique de renommer le groupe vise deux objectifs : d’abord enjoindre les circuits de diffusion cinématographique à ne pas abandonner leurs activités pédagogiques, ensuite inclure d’autres éducations à l’image, non essentiellement autocentrées sur le cinéma. C’est cette seconde dimension que l’article examine particulièrement.

En tant que salariée-doctorante18 de l’association, je suis mobilisée au premier plan sur cette question. J’effectue sur six mois un panorama des activités d’éducation à l’image dans le réseau Ligue. Je consulte 97 sites internet des fédérations départementales, je lis 35 rapports d’activité (de l’année 2018), je passe 82 appels téléphoniques, je rédige tout autant ou plus de mails et je participe à 26 réunions en fédérations départementales (réunions d’équipe et individuelles). Il s’agit de faire émerger un état des lieux des différentes activités qualifiées d’« éducation à l’image » dans le réseau Ligue, mais sous une définition qui s’étend à toute image fixe ou mouvante, analogique ou non au réel. Cette perspective conduit bien au-delà des frontières du Groupe National Cinéma (GNC). Ce représentant officiel de l’éducation à l’image à la Ligue peine en effet à reconnaître d’autres initiatives, non directement cinématographiques. C’est pourtant 62 autres salarié·es, éclaté·es dans les 102 fédérations de la Ligue de l’enseignement qui ont exercé une ou plusieurs activités d’éducation à l’image sur l’année scolaire 2018/2019. Plus des deux tiers de ces salarié·es sont « chargé·es de mission éducation au numérique » dans leur fédération. Le tiers restant est en charge de projets éducatifs et citoyens (non directement rattachés au numérique) inhérents au secteur « éducation » et/ou « citoyenneté » de leur fédération.

Ils et elles peuvent cohabiter, par affiliation ou directement au sein d’une fédération, avec les professionnel·les du cinéma, sans nécessairement se connaître ou recouper leurs missions et projets. Ainsi, la répartition des champs et secteurs de l’activité éducative à la Ligue sert de vecteur à la distribution des différentes éducations à l’image, plus ou moins opaques entre elles. Même dans le cas de figure où c’est un·e même professionnel·le qui gère plusieurs éducations à l’image, il ou elle se préoccupe majoritairement de conserver les logiques de cloisonnement en vigueur. La gestion ordinaire des éducations à l’image dans le réseau s’organise donc par accumulation et non par articulation les unes par rapport aux autres. Cette donnée dresse les règles dominantes du paysage des éducations à l’image à la Ligue.

Jusqu’au niveau national, au sein de son centre confédéral, la Ligue rejoue cette organisation en silo. Les chargé·es de mission ou responsables « culture », « éducation » ou encore « numérique », garant·es des différentes éducations à l’image présentes sur les territoires, évoluent dans une certaine ignorance, voire entretiennent entre eux des frontières jugées indépassables. Il existe une séparation stricte entre les champs et les secteurs où rien n’est moins évident que d’hybrider ou de co-construire des projets ensemble. Cette répartition normative conduit à une pluralité d’éducations à l’image. Les secteurs du numérique et de l’éducation revendiquent majoritairement une approche dite « par le fond ». L’image est ainsi saisie en tant que support d’expression et de réflexion pour débattre d’une thématique de société. Cette approche appelle deux cas de figure principaux. Les images et les sons sont présents dans des projets de lutte contre les discriminations, la sensibilisation à l’égalité homme/femme, aux minorités LGBTQIA +, aux fakes news, aux phénomènes de harcèlement, etc. Ces activités pavent le quotidien du réseau où l’image est d’abord utilisée « pour ce qu’elle montre pas pour ce qu’elle est ». Dans le second cas, les professionnel·les font de l’image un objet central mais depuis une approche explicitement critique qui entend percer son potentiel manipulateur, déjouer son « effet de réel19 ». C’est globalement une approche civique20 qui est défendue. Du côté du secteur « culture », on dénonce dans ces approches une « instrumentalisation » ou une « réduction » de l’image qui la viderait entièrement ou partiellement de sa dimension esthétique et artistique. C’est à cet endroit que l’on retrouve la conception dominante et institutionnelle de l’éducation à l’image. Il s’y cultive une approche de l’image focalisée sur le cinéma d’auteur·e et de patrimoine, où l’analyse discursive et esthétique est mobilisée dans la découverte d’un petit corpus d’œuvres. Le secteur s’autoproclame comme garant d’une « défense de l’art », à la différence des autres éducations à l’image qui peuvent « mettre en danger » cette finalité à force de « s’approprier les images », pour parler « de tout sauf de ça »21. Un risque constant que les professionnel·les apprennent à jauger pour mieux l’éviter. Ce climat de méfiance ne facilite en rien des passerelles entre les différentes « éducations à l’image » (sous une perspective critique, civique et artistique) qui s’évitent plus qu’elles ne collaborent. Au contraire, l’incorporation de ses frontières constitue les repères fondamentaux de l’activité ordinaire. Dans ce contexte, l’image au sens large, sous toutes ces formes et fonctions, n’est jamais saisie comme potentiel objet de convergence.

La fin de l’éducation à l’image ou du cinéma comme hégémonie ?

Ce rapide panorama permet d’introduire les enjeux du passage du Groupe National Cinéma (GNC) au Groupe National Cinéma et Éducation Aux Images (GNCEAI) et d’interroger frontalement les effets d’une éducation non plus « à » mais « aux » images. Constitué à la fois des membres historiques du GNC et des 62 salarié·es nouvellement identifié·es comme contribuant à d’autres éducations à l’image, au-delà du prisme cinématographique, le GNCEAI vise à rassembler de manière inédite ces différents versants. Or, les premières réunions du GNCEAI mettent en évidence combien ce rapprochement ne va pas de soi.

Pour les membres historiques du GNC, l’élargissement du groupe se risque à l’ébranlement d’une conviction durement gagnée : l’hégémonie de la diffusion cinématographique de l’art pour éduquer à l’image en général. Plusieurs s’estiment « en danger » face à ce qui est compris comme l’« explosion » du groupe cinéma au profit « de tout autre chose ». Des peurs sont exprimées sur le fait que la Ligue veuille « en finir avec le cinéma art et essai » ou que la projection en salle de films d’auteur·es « ne se suffi[se] plus à elle-même ». Plusieurs membres historiques au GNC estiment ne « pas comprendre » ce que peut bien à avoir à faire le cinéma avec des pratiques citoyennes et/ou numériques, qui mobilisent d’autres images, sous des approches éloignées de la dimension artistique qu’ils défendent en priorité. Malgré la persistance d’un syntagme22 bien connu dans la formulation du Groupe National Cinéma et Éducation Aux Images, qui contribue à préserver symboliquement une supériorité théorique du cinéma, l’inquiétude règne du côté des exploitant·es et associations spécialisées sur ce sujet. Le tout premier rassemblement du GNCEAI, les 24 et 25 septembre 2019 à Paris, met donc en avant des réflexes ancrés, notamment celui de « défendre » la dimension artistique contre d’autres dimensions, réaffirmant un souhait d’indépendance qui peut flirter jusqu’à une autosuffisance plus ou moins revendiquée. La place hégémonique du cinéma et son maintien à l’écart des autres images apparaît spontanément comme une configuration éducative et culturelle « à sauver » plutôt qu’à remettre en cause. La constitution du GNCEAI bouscule ainsi l’identité profonde de l’éducation à l’image, dans sa veine institutionnelle dominante que la Ligue a assimilée désormais. C’est ce dont témoigne cette intervention de la part du responsable national des arts et de la culture à la Ligue :

Ce qu’on défend avant tout, c’est la qualité artistique des œuvres… c’est ça notre vision, mais je sais pas, est-ce que ça doit changer ? ! Notre vertu première, c’est la qualité artistique ! Mais alors si on commence à dire qu’ici [au GNCEAI] on s’intéresse à toutes les images, on ne peut plus dire que c’est la qualité artistique qui reste le premier critère de sélection pour nous. C’est-à-dire qu’on n’est plus dans l’éducation artistique et culturelle on est dans autre chose… Là ça voudrait dire que c’est la restructuration de tout notre réseau qui est à revoir (inquiet).

Un mouvement potentiel de décloisonnement entre le cinéma et « toutes les [autres] images » crée donc une véritable onde de choc. L’idée qu’il puisse être à « égalité théorique23 » avec d’autres formes cinématographiques, ou plus largement avec d’autres médiums, inquiète ouvertement les professionnel·les du GNC. Ils et elles sont rattaché·es au cadre politique et institutionnel de l’éducation artistique et culturelle (EAC)24 dans lequel la Ligue ne cesse de « jouer des coudes » pour (re)trouver et justifier sa place. Les praticien·nes, historiquement en charge du cinéma et de l’éducation à l’image par ce biais, estiment régulièrement devoir « se battre » pour formaliser et maintenir des partenariats avec l’Éducation nationale, des conventionnements avec les collectivités et la DRAC. Ces dernier·es se tournent plus aisément vers les pôles régionaux d’éducation à l’image du CNC et autres associations issues de l’action culturelle que de l’éducation populaire. Le réseau cinéma de la Ligue, pour contrer ce stigmate, s’organise pour faire valoir elle aussi des savoir-faire et compétences assimilés à l’EAC, afin d’exister dans une lutte constante de reconnaissance. Le cinéma art et essai est dans cette perspective revendiqué comme « cœur de métier » et « spécialité » pour mieux justifier d’activités d’éducation à l’image cohérentes avec les attendus de l’éducation artistique et culturelle, et plus largement les politiques de démocratisation de la culture.

Les professionnel·les du cinéma à la Ligue assurent ainsi une certaine sacralisation de l’autorité institutionnelle du savoir et de la culture légitime en prenant en charge l’élargissement de son public25. Si le cadre de l’EAC continue de légitimer institutionnellement leurs actions, il contribue également à immobiliser des logiques de décloisonnement ou de réflexivité sur l’ontologie, les fonctions et les porosités de la dimension « artistique » initialement promue. Le champ politique et institutionnel de l’EAC conditionne ainsi largement les possibilités et impossibilités de la transformation de l’éducation à l’image du côté du cinéma dans le réseau. Il justifie une constante méfiance à (trop) s’écarter des pratiques et objets culturels considérés comme « légitimes », au risque de se voir confisquer une confiance, jamais pleinement stabilisée. Le « sentiment de risque, de menaces de sa survie26 » est prégnant pour ces salarié·es d’une fabrique historique de l’éducation populaire, évoluant désormais dans un monde associatif « englué dans des problèmes d’équilibre financier » qui ne permettent pas ou peu la réinterrogation et plus fortement l’expérimentation de nouvelles pratiques. Ce climat général nourrit des craintes et frilosités sur l’« éducation aux images », plus facilement appréhendée comme une énième mise en danger qu’une voie nécessaire de transformation.

Le soupçon d’une nouvelle hégémonie : l’éducation aux médias et à l’information

Les professionnel·les des circuits et associations de cinéma se sentent donc symboliquement « attaqué·es », à un moment où elles et eux estimaient déjà que le cinéma art et essai était « largement oublié ». D’une certaine manière, l’évolution du GNC en GNCEAI est perçue comme une trajectoire mortifère inévitable à laquelle la Ligue finirait par se plier, devenant ainsi complice d’un phénomène structurel. C’est ce que provoque le sentiment d’une abdication quant à la primauté de la dimension artistique, assimilée au seul cinéma art & essai. La Ligue s’inscrirait officiellement dans une « tendance », plus large et systémique, qui consisterait « à ne plus parler de cinéma » au profit « des médias ». Une professionnelle en charge d’un circuit de cinéma et de l’éducation à l’image dans l’est de la France développe le constat que sur le terrain, l’« éducation à l’image » n’est déjà plus assimilée au cinéma :

Aujourd’hui on a une pression, on nous demande à nous, via l’État, via les régions et finalement jusqu’ici aussi, de faire toujours plus d’ateliers d’éducation à l’image… sauf que progressivement en fait, ce n’est plus vraiment de l’éducation à l’image, c’est-à-dire qu’il n’est plus question de cinéma. « Éducation à l’image », maintenant, ça veut dire « éducation aux médias », donc allez, faut se mettre à l’éducation aux médias (lève les bras l’air choquée). […] Toi, bah t’es circuit itinérant de cinéma mais franchement tu vois bien que les demandes elles ne sont pas là-dessus. Maintenant c’est l’image-MÉDIAS (insiste), donc maintenant, est-ce qu’à un moment donné on va être clair et se dire que nous, c’est le secteur « culture » ? ! Donc on fait de l’éducation au cinéma, on ne fait pas de l’éducation à la citoyenneté ou au numérique ! […] Je me rends compte que la Ligue, elle oublie vraiment le cinéma. Le cinéma est devenu un support ! Je comprends, bon… mais pour moi ce n’est pas un support, c’est un art, ce sont des œuvres !

Son intervention est soutenue par plusieurs membres historiques du GNC, expliquant à leur tour que leurs partenariats habituels, de l’Éducation nationale aux collectivités territoriales, les « pressent » désormais de « se mettre à l’éducation aux médias ». En réalité, ils et elles ne s’opposent pas aux autres éducations à l’image, bien conscient·es qu’elles existent, mais ils et elles s’opposent au renversement de pouvoir observé depuis quelques années. De vives réactions s’enchaînent à ce propos ; il y aurait une « montée des médias » qui remplacerait petit à petit la centralité du cinéma comme éducation à l’image. Un exploitant, gérant d’un circuit de cinéma dans le centre de la France, s’exclame non sans provocation que si ça devient comme ça « aussi » à la Ligue, alors il n’y a plus qu’à « oublier carrément le cinéma » et « fermer boutique ». Tout rapprochement avec les objets assimilés à l’éducation aux médias, à l’information et au numérique, peut ainsi être jugé comme les premiers pas d’un « renoncement » de l’éducation à l’image à « la défense de l’Art », comme si sa survie dépendait de son isolement.

Or, si l’introduction des professionnel·les en charge de l’éducation aux médias à l’information, et plus globalement de l’éducation au numérique dans le GNCEAI, peut-être perçue comme le début d’un remplacement du cinéma dans l’« éducation à l’image », ce terme est peu voire pas du tout usité de ce côté-ci de l’activité éducative. L’idée d’un « détournement » de l’éducation à l’image par ces professionnel·les, ressentie par les membres historiques du GNC, est donc largement à relativiser. L’image en tant que telle tient en effet un rôle subsidiaire par rapport à la maîtrise de l’information ou à une prévention générale relative aux écrans. À la suite des attentats contre le journal satirique Charlie Hebdo en 2015, la résurgence de l’éducation aux médias et à l’information dans l’agenda politique s’inscrit en effet dans une conception bien plus « médiacentrée » qu’iconologique. Le terme de « média », qui désigne pourtant « l’ensemble des moyens de communication modernes : la télévision, le cinéma, la vidéo, la radio, la photographie, la publicité, les journaux et les magazines, la musique enregistrée, les jeux d’ordinateur, l’Internet et les mobiles27 », irrigue le champ éducatif sous une assertion principalement journalistique ; « les médias ». En dépit de l’expansion d’une société vidéographique28, où chacun devient son propre média au moyen des réseaux sociaux (comptes Twitter, YouTube, Snapchat, Tik Tok…), l’ubiquité29 de l’image dans nos sociétés contemporaines semble paradoxalement exclue des préoccupations éducatives relatives aux médias, majoritairement focalisées sur les messages prodigués et ses effets.

Les professionnel·les de ce champ, bien qu’ils et elles mobilisent de nombreuses images dans leurs activités, sont ainsi très loin de définir leurs actions comme des formes d’« éducation à l’image » qui reste symboliquement la chasse gardée du cinéma en tant qu’art. Parler « des éducations à l’image » s’assimile en ce sens à un abus de langage. Il s’agit de qualifier la diversité des moyens et visées par lesquels l’image est saisie, mais cette réalité n’est jamais formalisée en ces termes par les acteurs·trices. L’EMI prodigue ainsi « une culture de la presse et de la liberté d’expression » sans nécessairement s’autoqualifier d’« éducation à l’image », bien que cette fonction puisse lui être associée.

Ces professionnel·les non-issu·es de l’exploitation cinématographique expriment en ce sens un certain « soulagement » à ce que l’éducation à l’image ne soit plus l’apanage exclusif du cinéma dans la refonte symbolique du GNC en GNCEAI. Non sans une pointe d’agacement, ils et elles accusent même les salarié·es rattaché·es aux circuits de cinéma de « vouloir rester à l’ancienne », alors que « le paysage a bien changé et [qu’]il est temps de s’en rendre compte… ». Un constat partagé avec les exploitant·es de cinéma qui estiment aisément qu’une « remise en cause » est à mener, mais qu’elle ne peut pas se faire « au détriment du cinéma ». Autrement dit, s’il est clair qu’un « besoin de changement » est unanimement identifié, celui-ci n’appelle pas nécessairement des solutions communes. Dans ce contexte, l’image comme point commun à la fabrique des représentations reste impensée, ce qui ne facilite pas une approche comparative et transversale des média (ici au sens des différents médiums).

Ainsi se consolide une hétérogénéité d’éducations à l’image. Les débats intersectoriels au sein de la Ligue font apparaître les profonds mécanismes d’opposition qui les gouvernent. L’idée que les « éducations à l’image » ne se ressemblent pas, appartiennent à des champs visuels distincts, convoquent des personnes, des objectifs et des biens culturels spécifiques, est majoritairement assénée. Reconfigurer cette géographie aux frontières soigneusement préservées bouleverse profondément l’ensemble des professionnel·les réuni·es. La crainte que les places et rôles détenus par chacun·e puissent être remis en question, voire ressaisis par d’autres, est prégnante. Ces logiques de concurrence et de distinction sont incorporées comme le bien-fondé du travail ordinaire. La suprématie déstabilisée du cinéma, le ressaisissement des médias et l’émergence du numérique sont loin de soutenir un mouvement plus égalitaire des éducations de toutes les images. Elle ravive au contraire des logiques de préservation. Les échanges s’enveniment parfois dans cette logique d’affrontement, jusqu’à radicaliser les écarts.

II. La naissance de l’éducation « aux » images : un nouveau cadre coopératif entre l’éducation artistique et culturelle (EAC) et l’éducation aux médias et à l’information (EMI)

L’évolution du Groupe National Cinéma (GNC) en Groupe National Cinéma et Éducation Aux Images (GNCEAI) met ainsi en évidence, du point de vue des images, l’incorporation de la Ligue aux politiques d’éducation artistique et culturelle (EAC) et d’éducation aux médias et à l’information (EMI) en tant que figures antagonistes. Comment concevoir dans ce paysage le passage d’une multitude d’éducations à l’image, séparées les unes des autres, vers une éducation aux images, capable de fédérer différents objets et approches ? Il ne s’agit pas de remplacer telle éducation à l’image spécialisée par une autre, mais au contraire d’assurer entre elles des espaces de rencontre. Dans cette optique, la place sacralisée du cinéma art et essai est moins remise en cause que possiblement mise au contact de ces traditionnels opposants (des blockbusters jusqu’aux réseaux sociaux…). C’est ce qu’explique une professionnelle en faveur de l’élargissement du GNC en GNCEAI, exploitante dans l’Est de la France :

[…] on a aussi à apprendre à travailler ensemble. On ne sait pas l’faire ! Dans les fédés c’est du chacun pour soi… t’as le circuit cinéma d’un côté, le secteur numérique de l’autre… tu vois ce que j’veux dire ? ! On peut apprendre à créer des projets transversaux qui vont mobiliser les différentes compétences. Le GNCEAI il doit justement être force de proposition pour faire ça, parce que ça n’existe pas… Le travail du groupe ça va être de réussir à travailler ensemble dans ces différents rapports aux images. […] Je crois qu’on pourrait passer des heures à parler de la manière dont on travaille tous différemment cette question ! J’vous rassure, il s’agit pas de tout changer pour qu’on fasse tous la même chose à la fin. L’idée c’est de construire des associations […].

Cette vision, tournée vers un paradigme coopératif des éducations à l’image et donc des biens et approches qu’elles véhiculent, jusqu’à fonder une éducation aux images, est profondément nouvelle dans le contexte contemporain exacerbé par les divisions et les cloisonnements. Dans le réseau Ligue, l’éducation aux images apparaît en proie à un véritable no man’s land politique et institutionnel en dépit de quelques efforts isolés. L’éducation « aux » images s’impose dès lors comme de « nouvelles » pratiques visant à raccorder ce qui est ordinairement séparé. Le dépassement des dichotomies en place est donc largement vécu comme une pensée « nouvelle » voire subversive.

Plus qu’une « innovation », l’éducation aux images serait un effort de conciliation. Une dynamique qui cherche à allier le cinéma à la télévision, la vidéo surveillance au téléphone portable, les jeux vidéo aux programmes informatiques30 et peut-être tout cela à la fois, pour mieux les distinguer et comprendre leurs interrelations. Il ne s’agit pas en ce sens de supprimer les éducations spécialisées par une éducation totalisante, mais plutôt d’imaginer une coordination entre chacun des îlots déjà en place. Des synergies dont l’importance et, paradoxalement, les manques, sont de plus en plus reconnues. Les professionnel·les à la Ligue reconnaissent en effet que l’écosystème numérique contemporain met à l’épreuve les normes et enjeux des éducations à l’image traditionnelles. Si personne ne remet en doute la pertinence des différentes situations pédagogiques développées tout au long de sa construction (analyser une image, projeter des films, s’initier aux matériels audiovisuels etc.), la manière dont ce répertoire a pu formater, classifier et hiérarchiser les images et les rapports aux images dans l’espace éducatif est, de manière subie ou volontaire, en voie de réinterrogation. Bouger ces lignes apparaît comme la condition sine qua none d’une adaptation aux enjeux contemporains. L’idée qu’il « ne peut pas y avoir, d’un côté, l’éducation artistique à l’image et, de l’autre, la culture ou la politique numérique31 » semble faire son chemin. Les différents membres du GNCEAI constatent, ensemble, que « l’apprentissage de l’image ne relève plus exclusivement d’un seul domaine, d’une seule catégorie de personne ou d’un seul ministère32 ». Or, ces mutations supposent l’impulsion d’une renégociation générale des frontières actuelles qui restent fortement marginalisées.

Les professionnel·les craignent une relégation des pouvoirs publics par le développement de projets mobilisant ensemble des objets ou des approches propres à l’EAC et l’EMI. Plus que l’intérêt de ce décloisonnement, c’est le risque de confusion qui est rétorqué. La crainte d’être assigné·es à des « rigolos » ou des « amateurs » pousse la plupart des salarié·es à « rester dans [leur] zone de confort », à suivre des « tendances » fortes et finalement « à faire comme tout le monde ». Cela implique, par exemple pour les circuits de cinéma, de « passer de l’art et essai et surtout QUE de l’art et essai pour dire qu’on fait de la “bonne” éduc’à l’image33 ». La préservation des hiérarchies et des cloisonnements entre les différentes éducations à l’image apparaît comme un gage de sérieux aux propositions pédagogiques. La responsable d’un circuit de cinéma dans le Nord de la France explique en ce sens nerveusement : « Si je commence à dire (lève les mains en l’air) “Allez ! On ne va plus seulement faire de l’EAC ou de l’EMI mais on va faire les deux ensemble !” Bah ça fait désordre ! Désolée hein, mais on ne va pas la garder longtemps notre légitimité… » Les impossibilités d’une éducation transversale et intermédiale du langage audiovisuel témoignent moins d’un impensé théorique que d’une autocensure plus ou moins tacite chez les professionnel·les. À l’intérieur du contexte associatif hyper-concurrentiel34 où ils et elles agissent, il s’avère plus prudent d’essayer de maintenir sa place dans les normes culturelles et formats éducatifs dominants que de les déconstruire et de les réinventer.

Légitimer l’éducation « aux » images en tant que moyen de reconnexion à la jeunesse et à ses cultures

Force est de constater que les rapports au cinéma et à l’image ont été bouleversés en l’espace d’une génération avec l’arrivée du numérique. Il y a un véritable enjeu à l’évolution des manières de penser, afin de requestionner les querelles de chapelles et les approches sectorielles au profit d’une plus grande transversalité. Cette dynamique semble pourtant impossible du point de vue des images ou des rapports aux images que les professionnel·les défendent. Après de vifs échanges sur ce qui est vécu comme de profondes spécialités et incompatibilités, les membres du GNCEAI se retrouvent finalement sur les personnes à qui s’adressent leurs différentes visions et approches autour de l’image. La place tenue par les non-professionnel·les de l’image, et a fortiori les jeunes, dans le flot de « nouvelles images » et « nouvelles pratiques de l’image » est prépondérante dans les débats. Les différents secteurs professionnels représentés partagent la volonté de s’adresser aux contributeurs et contributrices direct·es de ce monde audiovisuel convergent et hybridé. Il s’agirait donc pour eux de s’adapter aux nouvelles pratiques des jeunes auxquels ils s’adressent. Parce que l’expansion du numérique a favorisé d’autres manières de voir et de faire, l’innovation éducative et culturelle résiderait désormais dans la reconnaissance, voire la réutilisation de leurs acuités et leurs compétences. Créer du sens, découvrir des œuvres, analyser l’image, fabriquer de nouveaux points de vue, pourquoi ne pas poursuivre ces objectifs anciens à l’appui des pratiques autonomes se demandent les professionnel·les ? Ce besoin de s’articuler désormais avec les pratiques amateurs, qui impliquent des codes et valeurs souvent éloignés du cadre de l’EAC comme de l’EMI, est revendiqué comme point commun oublié des différentes éducations à l’image.

Focalisés sur l’hétérogénéisation des langages audiovisuels et de ses visées pédagogiques, l’ethnographie démontre comment les membres du GNCEAI se retrouvent dans l’impossibilité théorique de les concilier au prisme des publics qui les réunissent. Paradoxalement, c’est pourtant la condition à ce que des pistes de raccordement adviennent. L’abaissement des logiques de distinction ou d’autosuffisance est donc corrélée à l’évocation des « publics » et de ses nouveaux usages. Les professionnel·les peuvent ainsi admettre que réinterroger les éducations à l’image aux contacts des usages juvéniles de l’image conduit nécessairement à ce qu’elles s’entrecoupent. Au cours des échanges, plusieurs estiment ainsi « problématique » de catégoriser les éducations à l’image selon des hiérarchisations et des classifications que la révolution numérique, prégnante dans les quotidiens juvéniles, ne cesse de recomposer et d’hybrider. Faire face au régime techno-culturel, dans lequel les rapports aux images des jeunes se fabriquent désormais, implique de prendre en compte l’autonomisation culturelle croissante de la jeunesse à l’ère de l’expansion numérique et du web 2.0. Les techno-cultures juvéniles qui désignent : « un ensemble de contenus, de modes opératoires des contenus, de techniques de construction et de présentation de soi, mais aussi de savoirs (savoir-faire, savoir-être et faire-savoir), de normes et d’idéologies35 » ne peuvent donc plus être ignorées.

Au centre confédéral de la Ligue de l’enseignement, les praticien·nes réuni·es reconnaissent ainsi l’inadéquation entre ces usages juvéniles, caractérisés par la convergence, la simultanéité et le remix36 et la plupart de leurs modes opératoires qui entretiennent une série de dichotomies parfois obsolètes (tout particulièrement entre les médiums). Précisément, les entrechocs sectoriels au sein de la Ligue laissent percevoir la possibilité d’une éducation « aux » images dont l’enjeu serait le saisissement de ces passerelles et porosités. Le bien-fondé du GNCEAI se situerait ainsi dans sa capacité à créer des liens et des distinctions entre des objets historiques de prédilection (cinéma d’auteur·e) et l’écosystème audiovisuel qui entoure les quotidiens juvéniles. Cette dialectique émergente entre des images et des approches de l’image concurrentes et oppositionnelles est vécue comme un « énorme chantier » dans le réseau Ligue. Les mutations contemporaines et les usages ordinaires qui en découlent forcent une réadaptation en ce sens.

Dans cette perspective, ce sont moins les images et leurs différentes visées éducatives qui sont invitées à se recouper que la capacité d’un réseau d’éducation populaire tel que la Ligue de l’enseignement à organiser des dispositifs et espaces où la pluralité des consommations et pratiques (a fortiori entre générations) peuvent se rencontrer. Le but n’est pas tant de faire « commun » à partir de l’image elle-même (cette entrée est de toute manière rejetée par le réseau), qu’au travers des publics qui la regarde et fabrique. Selon Jean Bourrieau, les associations d’éducation populaire en cédant « aux sirènes de la spécialisation […] se sont retrouvées au contact des jeunes à travers des thématiques, perdant cette capacité extraordinaire de s’adresser à des jeunes, simplement37 ». En 2019 au sein du GNCEAI, c’est la résurgence de ce constat qui induit la nécessité d’un dépassement de dichotomies structurelles et incorporées du côté de l’image. La volonté de « fédérer les domaines », jusqu’à créer des « acculturations progressives » entre les « cultureux » et « les gars de l’éduc' » est vécues comme « de plus en plus difficile »38. Le GNCEAI réactive ces difficultés générales qui empêchent la structuration d’une éducation « aux » images au prisme des usages des publics auxquels elle s’adresse.

C’est tout particulièrement le cas des membres historiques du GNC qui cumulent, selon eux et elles, une double difficulté envers ce public : d’abord une réputation vieillissante de leurs salles de cinéma via la labélisation « art et essai », ensuite la critique régulière d’avoir des « toutes petites salles » en tant que « les petits » de l’exploitation cinématographique sous le modèle associatif. Cette double condition place les circuits de cinéma de la Ligue dans des logiques de « survie » où le sujet de la jeunesse est très récurrent. Il y a désormais « urgence » à ce que ce type de salle renoue avec les publics jeunes et ne se limite pas aux « profs de retraité·es », que les professionnel·les évoquent entre tendresse et fatalisme. Ils et elles s’inquiètent en effet du vieillissement de leurs bénévoles et de la fréquentation des salles, observant l’absence de nouvelles générations pour « reprendre le flambeau ». Ce constat ordinaire est source de diverses plaisanteries où les « cheveux blancs » cristallisent les débats sur un avenir assombri. Le responsable d’un circuit de cinéma dans le Sud de la France s’alarme en particulier de ce sujet et relate amèrement : « Il y a encore 15 ans, on avait 25 % d’ados dans nos publics, et ça c’était pas du public captif ! Ils venaient ici et ça paraissait naturel. Maintenant, il n’y en a plus du tout ou parfois pour des sorties familiales. » Les professionnel·les estiment en effet qu’une désaffection progressive des publics jeunes et a fortiori des adolescent·es (12-17ans) est en marche depuis « une bonne vingtaine d’années », même si des études généralistes39 sur la fréquentation des salles de cinéma par les jeunes disent le contraire. Il existe bien une perte de fréquentation des publics jeunes dans les salles, mais celle-ci concerne principalement l’exploitation des salles de proximité (art et essai ou non) puisque les multiplexes conservent une certaine mainmise sur les 15-25ans. Comme l’explique Michaël Bourgatte dans son enquête sur les publics des salles art et essai, celles-ci sont d’abord : « le territoire des adultes, et notamment des parents et des grands-parents. D’autre part, elles sont ressenties comme étant trop étroitement liées à l’école, car elles sont les lieux privilégiés de l’accueil des dispositifs d’éducation à l’image.40 »

Dans ce contexte, la piste de l’éducation aux images comme stratégie de « reconnexion » à la jeunesse et ses usages est également entendue comme moyen de « reconquête41 » de ce public. C’est en tout cas l’hypothèse qui apaise de multiples échanges agités et le sentiment de menace qui pèse sur ces acteurs et actrices historiques. C’est donc en grande partie la double nécessité des professionnel·les du cinéma à « reconquérir » économiquement et à se « reconnecter42 » idéologiquement avec les jeunes qui rend entendable, voire nécessaire, la notion d’éducation « aux » images. Il est donc essentiel de comprendre que la motivation sous-jacente aux passerelles entre les éducations à l’image résultent davantage d’une crise du jeune public que d’un intérêt professionnel et éducatif à faire coexister une hétérogénéité d’images et de rapports à l’image. Il est fondamental d’observer que c’est parce que l’exploitation cinématographique art et essai, ici associative, se retrouve en difficulté pour attirer la jeunesse qu’elle entrevoit la possibilité de nouvelles formes de coopération jusque-là radicalement refusées. Les logiques d’exclusivité au moyen des éducations à l’image (exclusivité sur le cinéma, sur la presse, sur les réseaux sociaux, etc.) auraient finalement pour mission d’inventer « l’inclusivité »43 de leurs pratiques les unes par rapport aux autres. Un travail culturel en commun qui, dans le champ cinématographique a fortiori, a tout ou presque à inventer en matière pédagogique. La notion émergente d’« éducation aux images » comme voie de transformation de l’éducation à l’image fait donc sens théoriquement pour ses acteurs et actrices, comme nouveaux rapports aux jeunes publics plus que comme nouveaux rapports aux images.

Conclusion

L’évolution du Groupe National Cinéma (GNC) en Groupe National Cinéma et Éducation Aux Images (GNCEAI) et l’interrogation frontale qu’il suppose sur les formes et finalités de l’éducation « aux » images mettent en évidence combien une approche holistique et convergente de l’image résiste comme impensé théorique du côté des gardien·nes de l’éducation à l’image traditionnelle (autocentrée sur le cinéma et ses œuvres). C’est finalement le double impératif de « reconnexion » idéologique et de « reconquête » économique de la jeunesse qui force ces professionnel·les à effectuer un virage, troquant le cloisonnement à la coopération des images entre elles, pour mieux réintroduire le cinéma non plus contre mais aux côtés des pratiques juvéniles. L’éducation à l’image deviendrait « aux » images dans cette capacité nouvelle de travailler désormais avec d’autres images et rapports aux images issus du numérique. Une telle perspective conciliatrice se heurte aux cadres dichotomiques de l’éducation artistique et culturelle (EAC) et de l’éducation aux médias à l’information (EMI) fortement incorporés par les professionnel·les à la Ligue. L’éducation aux images se situe dans un no man’s land politique et institutionnel qui la cantonne à une prise de risque difficilement saisie par les professionnel·les, inquiét·es de perdre une légitimité durement gagnée auprès des pouvoirs publics.

Si la Ligue de l’enseignement développe de nombreuses éducations à l’image, l’interconnaissance et la coopération que celles-ci engagent n’a rien de l’évidence pour ceux et celles qui les mettent en acte. Le passage de l’accumulation à l’articulation des objets et approches de l’image reste entièrement ou presque à forger. Au-delà des remous idéologiques et stratégiques induits par l’éducation « aux » images, il s’agit désormais d’étudier ses essais dans et hors la classe. La piste de la jeunesse et de ses usages ordinaires, en tant que colonne vertébrale à de potentielles rencontres entre différentes images et approches de l’image, s’implante-t-elle réellement dans l’espace éducatif ? Sous quelles conditions, avec quelles (nouvelles) postures et compétences pédagogiques et pour quels résultats cet horizon advient-il ? Assurément, le concept émergeant d’éducation « aux » images a, du côté de la recherche comme de l’action éducative en France, un territoire entier d’expérimentations devant lui.

Notes

1 Pour une chronologie plus précise : Véroniques Cayla, 2009, Géographie de l’éducation au cinéma, 20 ans d’action culturelle cinématographique (1989-2009), Paris, C.N.C, Direction de la communication.

2 Les dispositifs scolaires regroupent : « École et cinéma » (1994), « Collège et cinéma » (1989) et « Lycéens et apprentis au cinéma » (1998).

3 Il s’agit du dispositif « Passeurs d’images » (2007), historiquement « Un été au ciné » (1991).

4 Laurence Allard, 2016, « Remix culture : une poïétique ordinaire du web », in Nicolas Nova & Frederic Kaplan (dir.), La Culture internet des mèmes, Lausanne, PPUR, p. 62-75.

5 Sylvie Octobre, 2018, Les Techno-cultures juvéniles : du culture au politique, Paris, L’Harmattan.

6 Mélanie Boissonneau & Laurent Jullier, 2019, Cinéphilies et sériephilies 2.0 : les nouvelles formes d’attachement aux images, Paris, Média et Communication.

7 Hervé Glevarec, 2009, La Culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l'espace familial, Paris, La Documentation française.

8 Julie Baillet, Lucie Brice-Mansencal, Sandra Hoibian, Julie Bene, Chantal Dahan & Joaquim Timotéo, 2019, « De spectateurs à créateurs : multiplicité des pratiques culturelles et artistiques des jeunes », Études et recherches, no 30, INJEP analyses & synthèses.

9 Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé & Natalie Berthomier, 2010, L’Enfance des loisirs : trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, Paris, Ministère de la Culture - DEPS.

10 Sylvie Octobre, 2018, Les Techno-cultures juvéniles : du culture au politique, op. cit.

11 Ibid.

12 Jocelyn Lachance, 2013, « Les usages sociaux de la caméra numérique. Autonomisation, interactions, identité. » Agora débats/jeunesses, no 63, p. 37-49.

13 Christine Détrez, 2017, « Les pratiques culturelles des adolescents à l’ère du numérique : évolution ou révolution ? », Revue des politiques sociales et familiales, no 125, 3e et 4e trimestre, p. 26.

14 Voir notamment : Thomas Stoll, 2012, « Les enjeux de l’éducation aux images », PROJECTIONS : actions cinéma/audiovisuel, no 34.

15 La Ligue est répartie en 102 fédérations départementales : une fédération est implantée dans chaque département français. Le centre confédéral, auquel je suis rattachée, coordonne leurs actions.

16 Jeanne Favret-Saada, 1977, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard.

17 Éric Chauvier, 2011, Anthropologie de l’ordinaire : une conversion du regard, Toulouse, Anacharsis.

18 Cette terminologie se rapporte directement à mon contrat Cifre, dans lequel la double fonction est écrite telle quelle.

19 André Gunthert, 2021, « Dans la mêlée de l’effet de réel », L’image sociale (blog) [https://imagesociale.fr/10190].

20 Camille Degryse, 2019, « L’introduction d’une éducation au cinéma et à l’audiovisuel à l’école de 1945 à nos jours », thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Lyon, Université Lumière Lyon 2.

21 L’ensemble de ces citations provient du carnet de terrain au centre confédéral de la Ligue (2018-2021).

22 La construction des premières options « cinéma et audiovisuel » en 1983 instaure d’emblée de très fortes séparations. Voir : Roger Odin, 2015, « Élargir le cadre », Mise au point, no 7 [https://doi.org/10.4000/map.1864].

23 Barbara Laborde, 2017, De l’enseignement du cinéma à l’éducation aux médias : trajets théoriques et perspectives pédagogiques, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.

24 Anne Barrère & Nathalie Montoya (dir.), 2019, L’Éducation artistique et culturelle. Mythes et malentendus, Paris, L’Harmattan.

25 Jean-Pierre Saez (dir.), 2008, Culture et société : un lien à recomposer, Toulouse, L’Attribut.

26 Peuple & culture, 2017, Penser et agir en commun : fondements et pratiques d’une éducation populaire, Lyon, Chronique sociale, p. 250.

27 Divina Frau-Meigs (dir.), 2006, L’Éducation aux médias : un kit à l’intention des enseignants, des élèves, des parents et des professionnels, Paris, UNESCO, p. 21.

28 Lawrence Lessig, 2009, Remix: Making Art and Commerce Thrive in the Hybrid Economy, New-York, The Penguin Press.

29 Laurent Gervereau, 1999, Peut-on apprendre à voir ?, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts.

30 François Campana, 2013, « Le numérique : un défi pour l’éducation à l’image », L'Observatoire, no 42, p. 94-97.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Citation issue d’un entretien avec l’équipe d’un circuit de cinéma du nord de la France.

34 Patricia Loncle, 2003, L’Action publique malgré les jeunes. Les politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000, Paris, L’Harmattan.

35 Sylvie, Octobre, 2018, Les Techno-cultures juvéniles : du culture au politique, op, cit., p. 12.

36 Laurence Allard, 2017, « Partages créatifs : stylisation de soi et a sperimentation artistique », Communication & langages, no 194, p. 29-39.

37 Jean Bourrieau, 2001, L’Éducation populaire réinterrogée, Paris, L’Harmattan, p. 100.

38 Carnet de terrain du centre confédéral de la Ligue (2018-2021).

39 Le rapport du CNC sur l’année 2019 explique au contraire que les 15-25 ans représentent un peu plus du quart de la population totale à être allé au cinéma en 2019 : « Les moins de 25 ans constituent la tranche d’âge la plus attirée par le cinéma. Plus de 70 % des 3- 24 ans sont allés au moins une fois par an au cinéma sur la période 2015-2019. Cette part dépasse 90 % en 2015 pour les 15- 19 ans. En 2019, la pénétration du cinéma progresse chez les 3-10 ans (+9,2 points), chez les 11-14 ans (+1,6 point) et chez les 15-19 ans (+2,9 points) (…) ». Voir le rapport du CNC : « Le public du cinéma en 2019 », septembre 2020 [https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/le-public-du-cinema-en-2019_1333217].

40 Michael Bourgatte & Vincent Thabourey (dir.), 2012, Le Cinéma à l’heure du numérique : pratiques et publics, Paris, MkF, p. 176.

41 Je reprends ainsi le terme de « reconquête » sous l’égide du Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC) qui l’utilise désormais de manière exponentielle. Il est usité lors de la cérémonie des vœux en 2020 où le président du CNC Dominique Boutonnat estime qu’il y a une nouvelle « bataille culturelle » à mener « notamment pour la reconquête des jeunes » dont il concède que « les moins de 25 ans, même les moins de 35 ans préfèrent Netflix, les séries américaines, YouTube, les jeux vidéo et les réseaux sociaux » à la salle de cinéma.

42 Le vocable de la « connexion » et de la « reconnexion » vis-à-vis de la jeunesse résulte du terrain d’enquête, propre à la Ligue de l’enseignement et plus largement aux associations spécialisées sur l’éducation à l’image.

43 Lionel Maurel, 2018, « Réinvestir les Communs culturels en tant que Communs sociaux », journée organisée par l’association Culture & Démocratie sur le thème : « Penser la culture en commun(s) », Bruxelles, [https://www.cultureetdemocratie.be/uploads/2020/11/Cahier_8-2.pdf].

References

Electronic reference

Marie Ducellier, « De l’éducation « à » l’image vers l’éducation « aux » images », Pratiques de formation/Analyses [Online], 70 | 2025, Online since 01 March 2025, connection on 09 March 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/851

Author

Marie Ducellier

Chercheuse post-doctorale, Alliance Sorbonne Université, Laboratoire GEMASS.