La place du « sentimental1 » dans l’éducation tout au long de la vie est le thème central de ce nouveau numéro de Pratiques de formation/Analyses. Dans les années 2000, lors d’une des réunions du comité de rédaction de l’ancienne formule de la revue, proposition avait été faite de réaliser un numéro intitulé « L’éducation sentimentale et érotique tout au long de la vie ». Pour des raisons diverses dont, non des moindres, un planning de parution déjà bien chargé, l’idée avait été repoussée à un avenir indéterminé que l’arrêt de la parution de la revue au cours des années 2010 avait semblé définitivement compromettre.
Du moins jusqu’en 2021-2022, période durant laquelle, avec la relance de la revue selon une nouvelle approche2, l’idée a resurgi, un peu modifiée3, se resserrant autour de l’importance que pouvaient prendre les sentiments dans l’éducation durant toute une vie, où d’évidence ils jouent un rôle de premier plan, même si on ne le conscientise pas toujours autant qu’il faudrait.
Ce numéro commença alors d’être imaginé par Christian Verrier, maître de conférences honoraire en sciences de l’éducation, et Jérémy Ianni, doctorant contractuel en sciences de l’éducation, rapidement rejoints par Houria Meddas, doctorante en sciences de l’éducation, qui constituèrent un comité de coordination restreint, épaulé d’autres participant·es4. Ce collectif s’est réuni à de très nombreuses reprises entre janvier 2022 et mars 2024 pour rédiger en commun l’appel à contributions, évoquer les propositions d’articles au fil de leur arrivée. La première année, inspiré de la pédagogie institutionnelle, un « Quoi de neuf » a ouvert chacune de ces réunions à distance en ligne, où chacune et chacun pouvait exprimer quelques idées sur la thématique du sentiment en l’éducation. Des extraits de ces « Quoi de neuf » figurent dans ce numéro, comme autant de marques-jalons de sa réalisation au fil du temps.
L’actualité récente met en exergue l’intérêt que peut revêtir la prise en compte des sentiments en éducation. Ne serait-ce que le phénomène du harcèlement scolaire – pouvant aller jusqu’aux suicides récents et tragiques d’enfants et d’adolescents – qui semble mettre en cause toute une chaîne de responsabilités depuis les élèves eux-mêmes jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie des rectorats5. La souffrance psychologique, la détresse morale, la déresponsabilisation, l’inimitié à tout le moins, comme conséquences et causes du harcèlement, apparaissent souvent comme étant connus des membres de l’institution, mais ignorées largement, jusqu’au point de non-retour parfois. Et, ici et là, dans la presse, au ministère de l’Éducation et ailleurs, de préconiser comme remède possible – à l’instar du Danemark dès la maternelle – des enseignements développant la capacité de prise en compte des émotions de l’autre, des « cours d’empathie ».
On notera à l’inverse, en Belgique, l’incendie d’une école et des manifestations d’opposants à des cours obligatoires sur la « vie relationnelle, affective et sexuelle » (EVRAS), programme imaginé pour répondre aux questions d’élèves relatives à l’intimité6. Certes l’affectif se voit ici lié à la sexualité, néanmoins la dimension affective est clairement énoncée en tant que visée éducative importante. Et que dire des opposant·es, intégristes religieux et religieuses et autres milieux complotistes, si ce n’est que leur opposition possède très probablement, elle aussi, ses propres ressorts affectifs particuliers, émotionnels, passionnels, empreints de sentiments multiples ?
Les sentiments inévitablement à l’œuvre dans l’éducation sont peut-être généralement trop tenus à distance par la doxa traitant de l’éducatif, et davantage encore durant la dernière décennie avec la montée des engouements ministériels – et d’autres comités spécialisés présidant au devenir de l’éducation – pour le cognitivisme, les neurosciences, la neuro-éducation, vues comme clés-remèdes universels aux maux des apprenants. Ces sentiments et leurs activités constantes, mais souvent sous-jacentes à ce qui se perçoit au premier regard pressé – voire aux tests de neurologie –, peuvent sembler être devenus des éléments mineurs parmi les démarches éducatives, alors qu’ils en sont peut-être le cœur battant.
En contrepoint de ces regrettables tendances contemporaines, ce numéro envisage de rendre compte de l’importance considérable que prennent les sentiments dans tout épisode éducatif, qu’il soit formel, non formel ou informel, avec les répercussions nombreuses engendrées chez les individus, dans les groupes, les institutions, et même le politique.
Bien entendu, la pessimiste éducation sentimentale flaubertienne sera lue aussi, dans les articles présentés, en son versant optimiste : celui d’un développement existentiel qui tout au long de la vie devient plus harmonieux pour chacune et chacun. Une finalité éducative, donc, tout à fait intéressante et sans doute des plus nécessaires.
Houria Meddas, Jérémy Ianni et Christian Verrier, coordinateurs du numéro.