L’appel à contributions diffusé en 2022 sur le thème « L’éducation populaire dans tous ses états : entre résistances et métamorphoses » devait permettre de préparer un numéro (le 67) de la revue Pratiques de Formation/Analyses. Cet appel ayant suscité de nombreuses propositions de grande qualité, provenant tout autant de chercheurs et chercheuses que d’acteurs et d’actrices intervenant dans ce champ de pratiques, le comité de rédaction de la revue a choisi d’étendre la thématique à un second numéro.
La motivation initiale à proposer ce numéro venait d’une série de questionnements concernant la place de l’éducation populaire dans notre société. En effet, un premier mouvement d’institutionnalisation, suivi de diverses tentatives de renouvellement, ont donné lieu à des tensions et transformations dans les pratiques et les approches de celles et ceux qui s’en réclament.
De quel ordre seraient ces transformations ?
Les contributions de ce second volume proposent des analyses, qu’elles soient issues du terrain ou d’une orientation inspirée de la philosophie politique, qui démontrent que, loin d’être dépolitisée, l’éducation populaire continue à se renouveler. Nous assistons peut-être à l’émergence d’un changement de régime1 qui tenterait de freiner des revendications venues de la société civile (Marie-Hélène Doublet et al.) ou de dissocier engagement et militantisme (Cyrille Bock).
Apparaissent aussi des réflexions (Irène Pereira, Nicolas Brusadelli, Ludo Labrune, Jérémy Ianni) et des actions qui pourraient permettre d’appréhender quelques nouvelles orientations prises par l’éducation populaire dite « politique ». Pour les chercheurs et chercheuses comme pour les praticien·nes, l’émancipation – qui se manifeste à travers différentes dynamiques collectives – semble rester une finalité. Dans la volonté d’implication des publics qui caractérise les projets et les modes de gouvernance proposés (Ianni, Camille Ramond, Lénaïg Le Touze et Jonas Chevet, Javotte Chomel), on perçoit la constance d’une préoccupation à la fois démocratique et populaire – une capacité à s’adapter et à se réinventer plus présente dans les petites structures, semble-t-il. Cette tension, que l’éducation populaire connaît depuis ses débuts (Emmanuel de Lescure), reste donc bien actuelle mais prend aujourd’hui des formes qui pourraient être révélatrices des évolutions de notre société contemporaine. Sont notamment mis en exergue des questionnements sur les droits culturels (Labrune, Ianni) et sur les revendications intersectionnelles (Pereira, Doublet et al.).
Si ce numéro donne des éléments d’analyse des transformations de l’éducation populaire dans le rapport qu’elle entretient au(x) politique(s), il laisse également apparaître des « angles morts » qui pourraient être révélateurs d’impensés. La raison en revient peut-être à la formulation de l’appel à contributions, on note que des tensions importantes sont peu abordées : la précarisation des acteurs et actrices, les actions envers la jeunesse, l’articulation de l’éducation populaire avec les institutions scolaires ou religieuses. Par ailleurs, les articles se concentrent principalement sur des problématiques relatives à un terrain français, ce qui empêche d’avoir une vision plus large des agencements contemporains. On pourrait aussi s’interroger sur ce veut dire « populaire » aujourd’hui. Ce second volume, sans prétendre à être exhaustif ni à définir ce qu’est l’éducation populaire de nos jours, reste néanmoins, nous l’espérons, un objet qui permettra de mieux cerner des orientations et des transformations qui pourront nourrir les pratiques et les recherches de demain.
Ce numéro 68 s’ouvre sur cinq articles de recherche qui envisagent les métamorphoses de l’éducation populaire selon diverses dimensions socio-institutionnelles et politiques : du point de vue de sa place dans les formations d’animateurs et d’animatrices socioculturelles (Bock), en citant Pierre Besnard et Francis Lebon selon lesquels l’animation est « la fille professionnelle de l’éducation populaire » ; dans l’actualité récente de sa réhabilitation sous l’appellation d’« éducation populaire politique », par le déploiement d’un nouveau projet d’action culturelle (Brusadelli) ; dans ses relations avec l’État, et plus précisément face à la défiance de ce dernier vis-à-vis d’associations d’éducation populaire (Doublet et. al.) ; en mettant en lumière quelques-uns des problèmes philosophiques et pratiques auxquels cette éducation populaire politique se trouve confrontée aujourd’hui, notamment à partir de l’analyse des travaux de Paulo Freire (Pereira) ; et au regard des enjeux de reconnaissance des droits culturels (Labrune).
La rubrique « Cheminements » regroupe deux textes de réflexion produits par des jeunes chercheurs et chercheuses, acteurs et actrices dans le champ de l’éducation populaire, en quête de sens et de connaissances dans les champs respectifs de leurs pratiques. Jérémy Ianni interroge le rôle des volontaires internationales et internationaux en mission à l’étranger, en prenant appui sur sa propre expérience avec ATD Quart Monde lors d’un long séjour à Manille, aux Philippines.
Camille Ramond décrit et analyse un double processus d’autorisation et de formation qui se déploie au sein de La Barque, une structure associant café associatif et lieu d’accueil de jour pour des personnes vivant dans la rue.
Pour ouvrir la rubrique « Témoignages », Lénaïg Le Touze et Jonas Chevet envisagent les voies selon lesquelles l’éducation populaire pourrait poursuivre des visées de développement de l’autonomie des personnes, et plus encore de collectifs. Ce témoignage passionnant, qui analyse des enjeux relatifs au développement d’une gouvernance partagée, à la lutte contre les discriminations, et qui invite à la mise en œuvre d’une démocratie d’interpellation, présente par ailleurs une belle originalité dans sa forme : il est étayé par plusieurs œuvres graphiques créées dans le cadre de ces actions.
Le retour d’expérience que nous propose Javotte Chomel, formatrice dans une association qui enseigne le « français langue étrangère », Mot à Mot, à Marseille, interroge le droit à la formation des personnes migrantes et les modalités pédagogiques favorables à une appropriation de la langue française. Cela passe notamment par une posture « ignorante », quand les formatrices tentent de déjouer les processus de minorisation ; ou par l’attention que l’association porte à l’agentivité des usagères et usagers, en ayant le souci d’une gouvernance partagée, instituant des espaces linguistiques et décisionnels se voulant au-delà d’une simple assignation à la formation.
Ce double dossier consacré à l’éducation populaire se termine par une conclusion rédigée par Emmanuel de Lescure : « L’éducation populaire saisie par ses marges ». Le texte présente une approche sociohistorique de l’éducation populaire à partir de Bénigno Cacérès, ainsi que les transformations qui ont prévalu au xixe siècle, « entre la jaquette, la calotte et le bourgeron ». Pour l’auteur, le xxe siècle s’inscrit entre « crise et renouveau ».
Les vingt-deux textes que compte le numéro double (67 et 68) apportent des éléments d’éclairage et de réflexion critique portant sur le renouveau de l’éducation populaire aujourd’hui, qui se caractérise par des rapports à l’État souvent difficiles, mais aussi par « de nouvelles manières de faire de l’éducation populaire » dans différents champs d’intervention.
La rubrique « Choses lues, vues et entendues » s’ouvre avec la présentation par Fabien Granjon de trois scènes artistiques qui permettent de réinterroger ce que peut être l’art, offrant ainsi une invitation à penser des mondes alternatifs. Il s’agit d’abord d’un spectacle de danse, One Shot, joué au Théâtre national de Bretagne, ou le langage des corps comme support d’une poétique en partage. Puis de deux œuvres d’Anthony Joseph, poète, romancier et musicien anglais puisant ses sources dans les musiques caribéennes et afro-descendantes : son dernier album, The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives, et un recueil de poésie, inspiré d’auteurs et d’autrices engagé·es et nourri de matériaux biographiques, Sonnets for Albert.
Cédric Prévot propose une recension de l’ouvrage de Clothilde Jouzeau, Mettre en œuvre la coéducation en classe, publié chez ESF en 2023. Préfacé par Philippe Meirieu, cet ouvrage s’adresse à toutes celles et ceux qui s’intéressent aux relations école-famille, dans la perspective de construire une coéducation participative. L’autrice apporte des conseils aux enseignant·es pour construire un « dispositif horizontal », en privilégiant une approche intergénérationnelle et multilingue, et pour engager les parents dans le fonctionnement de classes ouvertes.
Vivien Soldé présente l’ouvrage de Roxane Hamery, Des écrans pour grandir. Films et séances cinématographiques pour la jeunesse (années 1910-1970), publié chez AFHC en 2022. Un ouvrage qui traite de l’éducation cinématographique auprès de la jeunesse, permettant aux lecteurs et lectrices de découvrir ce qu’est l’histoire du cinéma, dans des périodes et des espaces différents, avec l’avènement d’un nouveau marché à partir des années 1968, situé entre culture élitiste et culture populaire. « Où en est-on aujourd’hui ? », demande l’auteur.
Alexia Morvan et Philippe Glâtre proposent un recensement des thèses portant sur l’éducation populaire réalisées ces quinze dernières années en France, sur la base de celui qu’Alexia Morvan avait constitué dans le cadre de son doctorat. Ils présentent ici les thèses soutenues, ainsi que d’autres, en cours, effectuées à parts égales en sciences de l’éducation et dans d’autres disciplines. Nous espérons que ce recensement sera profitable aux chercheurs, chercheuses et praticien·nes qui s’intéressent à l’histoire et à l’actualité de l’éducation populaire, qu’il s’agisse de comprendre ce qui se joue en France ou plus largement en Europe, en Afrique et en Amérique latine.
Martine Morisse et Augustin Mutuale rendent un hommage à Guy Berger dans un texte qui relate, en partie seulement, la longue carrière de notre collègue, décédé le 12 juin dernier, en rappelant sa participation à la création de l’université Paris 8 à Vincennes, ainsi que les responsabilités qu’il y a assumées à Saint-Denis à partir des années 1980, y compris dans la revue Pratiques de Formation/Analyses dont il a été membre du comité de rédaction entre 1981 et 2013. Sont évoqués également certains de ses nombreux engagements hors l’université, dans un parcours qui révèle le caractère exceptionnel de cet intellectuel engagé dans et pour l’éducation.
Pour conclure, il est important de dire que ce numéro 68 est, comme le précédent, le résultat d’un travail collectif qui a été particulièrement stimulant. Voici les noms de celles et ceux qui se sont impliqué·es tout au long de ce processus : Paul Fayolle, Philippe Glâtre, Jérémy Ianni, Martine Morisse, Alexia Morvan, Camille Ramond, Sébastien Pesce et Christian Verrier2.