La recherche-action vincennoise : un héritage scandaleux

  • Action research in Vincennes: a scandalous legacy

Abstracts

Cet article s’intéresse aux démarches de recherche-action qui se sont développées au Centre universitaire expérimental de Vincennes, au moment de l’émergence du département des sciences de l’éducation. Je tente de montrer en quoi cet héritage peut nous aider à réengager aujourd’hui nos dynamiques recherches-actions, dans le contexte sociopolitique actuel, en l’abordant, comme Jacques Ardoino nous invite à le faire, depuis son « potentiel de scandale et de révolution copernicienne ». Après avoir mis en lumière les expérimentations pédagogiques et les positions politiques défendues par Guy Berger au moment de la création du département de sciences de l’éducation à Vincennes, je tente de montrer le lien entre ce contexte particulier et le développement de leurs pratiques de recherche. En parcourant plusieurs textes de Guy Berger, Jacques Ardoino et René Barbier, je montre en quoi leur approche de la recherche-action se pose comme une véritable « alternative épistémologique ».

This article focuses on the action research approaches that were developped at the Vincennes Experimental University Center, at the time of the emergence of the educational sciences department. This is an attempt to show how this inheritage can help us re-engage our action research dynamics today in the current socio-political context, by approaching it, as Jacques Ardoino invites us to do, from its "potential for scandal and Copernican Revolution.” After highlighting the educational experiments and the political positions defended by Guy Berger at the time of the creation of the educational sciences department at Vincennes, my purpose is to show the link between this particular context and the development of their research practices. By going through several texts by Guy Berger, Jacques Ardoino and René Barbier, I am trying to demonstrate how their approach to action research stands as a real “epistemological alternative”.

Outline

Text

« La recherche-action doit être regardée à travers son potentiel de scandale et de révolution copernicienne. Elle ne nous fait pas simplement changer de méthode, en ajoutant une technique ou une méthode à d’autres regards qui existent déjà. Elle nous oblige à une transformation des modes de pensée et de connaissance eux-mêmes, c’est-à-dire à nous référer à d’autres paradigmes et à d’autres formes ou optiques de lecture1. »

Depuis quelques mois maintenant, avec Pascal Nicolas-Le Strat, nous réengageons publiquement et politiquement les démarches de recherche-action dans le cadre d’une actualité éditoriale forte2. Celle-ci nous amène à parcourir la France pour participer à des moments d’échanges et de débats autour de nos pratiques de corecherche, et de les discuter dans des cadres très différents3. Lors de ces présentations, j’ai pris l’habitude de donner à voir quatre fenêtres à partir desquelles je tente aujourd’hui de réengager mes praxis de recherche. L’une d’entre elles, qui constitue un des motifs centraux du livre que j’ai récemment publié aux Éditions du commun4, est l’émergence des épistémologies décoloniales dans le paysage français. Il s’agit, pour moi, de montrer les défis que ces courants de recherche nous adressent en termes de justice épistémique, d’égalité radicale, de rapports aux mondes, et comment ceux-ci nous obligent à transformer nos manières de faire recherche (-action).

L’expérience située que je fais des mouvements sociaux contemporains, et de leur forte répression, constituent une seconde fenêtre pour penser mon rapport à la recherche, et à la production de savoirs et de connaissances. À cet endroit, je tente de montrer comment la séquence politique actuelle nous oblige à penser nos travaux au-delà des « politiques de reconnaissance », et à renforcer, collectivement, nos autonomies (et nos inter-dépendances). Il s’agit donc ici de réengager nos recherches-actions depuis les formes d’autovalorisation et d’autoreconnaissance qu’elles expérimentent nécessairement, dès lors que nous attribuons à ces démarches d’enquêtes collectives des capacités transformatrices.

Une recherche-action ne s’engageant pas depuis « nulle part », comme le féminisme du positionnement nous l’enseigne, la troisième fenêtre que je propose tente de penser les écologies depuis lesquelles nous réengageons nos recherches. Pour notre part, c’est à partir des quartiers populaires que nous tentons depuis quelques années de développer une science sociale plus égalitaire, à même d’outiller nos expérimentations collectives, et de mieux vivre nos quotidiens. Depuis ces écologies bouleversées (par des programmes de rénovation urbaine notamment), je tente de montrer pourquoi nos démarches de recherche-action doivent défendre une « dignité du présent », en empruntant ce terme à Corinne Morel Darleux5, plutôt que de fonder uniquement leur légitimité sur leur capacité à transformer un futur, de plus en plus incertain.

Pour finir, la dernière fenêtre que j’explicite, et qui donne son objet au présent article, concerne nos héritages en matière de recherche (qu’ils soient théoriques, méthodologiques, praxéologiques ou encore historiques). De quoi héritons-nous pour réengager nos pratiques de recherche-action ? Et simultanément, de quoi décidons-nous de nous défaire ? Cette mise en perspective me permet de revendiquer mon lien fort à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, à une partie de son histoire, et, plus précisément, à mettre en lumière les courants de recherche critiques qui se sont développés au sein du département des sciences de l’éducation, et qui résonnent, encore aujourd’hui, avec nos manières de « faire recherche en commun ».

À travers ce texte, je défends donc l’idée qu’il y a une histoire de la recherche-action propre à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, et que celle-ci peut être précieuse pour nous aider à penser aujourd’hui une politique de la recherche-action à même de répondre aux enjeux démocratiques et écologiques actuels. Je trouve donc regrettable (et tout à fait symptomatique) que cette histoire soit très largement méconnue, même pour les chercheur⸱es qui s’intéressent à ces démarches de recherche ou bien, encore, pour celles et ceux qui sont sensibles aux idées et aux courants critiques qui ont émergé de cette « université de tous les possibles6 ».

Mettre en lumière, et réengager, l’héritage de la recherche-action vincennoise me semble important à l’heure où même le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche affiche publiquement sa volonté de « renforcer les relations entre science et société », tant les rapports de confiance et de réciprocité entre chercheur⸱es et citoyen⸱nes se sont distendus. À l’occasion de la récente loi de programmation de la recherche, nous pouvons percevoir la nécessité (au moins sur le plan du discours) d’expérimenter une science plus participative dès lors que celle-ci doit désormais répondre aux doubles enjeux de : « nourrir le débat démocratique et appuyer les décisions publiques et permettre à chacun de comprendre le monde qui l’entoure et d’y prendre part. »7 Pour que la recherche en sciences sociales puisse devenir d’intérêt public et d’utilité commune, je défends donc l’idée qu’il est important de revisiter l’histoire de la recherche-action qui s’est développée à partir du Centre universitaire expérimental de Vincennes. Et c’est depuis l’émergence du département des sciences de l’éducation que cette aventure commence…

« Vincennes a tout bouleversé8 »

Que des chercheur⸱es se soient intéressé⸱es à la recherche-action depuis l’université Paris 8 n’a rien d’étonnant, vu la dimension expérimentale et collective qui traverse cette expérience, depuis son émergence, après les événements de mai 68. Comme j’ai déjà pu le signaler dans un autre article dans lequel je tentais d’esquisser une histoire populaire de la recherche-action depuis ses origines états-uniennes, à son développement dans les pays d’Amérique du Sud, en passant par ses expériences européennes :

l’héritage politique de la recherche-action en France est à relier à l’histoire du Centre universitaire expérimental de Vincennes. Celui-ci représente d’ailleurs, en soi, une des grandes tentatives de recherche-action permanente, avec l’arrivée de nombreux étudiants et étudiantes non titulaires du baccalauréat (et souvent salarié·es), le recrutement d’enseignant·es-chercheur·euses militant·es, l’absence de structure dans les cursus et les modes d’évaluation9

La recherche-action vincennoise à laquelle je m’intéresse dans cet article part donc d’un milieu particulier, celui des sciences de l’éducation à Paris 8. À cet endroit, il est évident que nous devons évoquer le rôle central qu’a joué Guy Berger. En effet, en plus d’avoir créé le département des sciences de l’éducation avec Michel Debeauvais, ce chercheur sera parmi les premiers à être présent au départ du projet d’université à Vincennes.

S’il est associé très rapidement à ces réflexions, c’est parce qu’il travaillait déjà, depuis plusieurs années, à l’OCDE, sur la notion d’interdisciplinarité dans la recherche et l’enseignement supérieur. C’est d’ailleurs à partir de ces recherches qu’il va se battre au sein de cette nouvelle université pour mettre en place le modèle des UV, dans lequel les étudiant⸱es sont libres de construire leur propre cursus et de pouvoir ainsi passer d’une discipline à l’autre. Avec ce modèle, la seule obligation à Vincennes devient donc la pluridisciplinarité ! Pour Guy Berger, cette dimension est fondamentalement politique :

L’interdisciplinarité devient une manière d’exprimer la complexité individuelle de quelqu’un qui essaye de construire son identité personnelle par l’appartenance à un corps social, par l’adhésion à un ensemble de méthodologies qui, simultanément, assurent sa « distinction » par l’affirmation d’un certain nombre d’intérêts personnels. Quand on regarde de plus près ce que les gens décrivent comme une expérience interdisciplinaire, il s’agit d’une construction identitaire qui leur permet d’assumer leur pluralité intrinsèque10.

Cette pluridisciplinarité, chère à Guy Berger, est à l’œuvre dans le « s » des sciences de l’éducation, et c’est une des raisons pour laquelle il s’investira dans la création de ce département. Il faut d’ailleurs noter qu’au départ, le département des sciences de l’éducation va se créer de façon transversale aux autres départements, par un premier travail de repérage d’UV portant déjà sur des questions éducatives et pédagogiques au sein d’autres disciplines (en psychologie, sociologie, économie…), puis en proposant, dans un second temps, la construction progressive de nouvelles UV sur des problématiques éducatives qui ne sont pas traitées par les autres disciplines.

Ainsi, pour Guy Berger, les dimensions expérimentales particulièrement décisives à Vincennes se situent avant tout dans la remise en cause des démarches d’enseignement, d’évaluation, de recherche, d’inscription disciplinaire, plutôt que sur les contenus mêmes d’un cours.

D’emblée, j’ai été de ceux qui se sont battus là-dessus. On a introduit l’idée de « mémoire » que nous avons substitué aux célèbres « travaux sur table » pour introduire l’idée que dès la première année on avait à se donner des objets de recherche11.

Il s’agissait bien pour Guy Berger de mettre les étudiant⸱es « en recherche » dès leur entrée à l’université, et cela résonne particulièrement avec les dimensions formatives propres aux démarches de recherche-action.

Au début de Vincennes, tous les problèmes de structuration de l’enseignement ont été remis en cause : l’évaluation, la recherche. Tout en sachant très bien que les recherches sont inégales et que les travaux des étudiants ne sont pas comparables les uns avec les autres, mais doivent être confrontés aux intentions qu’on se donne, aux appareils méthodologiques qu’on met en place, à la capacité de critiquer ses résultats12.

L’une des grandes dispositions qui, à Vincennes, va permettre de renforcer ces expérimentations pédagogiques, et l’autonomie des enseignements, est le renoncement de la quasi-totalité des départements de l’université à préparer les étudiant⸱es à l’agrégation ou au CAPES.

On ne comprend pas sans cela les étonnants contenus qui étaient ceux du département de philo, mais aussi de littérature, d’histoire ou de langue. Pendant très longtemps quand les gens voulaient passer l’agrégation ou le CAPES, ils devaient choisir d’aller dans d’autres universités, tout en demeurant ou non étudiants à Paris 813.

Dans le département des sciences de l’éducation, cette liberté et cette autonomie sont renforcées par le fait que leur Licence, qui, sous la pression des étudiant⸱es, finit par émerger, n’est reconnue pour aucune profession de l’Éducation nationale, si ce n’est pour devenir conseiller⸱ère principal⸱e d’éducation. Ainsi, cette dernière fonctionne comme « licence libre ».

Les étudiants qui s’inscrivaient en science de l’éducation étaient presque tous engagés dans des métiers du social, de la santé ou de la formation. Mais, certains venaient parce qu’investis en tant que parents d’élèves ou simplement pour régler des comptes avec leur passé d’école […] Nos étudiants étaient la plupart du temps des gens déjà en poste qui venaient, soit pour approfondir, soit pour transformer leurs pratiques14.

Il me semble particulièrement important de comprendre ce contexte propre au département des sciences de l’éducation du Centre universitaire expérimental de Vincennes pour saisir la manière dont les démarches de recherche-action vont s’y développer en lien avec ces étudiant⸱es. En effet, cette praxis de recherche, et le rapport au savoir qui s’y développe, transparaissent dans leur conception même de la formation. Selon cette approche, chaque étudiant·es devrait être considéré⸱es comme « sujets de la recherche », dès lors qu’iel décide de s’inscrire dans un parcours de formation : « la formation, nous dit Guy Berger, n’est pas l’accès à des connaissances transmises, mais la mise en œuvre d’un certain nombre d’activités nous faisant coauteur de connaissances qui nous sont préexistantes et que, pourtant, nous coproduisons dans les formes d’accès à ces connaissances que nous réalisons15. »

C’est à partir de ce contexte, et en ayant en tête ce public étudiant composé de professionnel⸱les du social, de la santé et de la formation, que René Barbier va défendre dans La Recherche-action dans l’institution éducative cette « nouvelle pratique concrète d’analyse sociologique destinée aux groupes qui veulent devenir sujets et non objets de l’action sociale16 ». C’est probablement en pensant à elles et eux que, dès les premières pages de son livre, il se demande concrètement : « Quelle sociologie pourrait donc être utile aux travailleurs sociaux, aux enseignants, aux animateurs socio-culturels ? Faut-il qu’ils restent à contempler les couleurs fadasses de la sociologie dominante ? »17 L’émergence de ce que j’ai décidé d’appeler « la recherche-action vincennoise » est donc fortement liée à ce bouleversement qu’a été Vincennes, et à cette rencontre entre des chercheurs impliqués dans des expérimentations pédagogiques (fortement marquées par les courants institutionnalistes18), et des étudiant⸱es engagé⸱es, quant à elleux, dans des pratiques sociales concrètes, venu⸱es dans cette université pour transformer leurs activités et leur quotidienneté.

Où en est la Recherche-Action actuelle, se demande René Barbier à la fin des années 1970 ? Cet ouvrage tente d’y répondre en espérant développer sa théorisation dans le champ de la recherche institutionnelle. Cette théorisation est en cours à présent et elle s’appuie sur des expériences concrètes menées par des chercheurs-praticiens et des travailleurs sociaux engagés dans une contre-sociologie fortement influencée par un socialisme libertaire et un marxisme ouvert19.

Placer Marx au fondement de la recherche-action vincennoise

La recherche-action vincennoise est fortement liée à l’émergence de l’analyse institutionnelle, courant de recherche qui a très largement impacté l’histoire des sciences de l’éducation à Paris 8. Cette parenté est tout à fait perceptible dans l’appellation que propose René Barbier de « recherche-action institutionnelle » pour caractériser le décalage entre la recherche-action états-unienne d’inspiration lewinienne et sa réappropriation en France, et à Vincennes en particulier, dans une dimension beaucoup plus politique. Dans un livre où René Lourau tente d’écrire une introduction à l’analyse institutionnelle, en retraçant son histoire depuis sa genèse, il signale, à travers la notion freudienne du « roman familial », la limite d’un tel exercice : « l’histoire que l’on raconte et que l’on se raconte est encore du roman familial : on s’imagine que l’on a eu des parents assez différents de nos vrais parents…20 »

En tentant d’écrire ici une petite introduction à la recherche-action vincennoise, je me trouve confronté à la même situation. Quelle est la source théorique et pratique de ce courant ? Cette question n’est évidemment pas anodine pour moi, dès lors que je revendique une forme d’appartenance à cette histoire (et il serait alors probablement plus juste de dire : quelle source théorique et pratique j’aimerais trouver à ce courant ?).

Il serait sûrement assez logique de montrer que la réappropriation, par Georges Lapassade (autre figure centrale des sciences de l’éducation à Vincennes, et fondateur de l’analyse institutionnelle), des travaux de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe, et plus largement des courants de psychosociologie, constitue à la fois le point de départ de l’analyse institutionnelle (en situation d’intervention) mais aussi de la recherche-action vincennoise. En effet, il faut se rappeler, comme le montre René Lourau, que la politisation, dans les années 1960, de la psychosociologie21 va permettre « l’entrée en scène du micro-social22 », et que cet apport est décisif pour développer cette contre-sociologie que nous propose René Barbier.

Pourtant, et nous sommes peut-être ici dans le roman familial, c’est bien plus du côté de Marx que de Lewin qu’il faudrait, selon les chercheurs engagés dans la recherche-action vincennoise, trouver l’inspiration décisive de cette praxis de recherche.

Il faut bien reconnaître, nous dit René Barbier, que K. Lewin ignore pratiquement un autre type d’intervention, développé non par des psychologues, mais par des révolutionnaires, l’intervention dans un but de transformation radicale des structures sociales et politiques de la société de classe. Car K. Marx, lorsqu’il propose de faire systématiquement une « enquête ouvrière » par les ouvriers eux-mêmes, propose également une « intervention » dont on saisit immédiatement toute la différence avec l’Action-Research de K. Lewin. Là où K. Lewin dans son Action-Research à la Harwood Manufacturing Corporation (1939) s’ingénie à gagner la sympathie des ouvrières pour, en fin de compte, utiliser sa compétence de psychologue du travail en vue de les faire produire plus, par tout un jeu de stimulation et d’émulation, K. Marx récuse le système qui conduit à cette exploitation23.

C’est dans cette perspective que l’auteur du Capital propose de se saisir de l’enquête avec les ouvrier⸱ères. Dune part, il reconnaît qu’iels sont les premier⸱ères à éprouver la conditions ouvrière, et qu’iels sont de ce fait les plus à même de l’investiguer. D’autre part, il revendique le fait qu’iels sont les seul·es à pouvoir remédier à l’exploitation dont iels souffrent, et que l’enquête a un rôle à jouer dans cette dynamique trans-formative. Ainsi, après avoir caractérisé, et distingué, l’intervention psychosociologique propre à Kurt Lewin, de l’approche révolutionnaire défendue par Karl Marx, René Barbier montre que c’est précisément à cet endroit que :

passe la ligne de clivage radical entre la psychologie sociale américaine et les recherches françaises en sciences humaines appliquées qui peuvent s’en inspirer (notamment par les techniques de dynamique de groupe), mais qui s’en écartent absolument, au moins, nous dit-il, pour celles dans lesquelles j’accepte de me situer24.

Nous pouvons trouver chez Guy Berger, une position relativement similaire, lorsqu’il dit : « Je souhaiterais situer le fondement de la recherche-action dans le renversement qui fut opéré par Marx, faisant de la pratique le point de départ d’une connaissance scientifique du monde social, en même temps que le moteur de son histoire25. » Il nous montre, alors, qu’ancrer l’origine de la recherche-action dans la théorie marxiste permet de dégager trois dimensions fondamentales.

Premièrement, elle nous oblige à tirer les conséquences de cette affirmation de Marx selon laquelle la pratique est « porteuse de savoir ».

Un savoir qui n’est pas simplement un savoir-faire, pas même ce que l’on appelle aujourd’hui « un savoir d’action », mais réellement un savoir disposant d’une certaine validité sociale. Ce qui signifierait, par conséquent, que la recherche-action prend le contre-pied du discours épistémologique classique sur la coupure radicale qui existerait entre l’univers de la connaissance immédiate, l’univers de l’opinion et celui de la science : selon ce discours, la représentation scientifique instaure une rupture avec les représentations « immédiates » du monde26.

À l’inverse, et c’est un point particulièrement important, Marx et les chercheurs de la recherche-action vincennoise vont refuser

la coupure radicale entre la pensée que toute société exerce sur elle-même et la genèse du travail scientifique. De ce point de vue, la position de Marx, mais aussi cette position de la recherche-action, s’inscrivent dans tous ces mouvements, relativement récents, contraires à la tradition de toute science occidentale, qui essaient de montrer qu’il y a une certaine continuité, de cohérence, de convergence, entre le savoir profane et le savoir savant27

Ici, nous comprenons en quoi la recherche-action vincennoise, avec laquelle je me suis formé, peut si facilement dialoguer avec les épistémologies décoloniales. Toujours dans la perspective de penser le rapport entre pratique et savoir, Guy Berger souligne également notre tendance à oublier que la recherche elle-même est une pratique sociale et, qu’en ce sens, elle représente forcément (pour Marx) une manière d’agir sur le monde.

Deuxièmement, si l’on relie la recherche-action à son origine marxiste, cela nous permet de défendre l’idée que cette pratique est avant tout collective. En signalant cela, Guy Berger ne veut pas uniquement dire que la recherche est une activité qui se fait à plusieurs mais, plus directement, qu’il

existe un rapport étroit entre la production de connaissances et la capacité d’un groupe, d’une classe sociale, d’un ensemble professionnel, de se produire comme collectif, c’est-à-dire de se poser à la fois comme sujet, mais aussi comme réalité sociale à reconnaître. C’est par le même processus que différents groupes sociaux à la fois produisent des connaissances et se produisent en tant que groupes à reconnaître28.

Pour finir, le troisième et le dernier point important, que Guy Berger expose après avoir relié la recherche-action à la praxis de Marx, c’est qu’en revendiquant cette parenté nous ne pouvons plus séparer la production de savoirs et de connaissances d’un projet d’émancipation. Pour toutes ces raisons (et pour tous ces clivages), il me semble particulièrement important de comprendre d’où part la recherche-action vincennoise (et son roman familial).

La recherche-action vincennoise : une véritable alternative épistémologique

Comme le montre Jacques Ardoino, dans la citation qui ouvre ce texte, si la recherche-action vincennoise est scandaleuse c’est que sa proposition porte, en elle, la promesse d’un véritable bouleversement épistémologique, qui ne nous invite pas seulement à changer notre manière de faire de la recherche mais, aussi, et peut-être même surtout, notre manière de concevoir le monde et de l’approcher.

Ce qui me paraît beaucoup plus important, à propos de la recherche-action, c’est de comprendre que c’est une alternative épistémologique et non pas seulement méthodologique qui se trouve effectivement posée. Cela peut aller – car sous toute alternative épistémologique, ce sont finalement des visions du monde qui sont en cause – jusqu’à une redéfinition des statuts des partenaires, des différents protagonistes à travers cette vision du monde. Si l’on comprend bien c’est un changement de paradigme29.

Et c’est bien ce changement de paradigme qui est, par exemple, à l’œuvre au Centre universitaire expérimental de Vincennes, comme nous avons tenté de le montrer plus haut.

Ainsi, si pour Jacques Ardoino il est nécessaire de penser une alternative épistémologique, c’est bien parce que celle-ci nous permet d’agir (différemment) sur le monde. En effet, comme le montre Guy Berger dans sa tentative de lier la recherche-action à la pensée de Marx, les conséquences des épistémologies classiques, qui revendiquent une coupure radicale entre savoir populaire et savoir scientifique, sont loin d’être anodines. Cette approche produit un type de société particulière. Cela nous amène, nous dit Guy Berger, à glisser nécessairement vers une société de l’expertise qui, finalement, nous mène assez rapidement vers un certain effondrement de la démocratie. À l’inverse, le projet de recherche-action vincennoise « en ne situant pas le savoir comme un savoir expert, mais comme un savoir à produire, est très directement liée à la démocratisation30. »

René Barbier sera probablement celui qui assumera, sur un plan personnel, le plus radicalement ce basculement épistémologique dans sa proposition d’une recherche-action existentielle qu’il formule à la suite de la recherche-action institutionnelle. « Lorsque la recherche-action devient de plus en plus radicale, nous dit-il, ce changement résulte d’une transformation de l’attitude philosophique du chercheur concerné à l’égard de son propre rapport au monde31. » Cette recherche-action existentielle contient en elle la promesse d’une égalité radicale, puisqu’elle stipule que « la connaissance relève d’une expérience intérieure unique. En tant que telle, elle est toujours particulière et personne ne peut la contester au nom d’une autre expérience ou d’un savoir32. » Cette radicalité l’amène à penser la recherche au-delà même de la science, et la connaissance au-delà de « l’usage exclusif de la raison33 ». « En occident, nous parlons exclusivement d’objet de connaissance dans le domaine scientifique parce que nous avons fait l’impasse sur un autre type de connaissance sans rapport avec la démarche hypothético-déductive34. » Il est frappant, en reparcourant aujourd’hui l’approche que défendait René Barbier il y a déjà trente ans, de voir à quel point sa conception de la recherche-action résonne aujourd’hui avec ce que les épistémologies du Sud nomment « l’écologie des savoirs », et les enjeux fondamentaux qu’elles défendent à partir de leur approche en termes de justice épistémique et cognitive. En effet, cette démarche

part du principe que les relations entre les êtres humains, ou entre les humains et la nature, recèlent plus qu’une seule sorte de connaissance et, donc, plus qu’une seule sorte d’ignorance. D’un point de vue épistémologique, la société capitaliste se caractérise par le fait qu’elle privilégie des pratiques où le savoir scientifique prédomine. Ce qui conduit à favoriser les interventions du savoir scientifique dans la réalité humaine et dans la nature. N’importe quelle crise ou catastrophe résultant d’une telle pratique est considérée comme socialement acceptable et comme un coût social inévitable qui sera remplacé par de nouvelles pratiques scientifiques. Puisque le savoir scientifique n’est pas distribué de façon équitable, les interventions qu’il favorise s’adressent en priorité aux groupes sociaux qui ont accès à ce savoir. L’injustice sociale est fondée sur l’injustice cognitive35.

La recherche-action vincennoise, dans son approche multiréférentielle36 et transversale37, s’inscrit très largement dans cette remise en cause profonde d’une monoculture des savoirs, de la connaissance et de la raison, en refusant « toute coupure épistémologique entre ce qui serait scientifique, donc pertinent, et ce qui serait vulgaire, commun, imaginaire, donc dénué de toute réalité38 ».

Conclure (et ouvrir) par le doute

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’apport de la recherche-action vincennoise, et les manières dont elle nous est nécessaire pour réengager un « faire recherche » qui soit à la fois plus juste, égalitaire et vital. Bien évidemment, les notions d’implication, de transversalité, d’autorisation/auteurisation, d’imaginaire, de multiréférentialité, au cœur des démarches de recherche des auteurs que nous avons croisés, mériteraient des textes à part entière pour prendre réellement la mesure de l’héritage que j’ai tenté de mettre en lumière à travers cet article. Il ne s’agit donc pas ici de « conclure » mais, plutôt, de trouver un moyen « d’ouvrir ». C’est dans cette perspective que j’ai pensé finir ce texte par la notion de « triangulation du doute » exposée par René Barbier. En effet, si les certitudes cultivent cette fâcheuse tendance à clore le monde (et les débats), nous savons au contraire que le doute nous oblige à penser et à entrer en relation. Dans la perspective que nous défendons, la recherche (-action) ne doit donc pas servir à effacer les doutes, mais à mieux (apprendre à) habiter l’incertitude. Cela s’inscrit dans la continuité de ce qu’Haraway nous démontre, de façon si convaincante, dans Vivre avec le trouble39. René Barbier, quant à lui, évoque la triangulation du doute pour tenter de mieux caractériser les positions que nous développons dans nos pratiques de recherche-action. Premièrement, nous dit-il, toute recherche-action développe un doute sur l’ordre social. Nous nous mettons en recherche parce que nous n’acceptons plus une situation, et qu’il nous est nécessaire de tenter de la transformer. Nous n’acceptons plus (dans un contexte donné) le racisme, le masculinisme, la domination de classe, l’anthropocentrisme… Nous avons conscience que ces dimensions sont produites par un ordre social spécifique que nous mettons en doute, en affirmant que celui-ci n’est pas légitime, normal, naturel, et que, donc, nous pouvons (et devons) le faire « bouger ».

Deuxièmement, nous dit René Barbier, nous mettre en recherche à partir de nos souffrances, en vue de les transformer, nous entraîne assez rapidement à vivre et ressentir : le doute scientifique.

On s’aperçoit que la plupart des instruments méthodologiques habituels de la logique académique doivent être adaptés, remis en question en fonction du groupe, du savoir du groupe, de la situation, etc. En grande partie on a à inventer de nouveaux modes d’expression et d’investigation. Et cela nous conduit à remettre en question cette méthodologie habituelle dans les sciences. Mais au-delà même, on découvre que cela nous entraîne à un doute épistémologique sur les sciences humaines40.

Pour finir cette triangulation, René Barbier parle d’un doute ontologique. Pour l’auteur de L’Approche transversale : « Une recherche-action est faite de co-formation, d’un rapport au terrain qui, sans cesse, vous questionne et vous bouleverse parce que vous touchez à des zones d’ombre de votre propre psyché, de votre rapport au monde. » À cet endroit nous retrouvons les approches impliquées, situées et éprouvées de la recherche que nous défendons aujourd’hui, et la manière dont celle-ci nous permettent de procéder à des formes de désubjectivations/resubjectivations de nos expériences (de vie), pour reprendre ici un propos récent de Pascal Nicolas-Le Strat41.

L’ensemble des doutes que René Barbier formule traversent encore très largement nos approches de la recherche-action, et les manières dont nous tentons actuellement de la réengager. Ils sont au cœur de la sociologie des tentatives que je défends, et nous pouvons aujourd’hui les entendre résonner plus largement chez de nombreux·ses autres chercheur⸱es. Nous vivons une époque qui nous oblige à remettre radicalement en question le monde que nous habitons (son ordre social, scientifique, ontologique) et nous continuons à penser que la recherche-action a un rôle à jouer à cet endroit.

Notes

1 Jacques Ardoino, 2003, « La recherche-action, une alternative épistémologique. Une révolution copernicienne », in : Pierre-Marie Mesnier et Philippe Missote (dir.), La Recherche-action. Une autre manière de chercher, se former, transformer, Paris, L'Harmattan, p. 44.

2 Louis Staritzky, 2024, Pour une sociologie des tentatives. Faire monde depuis nos vies quotidiennes, Rennes, Éditions du commun ; Pascal Nicolas-Le Strat, 2024, Faire recherche en commun : chroniques d’une pratique éprouvée, Rennes, Éditions du commun ; Louis Staritzky, Pascal Nicolas-Le Strat, 2024, « Faire recherche en habitant. Une histoire populaire de la recherche-action », [https://lecoleduterrain.fr/maniere-de-faire/faire-recherche-en-habitant/].

3 Nous sommes partis présenter nos ouvrages à l’invitation de collectifs citoyens en expérimentation sur leur territoire et de groupes de recherche qui interrogent leur manière de faire.

4 Louis Staritzky, 2024, Pour une sociologie des tentatives, op. cit.

5 Corine Morel Darleux, 2019, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Montreuil, Libertalia.

6 François Dosse, 2024, Vincennes : heurs et malheurs de l'université de tous les possibles, Paris, Payot.

7 « Science avec et pour la société : les mesures issues de la LPR », [https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/science-avec-et-pour-la-societe-les-mesures-issues-de-la-lpr-49218].

8 Guy Berger, Augustin Mutuale, 2012, Conversations sur l'éducation : s'autoriser à éduquer, Paris, L'Harmattan, p. 130.

9 Louis Staritzky, Pascal Nicolas-Le Strat, 2024, « Faire recherche en habitant », op. cit.

10 Guy Berger, Augustin Mutuale, 2012, Conversations sur l'éducation, op. cit., p. 88.

11 Ibid.

12 Ibid., p. 130.

13 Ibid., p. 131.

14 Ibid., p. 143.

15 Guy Berger, 2003, « La recherche-action. Épistémologie historique », in Pierre-Marie Mesnier et Philippe Missote (dir.), La Recherche-action. Une autre manière de chercher, se former, transformer, op. cit., p. 17-18.

16 René Barbier, 1977, La Recherche-action dans l'institution éducative, Bordas, p. 7.

17 Ibid., p. 6.

18 Cf. Jacques Ardoino, René Lourau, 1994, Les Pédagogies institutionnelles, Paris, Presses Universitaires de France.

19 René Barbier, 1977, La Recherche-action dans l'institution éducative, op. cit., p. 7.

20 René Lourau, 1997, La Clé des champs, une introduction à l'analyse institutionnelle, Paris, Economica, p. 14.

21 Voir, par exemple, le dossier « Vers une psycho-sociologie politique » dirigé par Lapassade, et l'article qu'il cosigne avec Edgar Morin : Edgard Morin, Georges Lapassade, 1962, « La question microsociale », Revue Arguments, n° 25-26.

22 René Lourau, 1997, La Clé des champs, op. cit., p. 7.

23 René Barbier, 1977, La Recherche-action dans l'institution éducative, op. cit., p. 6.

24 Ibid.

25 Guy Berger, 2003, « La recherche-action. Épistémologie historique », op. cit., p. 13.

26 Ibid., p. 13-14.

27 Ibid., p. 14.

28 Ibid., p. 15.

29 Jacques Ardoino, 1988, « La recherche-action : alternative méthodologique ou épistémologique », in Marie-Anne Hugon et Claude Seibel (dir.), Recherches impliquées, recherches action : le cas de l'éducation, Bruxelles, De Boeck Université, p. 78.

30 Guy Berger, 2003, « La recherche-action. Épistémologie historique », op. cit., p. 17.

31 René Barbier, 1996, La Recherche action, Paris, Anthropos, p. 18.

32 René Barbier, 2003, « Le sujet dans la recherche-action », in Pierre- Marie Mesnier et Philippe Missote (dir.), La Recherche-action. Une autre manière de chercher, se former, transformer, op. cit., p. 53.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Boaventura de Sousa Santos, 2011, « Épistémologies du Sud », Études rurales, no 187, [https://doi.org/10.4000/etudesrurales.9351].

36 Jacques Ardoino a longuement développé le concept de multiréfrentialité. Voir par exemple : Jacques Ardoino, 1993, « L’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives », Pratiques de formation/Analyses, no 25-26, p. 15-34.

37 René Barbier, 1999, L'Approche transversale – l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Economica.

38 René Barbier, 2003, « Le sujet dans la recherche-action », op. cit., p. 55.

39 Donna J. Haraway, 2020, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire.

40 Ibid., p. 62.

41 Pascal Nicolas-Le Strat, 2024, Faire recherche en commun, op. cit., p. 50.

References

Electronic reference

Louis Staritzky, « La recherche-action vincennoise : un héritage scandaleux », Pratiques de formation/Analyses [Online], 70 | 2025, Online since 01 March 2025, connection on 09 March 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/934

Author

Louis Staritzky

Docteur en sociologie, docteur associé au laboratoire Experice.