Un itinéraire tragique menant inéluctablement à l’écriture : La Place d’Annie Ernaux

Texte

Le prix Nobel de littérature (2022) ayant parachevé le processus de canonisation dans lequel se trouvait engagée l’œuvre d’Annie Ernaux, une nouvelle phase de réception peut s’ouvrir. Autant il semblait naturel, dans un premier moment, de s’appuyer sur le discours et la terminologie de l’auteure (« écriture plate », « auto-socio-biographie ») pour mieux resituer et comprendre son projet, autant il paraît nécessaire aujourd’hui de s’en distancier, afin de mettre en lumière d’autres aspects de son travail, en marge de son exégèse propre. Je suis partie ici du sentiment tragique que ce texte provoque chez moi (inéluctabilité du destin, disparition irrémédiable du père), en élucidant, au prisme des travaux de Paul Ricœur sur le récit de vie et l’identité narrative1, la construction textuelle qui me paraît être la source d’une telle émotion.

C’est avec La Place, en 1984, qu’Annie Ernaux se fait connaître du grand public. Ce livre tranche avec ses trois premières publications : trois romans autobiographiques certes, mais dans lesquels l’auteure n’assume pas encore sa coïncidence complète avec la narratrice-personnage. Dans ce quatrième texte, elle trouve enfin « sa place » dans et devant les réalités familiales qu’elle dépeint : « le changement se produit avec La Place. Pas seulement celui de la voix mais celui de la posture entière de l’acte d’écrire2 ». On ne saurait comment résumer l’histoire : s’agit-il de la biographie du père d’Annie Ernaux ? Mais le récit procède de façon circulaire, commençant et terminant sur deux « scènes » ayant eu lieu au moment de son décès, ce qui incite Pierre-Louis Fort3 à parler plutôt de « thanatographie ». S’agit-il alors du passage de la fille du monde dominé au monde dominant, un passage qui rendit possible son devenir écrivain, comme le suggère Warren Motte4 ? La Place semble renvoyer autant à celle que le père a cherché à occuper, qu’à celle que l’auteure n’a pas trouvée dans la vie mais dans la littérature (« écrire est devenu une façon d’exister » a-t-elle déclaré5). Si le « moi », sujet de confessions ou de mémoires, possédait sa propre chronologie, liée au progrès de la conscience de soi, le « je » de cette narratrice ne peut se « comprendre », au sens de se relier et de se resituer, que s’il se met à la place du père, dans une époque et un milieu social déterminés. Une telle indétermination générique peut déstabiliser le lecteur ou la lectrice. En outre, l’illusion référentielle, constamment défaite, constitue un enjeu de lecture. Tout se passe comme si l’histoire était constamment interrompue par les incursions discursives de la narratrice : soit qu’elle précise comment, quand et pourquoi elle a écrit, qu’elle partage ses doutes sur la justesse de son récit, ou ses difficultés à se souvenir. Il devient difficile, voire impossible, de se projeter émotionnellement dans l’histoire du père. Cette présence insistante suggère en creux une autre projection : l’identification à la narratrice, qui n’est pourtant pas le personnage principal du récit. D’où la question adressée à celui ou celle qui lit, de façon indirecte, par le titre : quelle sera ta place dans ce texte ?

Annie Ernaux a proposé le terme « auto-socio-biographie6 », pour désigner le genre de ses écrits. Indéniablement, la visée cognitive qui oriente son « faire » a donné lieu à un questionnement et un dépassement des formes classiques de narration : renouvellement du « je », transgression des bienséances littéraires, engagement socio-politique, disparition du récit et de l’illusion romanesque au profit de fragments de réel, listes et montages d’images, usage du métatexte pour impliquer le lecteur dans le « faire » de la narratrice. Les travers traditionnellement attribués à l’autobiographie, dont l’épanchement lyrique, la centration sur le « je » et sur l’intériorité, se trouvent dépassés par une redéfinition des frontières entre moi et autrui, espace privé et espace public, littérature et discours scientifique. Les expériences les plus intimes de l’existence (le deuil, les relations au sein de la famille) sont éclairées dans leur dimension collective, en tant qu’elles sont représentatives de l’expérience d’une classe sociale. Cependant, se centrer exclusivement sur le caractère sociologique de son œuvre, c’est ignorer l’engagement émotionnel de l’auteure dans le texte – et par identification, du lecteur ou de la lectrice. Pour Paul Ricœur, la vie réelle se caractérise par l’inachèvement, l’absence de principe net et de fin :

Rien dans la vie réelle n’a valeur de commencement narratif ; la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance ; ma naissance et, à plus forte raison, l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres, en l’occurrence celle de mes parents, qu’à moi-même. Quant à ma mort, elle ne sera racontée que dans le récit de ceux qui me survivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fin narrative7.

C’est le récit de vie qui permet de stabiliser certains évènements en leur attribuant une fonction de principe et de clôture. Ainsi, il semble possible, par une analyse de ce qui fait l’unité narrative de La Place (qui ? pourquoi ? qu’est-ce qui a valeur de commencement ou de fin ?), d’en proposer une lecture à travers le prisme tragique : une mise en échec de la liberté humaine dont le dénouement fatal serait causé par l’hybris filial.

Curieusement, La Place s’ouvre sur deux faits sans lien apparent, l’obtention du Capes par la fille et, le décès du père. Certains hasards se trouvent chargés de sens : que deux mois jour pour jour séparent les deux évènements, par exemple, comme si la réussite de la fille était le principe de la disparition paternelle. La chronologie du récit est d’abord marquée par l’ascension sociale du père (de vacher à ouvrier, puis patron d’un café-épicerie). Le « je » de la narratrice, dans la première partie du texte, est peu présent. Il n’apparaît que dans les commentaires réflexifs sur le processus d’écriture, et renvoie au présent de l’activité de narration. Mais, à partir de la description d’une photographie dont le sujet est significativement la fille, le père figurant comme ombre portée, ce « je » prend peu à peu sa place en tant qu’agent et thème du récit. La narration devient scandée par l’ascension sociale de la fille, provoquant un conflit inévitable entre deux exigences contradictoires, l’amour filial et le désir d’accéder à des études supérieures (« le droit d’entrer à l’université8 »).

Sa subjectivité, sa colère face au destin de ses parents, est par ailleurs palpable dans l’épaisseur de certains enchaînements sociologiques et biographiques, tels que : « naturellement, pas d’autre choix que l’usine9 ». Une immense tristesse est perceptible, par exemple dans cette juxtaposition entre le récit de la vie paternelle et un commentaire sur l’activité d’écriture, au moment de finir :

Il aimait de plus en plus la vie.
Plusieurs mois se sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre10.

Dans cette transition abrupte, celui ou celle qui lit sent qu’au moment où le père s’autorise enfin à « profiter de la vie », sa maladie est proche (attente confirmée un peu plus loin : « Je ne pensais pas à la fin de mon livre. Maintenant je sais qu’elle approche11 »). L’évocation du décès paternel, à la fin du récit, est déclenchée par l’évocation de la dernière visite que lui rend sa fille :

Bientôt je n’aurai plus rien à écrire. Je voudrais retarder les dernières pages, qu’elles soient toujours devant moi. Mais il n’est même plus possible de revenir trop loin en arrière, de retoucher ou d’ajouter des faits, ni même de me demander où était le bonheur. Je vais prendre un train matinal et je n’arriverai que dans la soirée, comme d’habitude12.

Encore une fois, le récit de vie est juxtaposé au récit de l’écriture du texte. L’emploi du futur proche, associé à un verbe de mouvement (« je vais prendre un train ») a pour effet de dramatiser ce moment, comme si l’auteure revivait ces derniers instants en les écrivant, et de mettre l’accent sur son agentivité.

En tramant l’intrigue autour de son entrée dans le monde bourgeois, puisque le texte s’ouvre sur l’obtention du Capes et se clôt sur l’image de la professeure regardant son élève caissière, Annie Ernaux fait de son ascension sociale le principe et la fin de La Place, en parallèle avec le récit de la vie de son père, ouvert et achevé sur l’image de sa mort. Ricœur souligne cet « enchevêtrement de l’histoire de chacun dans l’histoire de nombreux autres13 », contraire à la linéarité du récit de vie, mais propre à la vie réelle. Si Annie Ernaux maintient cet entrelacement, en revanche elle assigne un début et une clôture à son texte, un début qui est la fin, provoquant un sentiment de circularité tragique puisque la mort est déjà annoncée. Ce faisant, elle devient « narrateur(-rice) et personnage d’une vie dont, à la différence des êtres de fiction, je ne suis pas l’auteur mais au plus, selon le mot d’Aristote, le coauteur, le sunaition14 ». Et elle attribue en même temps son devenir écrivain à celui qui, en l’emmenant chaque jour à l’école, « passeur entre deux rives », lui a permis d’aborder le port de la littérature.

Notes

1 Paul Ricœur, 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.

2 Annie Ernaux, 2011, L’Écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard, « Folio », p. 31

3 Pierre-Louis Fort, 2004, « Entre deux rives : l'écriture du deuil chez Annie Ernaux », in Fabrice Thumerel (dir.), Annie Ernaux, une œuvre de l'entre-deux, Arras, Presses Universitaires d’Artois, p. 115-124.

4 Warren Motte, 1995, « Annie Ernaux's Understatement », The French Review, no 69, p. 55-67.

5 Annie Ernaux, 2011, op. cit., p. 134.

6 Ibid., p. 23.

7 Paul Ricœur, 1990, op. cit., p. 190.

8 La Place, dans Écrire la vie, 2011, anthologie partielle éditée par l’auteure, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 648.

9 Ibid., p. 447.

10 Ibid., p. 474 ; nous avons respecté la mise en page d’origine.

11 Ibid., p. 474.

12 Ibid., p. 474-475.

13 Paul Ricœur, 1990, op. cit., p. 190

14 Paul Ricœur, 1990, op. cit., p. 189.

Citer cet article

Référence électronique

Laurence Chagrin, « Un itinéraire tragique menant inéluctablement à l’écriture : La Place d’Annie Ernaux », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 70 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 09 mars 2025. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/982

Auteur

Laurence Chagrin

Doctorante à l’université de Cadix, son projet de thèse porte sur la réception des textes d’Annie Ernaux par les réseaux socio-numérique de lecteurs. Elle est titulaire d’une maîtrise en philosophie, d’un CAPES de lettres modernes, et d’un master de FLE.