Anthropologie du corps et phénoménologie des sentiments et des désirs chez Montaigne : quelques enjeux éducatifs

  • Anthropology of the Body and Phenomenology of Feelings and Desires in Montaigne: Some Educational implications

Résumés

Dans le livre I des Essais, Montaigne consacre un chapitre entier à la phénoménologie des affections. Il s’agit de montrer comment nos désirs et nos sentiments s’étendent au-delà de nous-mêmes. Et comment le « dynamisme primitif » de la connaissance de soi réside, chez le philosophe, dans le corps. Contrairement à la tradition philosophique qui l’a souvent rejeté, comme source à la fois de faiblesse et d’erreur, Montaigne réintègre le corps dans son idéal de connaissance de soi et lui restitue par là même sa grandeur. Selon lui, aucune conscience de soi n’est possible en dehors des différents fonctionnements sensoriels de notre corps. En effet, le corps ne cesse de sentir et d’informer l’individu de la complexité de ses actes. Par suite, l’âme montanienne ne peut conserver la force intérieure et psychique nécessaire pour se connaître qu’à travers les heurts physiques qui l’obligent de sortir de soi et de se reconnaître dans le regard différé d’autrui. Il importe pour notre analyse de montrer comment Montaigne considère la conscience de soi non comme un être, mais plutôt comme un acte psychique de mise en relation, et de préciser ensuite les enjeux éducatifs que recèle sa conception.

In his first volume of the Essais, Montaigne devotes an entire chapter to the phenomenology of the affections. His aim is to demonstrate how our desires and feelings extend beyond ourselves. And how the “primitive dynamism” of self-knowledge lies, according to him, in the body. In opposition to the philosophical tradition that has often rejected the body as a source of both weakness and error, Montaigne reintegrates the body into his ideal of self-knowledge and thereby restores its greatness. According to him, no self-awareness is possible outside the various sensory functions of our body. Indeed, the body never ceases to feel and to inform the individual of the complexity of his actions. As a result, the Montanian soul can only maintain the inner and psychic strength necessary to know oneself through the physical clashes that force it to step outside of itself and recognize itself in the deferred gaze of others. It is essential to us to show how Montaigne considers self-awareness not as a being, but rather as a psychic act of relating, and then to specify the educational issues involved in his conception.

Plan

Texte

Introduction

Dans le livre I des Essais, Montaigne consacre un chapitre entier à la phénoménologie des affections. Il s’agit de montrer comment nos désirs et nos sentiments s’étendent au-delà de nous-mêmes. Et comment le « dynamisme primitif » de la connaissance de soi réside, chez le philosophe, dans le corps. Contrairement à la tradition philosophique qui l’a souvent rejeté comme source à la fois de faiblesse et d’erreur, Montaigne réintègre le corps dans son idéal de connaissance de soi et lui restitue par là même sa grandeur. Selon lui, aucune conscience de soi n’est possible en dehors des différents fonctionnements sensoriels de notre corps. En effet, le corps ne cesse de sentir et d’informer l’individu de la complexité de ses actes. Par suite, l’âme montanienne ne peut conserver la force intérieure et psychique nécessaire pour se connaître qu’à travers les heurts physiques qui l’obligent de sortir de soi et de se reconnaître dans le regard différé d’autrui. Il importe pour notre analyse de montrer comment Montaigne considère la conscience de soi non comme un être, mais plutôt comme un acte psychique de mise en relation. Cette analyse ébauchée dans le chapitre III de l’Essai I, intitulé « Nos affections s’emportent au-delà de nous », montre que la conscience est un mouvement vers autre chose qu’elle-même, tout d’abord par la médiation des désirs et des sentiments. La corporéité recèle donc chez Montaigne une importance inédite et devient par là même propédeutique à toute connaissance humaine possible.

Si notre psyché est en permanence affectée par nos états corporels, notre connaissance de soi doit, à n’en pas douter, s’enraciner dans cet élément organique de l’affectivité. Car nous sommes tout d’abord des corps regardés et le regard d’autrui me vise tout d’abord en tant que corps : je ne peux prendre conscience de moi-même que via le regard de l’autre. Il y a donc une « non-appartenance à soi1 » qui est chez Montaigne première logiquement et ontologiquement, laquelle conditionne le processus de la connaissance de soi comme une expérience. Ainsi, l’expérience est elle-même une situation sans cesse différente, dans laquelle il faut réapprendre à bien juger ses actes, ses pensées ainsi que ses sentiments.Je propose dans un premier temps une lecture de la lettre de Montaigne à Diane de Foix, comtesse de Gurson dont le texte constitue le chapitre XXV2 du livre I des Essais, à la lumière de sa phénoménologie des affections qu’il développe dans le chapitre III du même livre, afin de montrer comment la singularité ne peut se construire que par la médiation d’autrui, c’est-à-dire par l’intersubjectivité. En ce sens, l’expression de soi est tout d’abord sociale avant de devenir strictement propre. Cela nous permettra, dans un second temps, d’analyser la conception montanienne de l’éducation, qui part de la réalité immédiate de l’enfant et de sa propre expérience, afin de lui permettre l’appropriation par la médiation du jugement et de l’esprit critique qui ne sont possibles que par la confrontation avec autrui, à commencer par son éducateur ou son éducatrice. Cela nous conduira, in fine, à montrer comment la conception montanienne de l’éducation possède un caractère dynamique, et accorde une place importante à l’expérience de la rencontre sensible avec autrui dans la mesure où la singularité ne peut s’expérimenter et se sentir que dans la diversité.1. Relation à soi et médiation : l’intersubjectivité comme fondement de la subjectivité. Ce que nos affections nous apprennent sur nous-mêmes

Contrairement à une idée largement répandue, la question de l’éducation chez Montaigne n’est pas exclusivement traitée dans ces deux chapitres successifs du livre I : « Du pédantisme » et « De l’instruction des enfants ». Certes, ces chapitres lui sont spécifiquement consacrés, mais cette question retient son attention tout au long des Essais. Sans doute faut-il rappeler que l’objectif de Montaigne est de chercher à connaître l’homme dans l’irréductible diversité de ses qualités et les différentes manifestations (affectives, sensorielles, corporelles et intellectuelles) de son être, de saisir par la même l’infinie diversité de ses actions qui sont « en perpétuelle mutation »3 ». « Il n’y a aucune qualité si universelle, […], que la diversité et variété »4 », affirme-t-il dans le chapitre « De l’expérience » qui conclut son ouvrage. Cela permet de montrer, d’une part, comment la diversité des affections de l’homme sont constitutives de sa condition, et d’autre part, de comprendre dans quelle mesure l’étude de la condition humaine aboutit à repenser la question de l’éducation dans une perspective critique.En ce sens, ma stratégie de lecture rompt avec une interprétation linéaire des Essais et propose une lecture problématique qui articule la question de l’éducation avec celle de la connaissance humaine de soi, posée par Montaigne comme le but ultime de toute connaissance. Si une lecture d’ensemble risque d’évacuer la richesse et la diversité du texte5, il me semble tout aussi bien qu’une lecture qui isole les chapitres les uns des autres empêche par là même de se rendre compte des enjeux éducatifs qui se dégagent de son « anthropologie des passions » pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Emiliano Ferrari6.L’un des objectifs de Montaigne au travers de cette conception anthropologique réside dans sa volonté de rompre avec la conception scolastique de l’éducation fondée sur la dichotomie traditionnelle entre le corps et l’âme. Cette conception prête attention aux seules capacités intellectuelles de l’enfant, au détriment de sa dimension sensorielle, corporelle, et affective, ce que Montaigne réfute fermement. Car le but immanent de l’éducation est « la condition humaine », l’homme dans sa totalité. « Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse7 », dit-il, « c’est un homme, il n’en faut pas faire à deux », c’est-à-dire les traiter séparément8. Selon Montaigne l’instruction doit prendre en compte la dimension passionnelle et corporelle de l’enfant. Il s’agit bien, à cet égard, de montrer comment la relation éducative, chez l’essayiste, accorde une place primordiale à la dimension affective laquelle est essentielle pour montrer l’unité indivisible de l’homme réaffirmée tout au long de son ouvrage. « Il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, dit-il, purement, ni corporel, ni spirituel9. » Cette thèse a des enjeux considérables dans la mesure où le fondement passionnel de la condition humaine le conduit à se détourner de la conception traditionnelle qui accorde à l’âme le rôle régulateur des mouvements et des réactions de notre corps et qui exclut, par suite, les phénomènes affectifs du champ de la connaissance. L’étude des phénomènes affectifs aboutit chez lui à une nouvelle appréhension de la subjectivité humaine en intégrant la corporéité dans l’expérience de la connaissance de soi. Du reste, l’étude des passions humaines conduit à une revalorisation anthropologique du corps et à sa réhabilitation épistémologique. « C’est toujours à l’homme que nous avons affaire, dit-il, duquel la condition est merveilleusement corporelle10. » Il y a donc une dimension organique qui affecte nos représentations et qui altère la relation à soi, aux autres et au monde. L’appréhension de l’intériorité s’appuie pour ainsi dire sur la dimension juxtaposée de notre être à savoir nos « affections » qui nous expulsent, dans un premier temps, en dehors de nous-mêmes par la médiation de notre corps. Il en va ainsi que la raison n’est plus considérée comme la faculté maîtresse de l’homme ; elle doit désormais accepter de partager son pouvoir avec le corps et les passions. Cette réhabilitation de la dimension affective et corporelle de l’homme montre l’importance du rôle de la médiation dans la connaissance de soi, une connaissance qui s’effectue comme une expérience et une relation à soi toujours en mutation. Il importe de rappeler à nouveau que le but de toute connaissance chez Montaigne est la connaissance de soi-même. « Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est, et ce qui lui est propre11 ». Or, la connaissance de soi exige au préalable de prendre conscience que « nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà12 ». Cette déclaration qui inaugure le chapitre « Nos affections s’emportent au-delà de nous » est lourde de conséquence. D’une part, cela conduit à accorder à la connaissance un statut proprement anthropologique dans la mesure où son but ultime est « l’appréciation de la condition humaine », selon l’expression de Hugo Friedrich13. D’autre part, la corporéité et les phénomènes passionnels ne sont plus considérés comme des obstacles épistémologiques à la connaissance mais plutôt ce qui la fonde. La lecture de ce chapitre montre l’importance de la corporéité dans la prise de conscience de soi. Le corps est tout d’abord une médiation avant d’être le mien propre. Il est en ce sens ce qui rend mon existence tangible ; sans mon corps, je ne suis rien. Pour autrui, je suis tout d’abord un corps perçu. Et c’est ce corps qui me pousse vers le dehors afin que je puisse m’approprier à travers un rapport réflexif de retour à soi. Cette thèse démontre que les passions ne résident pas seulement dans l’âme, elles naissent aussi « de la disposition du corps, sans impliquer d’activité cognitive14 ». Ainsi, il s’agit d’affirmer l’indépendance des « passions des corps » par rapport à celles de l’âme, et de récuser frontalement la subordination du premier à cette dernière. Par ailleurs, c’est à travers son corps que l’homme se distingue d’autrui et s’affirme comme une singularité. Il y a donc antériorité et priorité anthropologique de l’homme comme objet de l’homme, comme une déterminité. La conscience de soi n’est donc pas envisagée chez Montaigne comme un donné pur, mais plutôt comme une expérience, comme une connaissance de soi en acte et toujours en mutation. L’homme en tant que subjectivité perd aussi tout appui théorique, il s’expérimente et se sent homme tout d’abord par la médiation d’autrui. D’où l’importance de la corporéité, qui permet à l’homme de s’ouvrir à la diversité des êtres et des objets du monde. À l’inverse, demeuré isolé et replié sur soi-même telle « une monade isolée » conduit à être pris par ses inclinations, et à rester leur esclave par nécessité. Car « les plus belles âmes sont celles qui ont plus de variété et de souplesse15 » dans la mesure où l’homme ne peut développer ses capacités qu’en se transformant et s’efforçant à s’adapter à de diverses situations et en se confrontant à autrui. Il paraît donc hors de doute que la différenciation est le fondement de la singularité chez Montaigne. En bref, si on ôte la différenciation, on ôte la singularité. D’un mot, l’homme a besoin de l’autre pour se distinguer, c’est-à-dire pour prendre conscience de sa propre conscience. « Notre âme ne branle qu’à crédit1617 » : nous ne nous connaissons que dans la confrontation à autrui.

C’est alors la différenciation qui fonde la singularité, et non le contraire. Il importe pour notre analyse de montrer que Montaigne tend à mettre en évidence l’importance du rapport dialogique avec l’autre en tant que présence vivante et, tout d’abord, corporelle. Ce disant, la connaissance de soi et la réaffirmation de sa propre singularité exigent la médiation d’autrui comme subjectivité différenciée. L’homme n’existe ainsi que pendant qu’il se distingue et pour cela il faut un autre de qui se différencier. Tout au long de ses Essais, Montaigne insiste sur l’importance des liens intersubjectifs pour fonder l’expérience de la connaissance de soi humaine. Toute réalité propre ne pourrait exister par-delà les rapports intersubjectifs. C’est dire que le moi ne peut devenir un je que par emprunt. « Je n’ai rien mien, que moi ; et en est la possession en partie manque et empruntée18. » Autrui est tout d’abord l’autre de moi avant de l’apercevoir comme l’autre que moi. Autrui est dans une certaine mesure mon tu. Cette compréhension nous permet de découvrir que nos désirs et nos sentiments sont tout d’abord impersonnels. L’attachement affectif aux autres signifie de prime abord que notre intériorité a besoin d’être épaulée du dehors tout comme l’extériorité ne peut elle-même se désolidariser d’avec l’intériorité. « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire19. » En ce sens, leurs rapports sont indissociablement liés et interdépendants. La relation à soi se révèle, pour ainsi dire, comme une relation sociale avant d’être subjective. Autrui m’éclaire sur moi-même et m’aide à déplier ce qui m’échappe de moi-même. « Reprendre en autrui mes propres fautes, ne me semble non plus incompatible, que de reprendre, comme je fais souvent, celles d’autrui en moi20. » Autrui m’informe donc sur moi-même et vice-versa. En insistant sur l’importance du rapport dialogique avec autrui, Montaigne reconnaît ainsi fortement le rôle des relations de réciprocité comme médiation sociale dans le rapport à soi. Le Moi a donc besoin d’être soutenu de dehors pour qu’il puisse s’approprier soi-même à travers un certain détour. Mon Moi se dérobe et se déguise avant de m’être restitué. « Il s’agit évidemment d’un acte réflexif, entièrement tourné vers le “moy”, d’une “estude” de soi qui ramène à soi (“en moy”) toute autre chose étudiée21. » Il s’ensuit enfin que l’homme, lorsqu’il désire se connaître, reste toujours pris dans les embarras de l’étrangeté à soi, précisément parce qu’il ne se reconnaît lui-même que par un détour, que par le moyen d’une médiation. Mais un détour est justement cette reconnaissance désignant l’action de parcourir un chemin indirect pour accéder à soi-même. À ce point de vue, l’action prime, chez Montaigne, sur le savoir. Car « la nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, […] plus jalouse de notre action, que de notre science22 ». Dès lors, se connaître exige de se jeter au préalable en dehors de soi. Il faut passer par l’altérité pour construire son identité ; il faut se heurter à l’existence d’autrui, tout d’abord corporelle, pour s’approprier son être propre. « Et qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien23. » Ainsi l’intersubjectivité apparaît comme le fondement intra-muros de la subjectivité et la relation à soi passe inéluctablement par autrui. Ce va-et-vient constant entre soi-même et autrui atteste sur le fait que la médiation est le propre même du processus de la connaissance. Cette réflexion, amorcée dans le chapitre III du livre I « Nos affections s’emportent au-delà de nous », sera reprise dans le chapitre XXV du même livre : « De l’institution des enfants », dans lequel Montaigne préconise une pédagogie nouvelle qui mise sur l’activité de l’enfant et sur le rapport dialogique avec le précepteur. De là doit émerger le sens et l’importance de la médiation effective dans la relation éducative qui doit désormais prendre en compte la condition corporelle et la disposition psychologique de l’apprenant.

2. Montaigne et la pédagogie de la rencontre : rapport dialogique et relation à l’histoire 

Dans le chapitre III du livre I : « Nos affections s’emportent au-delà de nous », Montaigne cite des expériences historiques qui attestent du rôle du corps dans le phénomène affectif et dans son déploiement. Le roi d’Angleterre Édouard Ier imposa ses dernières volontés à son fils par un serment. Il lui demanda de faire bouillir son corps afin de séparer la chair des os et d’emporter ces derniers avec lui à chaque fois qu’il était en guerre contre les Ecossais, « comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres24 ». À travers cet exemple, Montaigne montre comment les soins du corps pendant les funérailles ne sont pas liés uniquement à la réputation posthume, mais témoignent du désir du défunt à rester encore mêlé à « la puissance d’agir25 ». La réputation du roi combattant est ainsi mêlée avec ce qui restait de son corps. De même, le capitaine Bayard, blessé à mort, refusa que l’on transfère son corps hors du champ de bataille afin qu’il puisse mourir « le visage tourné vers l’ennemi26 ». Mourir en tournant le dos à celui-ci était considéré, à ses yeux, comme la pire des défaites. Le corps a sa dignité, et c’est peut-être même celui qui éduque l’âme et qui l’élève à la dignité. Au même titre, « Jean Zischa, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu’on l’accrochât après sa mort, et de sa peau qu’on fit un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis27 ». Par ce biais, le chef de guerre des hussites continua son emprise sur les vivants. À travers ces exemples, Montaigne réhabilite la dimension éthique du corps et restitue par la même sa grandeur. Il est donc intéressant de constater, à ce niveau, comment il accorde à la corporéité, cette dimension paradoxalement périssable de l’homme, ce désir primitif de la continuité. Malgré sa finitude, le corps a une certaine prise sur l’avenir en l’actualisant comme possibilité à venir.

Si donc les Stoïciens nous avertissent sur les dangers des passions qui nous empêchent de vivre dans le présent, Montaigne montre que l’imagination, par son opération projective, nous jette dans l’avenir et permet aux hommes d’assurer leur continuité conformément au précepte de la nature. Montaigne veut par-là affirmer la valeur anthropologique des passions primitives. En effet, l’inquiétude de l’avenir nous expulse en dehors de nous-mêmes, nous fait espérer et nous fait désirer par-delà notre condition mortelle. « Les mortels s’échangent mutuellement la vie, et comme des coureurs, s’en transmettent le flambeau28. » Se contenter de vivre le présent, selon le précepte stoïcien, est in extenso contraire à l’intérêt de la nature qui « nous achemine, pour la continuation de son ouvrage »29 ». Force est donc de constater que, chez l’essayiste, l’agir prime sur le savoir, la vita activa sur la vita contemplativa. « Nous sommes nés pour agir30 », rétorque-t-il dans le chapitre XIX du livre I, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ». Contrairement à la doctrine stoïcienne, l’auteur des Essais envisage donc autrement le rôle des passions, lesquelles permettent à l’homme de sortir de la léthargie et de la stagnation : être c’est être en acte. Les passions permettent à l’homme de fuir le nuisible (la crainte), de poursuivre l’avantageux (le désir) afin de se conserver soi-même (l’espérance). Emiliano Ferrari a justement raison d’affirmer que « pour se réaliser, ce mouvement vital suppose nécessairement les activités de l’amor sui et du senus sui, ainsi qu’une forme de sensibilité qui est déjà, en soi, une activité judicative. C’est justement parce que l’animal s’aime et se connaît qu’il peut choisir entre ce qui est utile et ce qui est nuisible à sa constitution31 ». À la manière de l’animal, l’homme a aussi besoin de s’aimer et de se connaître. Mais pour cela, il a besoin d’être soutenu par le regard des autres et d’exister sous leur regard. « Chacun se structure à partir des liens affectifs qu’il tisse sous le regard des autres32. » D’un mot, pour s’approprier soi-même, il faut avant tout mettre en acte ce désir d’être aimé et estimé, ainsi que le désir d’aimer et d’estimer autrui en retour. Contrairement à la sagesse des Stoïciens qui considère les passions comme une source d’erreur, Montaigne puise les ressources de la sienne dans la corporéité et l’affectivité humaines.

Partant, le fondement passionnel de l’anthropologie montanienne modifie, argumentation à l’appui, la tradition stoïcienne de la connaissance de soi en l’articulant au principe de la conservation de soi et de son propre prolongement dans le futur. Les passions de « la crainte, le désir, l’espérance » ne sont plus désormais une entrave qui nous empêcherait de « nous saisir des biens présents33 », mais deviennent le moteur de l’agir humain et le fondement de la connaissance de soi. Cela aboutit à repenser différemment la question de l’intériorité en réhabilitant épistémologiquement la corporéité et le sentiment humains. En bref, Montaigne considère la condition corporelle de l’homme et sa condition affective comme parties prenantes de la connaissance de soi. Il n’est donc pas étonnant que ces trois dimensions soient fortement prises en considération dans le chapitre consacré proprement à la question « De l’institution des enfants », dans lequel Montaigne préconise une nouvelle pratique pédagogique qui tient compte non seulement de la dimension intellectuelle de l’enfant, mais également de sa corporéité et de ses affects et sentiments. Ce disant, il prône une instruction moins dans les livres que dans la compagnie des hommes, dans l’observation des choses et dans l’expérience directe. À ce propos, on remarquera, dans les pages suivantes, l’insistance avec laquelle Montaigne précise la finalité de l’éducation à savoir : apprendre à mieux se connaitre soi-même et à bien vivre. Tout au long de ce chapitre, l’auteur met en relief l’épanouissement de la singularité propre de l’enfant comme l’élément constitutif de sa conception pédagogique.

En effet, Montaigne reproche à la pédagogie scolastique et pédante, en vigueur à son époque, de bourrer les crânes sans former les esprits. Selon lui, la visée d’une éducation qui mérite d’être appelée ainsi, c’est de nous rendre meilleur·es et plus sages. Elle doit permettre à l’enfant de consolider sa confiance dans ses capacités propres et de se procurer une « gracieuse fierté » de soi, en l’acheminant « toujours aux meilleures choses et plus profitables34 ». L’idée montanienne de la meilleure éducation met assurément en exergue le « commerce des hommes ». Il fait l’éloge entre autres des voyages de découverte et de l’expérience directe, lesquels permettent à l’enfant de s’épanouir en tant qu’être unique, dont la singularité doit être strictement respectée : « Quelquefois lui [l’enseignant] ouvrant le chemin, quelquefois le lui [l’élève] laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il [l’enseignant] invente, et parle seul : je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour35 ». Ici se déploie l’idée d’un effort neuf de la part du et de la pédagogue qui désormais laisse place à la parole de l’enfant et établit avec lui un rapport dialogique qui rompt, en conséquence de cela même, avec la verticalité de la relation. L’intérêt de cette conception est qu’elle nous propose d’emblée de penser l’éducation non dans son essence mais comme un fait éducatif. En ce sens, la pédagogie n’est pas une méthode, mais une praxis. Par suite, l’abstrait et le sensible, le corps et l’esprit, la pensée et la passion ne sont plus conçus selon la typologie des représentations dualistes, mais avancent ensemble d’un même front. Ainsi, Montaigne conçoit de manière neuve l’éducation des passions et de la corporéité, et il peut affirmer avoir pris pour objet d’étude véritable celui qui doit viser l’éducation correctement comprise, à savoir « la condition humaine » elle-même. Pour en rester au seuil de la relation pédagogique, celui que Montaigne met en avant est tout d’abord le rapport dialogique avec l’enfant. Cette relation est envisagée comme une expérience qui ne peut s’effectuer qu’en rompant avec la pratique tutorale et verticale à travers laquelle la tête se meuble de sciences mais sans jugement. En effet, la relation verticale ne permet pas aux enfants de s’approprier et de se transformer par les apprentissages. Du reste, « Ils ne deviennent jamais leurs propres tuteurs36 ». Montaigne prône in extremis un dialogue horizontal, lequel permet à l’élève de construire par lui-même son propre jugement. « L’institution » n’est plus ainsi envisagée comme un intermédiaire dans la relation entre précepteur et enfant, mais ce qu’ils vont faire ensemble, une rencontre entre le soi enseignant et le soi apprenant et appropriation à la fois pédagogique et cognitive. La relation pédagogique doit se tisser, pour cette raison même, comme une relation amicale dans laquelle l’enseignant·e doit, à son tour, apprendre à s’accommoder à la force de son élève pour le/la guider et l’accompagner dans l’expérience inédite de la connaissance, pour l’aider à défricher par lui/elle-même des chemins et s’initier à des horizons qui lui sont encore inconnus, ou pas encore assez connus. « À faute de cette proportion, nous gâtons tout37 », affirme-t-il. Il n’en va pas de même lorsque l’enseignant·e use de son autorité avec les enfants. Car « À ceux qui veulent apprendre nuit le plus souvent l’autorité de ceux qui enseignent »38 ». Sans doute faut-il encore se rappeler que « le commerce des hommes » construit pour Montaigne l’une des conditions premières et fondatrices de la connaissance de soi. Par suite, le choix pédagogique de la relation amicale entre enseignant·e et enfant rappelle que la socialisation demeure l’une des finalités propres de la pratique éducative chez le philosophe, dans la mesure où la connaissance de soi passe inéluctablement par le lien tissé avec autrui, comme je l’ai montré plus avant. Il s’agit bien, à cet égard, d’incliner l’enfant « à la société et à l’amitié39 » par le biais des apprentissages. Car les personnes qui sont repliées sur elles-mêmes et peu portées vers les autres demeurent bornées et perdent de la souplesse dans leurs âmes, leurs humeurs se rigidifient, et affaiblissent in fine leur capacité « à s’adapter également à toutes choses40 ». Il faut donc que l’enseignant·e permette à l’enfant d’expérimenter ce lien et de s’expérimenter soi-même via le dialogue et l’amitié, et l’aider d’une certaine façon à devenir « ami de soi41 ». Toutefois, la relation amicale ne se tisse pas uniquement par la parole mais également par l’expérience corporelle qui permet à l’enfant de mieux connaitre son corps, une dimension essentielle pour la connaissance de soi. Il faut donc que l’enfant s’approprie son corps comme le sien propre. « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il lui faut aussi roidir les muscles ; elle [l’âme] est trop pressée, si elle n’est secondée : et à trop à faire, de seule fournir à deux offices42. » Car la vigueur du cœur et celle de l’esprit dépendent aussi, pour Montaigne, de la vigueur des nerfs.

L’éducation que prône Montaigne est celle qui permet à l’enfant de pénétrer son intérieur afin d’apprendre à régler ses mœurs, ses sens et ses humeurs. Montaigne fait donc place dans sa conception pédagogique à l’exercice du jugement qui permet de faire émerger les capacités de l’enfant qui ne peuvent se développer et s’épanouir que dans la confrontation avec les autres. Ainsi, l’étude de l’histoire sera aussi envisagée, dans cette même perspective, comme une rencontre avec des expériences humaines. Cette rencontre lui permet de faire siennes, par le jugement, les expériences des autres. « Car il me semble », affirme Montaigne, « que les premiers discours, de quoi on lui doit abreuver l’entendement, ce doivent être ceux, qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre43. » Dans ses réflexions philosophiques en général comme dans ses réflexions sur l’éducation, il entretient précisément ce rapport corolaire entre la connaissance de soi et la connaissance d’autrui. C’est pourquoi l’étude de l’Histoire chez Montaigne requiert une importance considérable, dans la mesure où le regard rétrospectif, en tant que regard tourné vers le passé, permet non seulement de s’enrichir par le biais de la connaissance des autres, mais surtout d’aiguiser ses propres humeurs en les confrontant aux humeurs des autres. Ainsi, il importe moins pour Montaigne de savoir « la date de la ruine de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion44 ». L’éducation chez Montaigne n’est pas morcelée en spécialités, mais garde sa visée générale. Par ce biais, l’étude de l’histoire fait aussi place à l’éducation morale, car son but est de former un individu qui sait juger par lui-même et sait s’approprier les expériences des autres. « Qu’il [le précepteur] ne lui [l’enfant] apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger »45 ». Loin du pédantisme livresque qu’il déplore, Montaigne fait de l’étude de l’histoire une vraie pratique qui permet à l’enfant d’aller à la rencontre des hommes par l’entremise de la mémoire des livres. « En pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il [l’enfant] pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles46. » L’étude des récits historiques a donc une portée pédagogique estimable, et permet d’expérimenter le « commerce des hommes » non seulement à travers le rapport dialogique direct entre précepteur·rice et élève ; mais également à travers la rencontre avec l’histoire laquelle permet à l’enfant de voyager dans le passé, de converser avec des personnages historiques et d’observer leurs mœurs et leurs humeurs. Ce n’est pas la ruine de Carthage qui importe, mais l’humeur et la conduite de Hannibal ; ce n’est pas, non plus, la mort de Marcellus qui compte, mais « pourquoi il fut indigne de son devoir, qu’il mourût là47 ». L’histoire joue ainsi un nouveau rôle dans cette nouvelle manière d’enseigner qui bouleverse non seulement la pratique mais aussi la méthode. Car si l’étude purement grammaticale de l’histoire ne prête attention qu’aux évènements grandioses et à l’héroïsme de certains hommes, l’étude de l’histoire conçue comme « l’anatomie de la Philosophie », permet, quant à elle, de pénétrer la nature humaine pour se saisir de sa condition.

Montaigne éclate l’histoire en histoires ; il rompt par la même avec la dimension mythique du héros historique et le désacralise. Il faut que l’enfant apprenne à en juger par lui-même. Ainsi, l’autorité de l’histoire se transforme en appropriation des histoires. Il ne faut pas simplement toucher l’Histoire, mais il faut la pénétrer et la profaner. Il faut arracher l’enfant du mythe, essentiellement national, et le jeter dans les bras de la rencontre et la « fréquentation du monde ». Car il faut embrasser l’univers au lieu de rester écroué dans sa ville et jeter « ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain48 ». La nature est elle-même faite d’une « constance variété », rétorque Montaigne. C’est pourquoi la rencontre historique doit permettre à l’écolier de découvrir les différentes humeurs, la diversité des sectes et des lois, la variété des jugements et d’opinions ainsi que la multiplicité des coutumes. Car elles « nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse49 ». Par voie de conséquence, l’anatomie philosophique modifie l’objet même de l’étude de l’histoire. On n’étudie plus l’histoire en soi, mais on l’étudie pour soi, pour apprendre à mieux se connaître dans une articulation féconde entre la perspective psychologique (les « humeurs »), la perspective intellectuelle (les « jugements », les « opinions ») et la perspective culturelle (les « coutumes », les « mœurs »). Sous ce rapport, « l’histoire est fortement orientée vers la compréhension de l’intériorité humaine, des raisons et des ressorts qui la font agir et pâtir50 ». Montaigne libère ainsi l’étude de l’histoire de la cage disciplinaire afin de la réconcilier avec la visée générale de l’éducation à savoir de former un être humain dans sa totalité et en prenant compte de toutes ses dimensions : corporelle, affective, psychologique et intellectuelle. L’étude de l’histoire confère in fine un lieu commun entre l’homme-microcosme et le monde dans sa diversité, telle est la portée pédagogique que Montaigne préconise dans son chapitre sur « L’institution des enfants ».

3. Priorité éthique de l’intention éducative : singularité et respect de la différence

Il apparaît ainsi que Montaigne prête attention à la singularité de l’enfant, à ses besoins spécifiques et à ses émotions sans tenter de les mettre en conformité avec des modèles externes ou des normes juxtaposées. Au demeurant, le maître mot de sa conception de l’éducation est de veiller au respect de la nature propre de l’enfant afin de lui permettre de développer ses capacités de manière immanente et de transformer intrinsèquement son rapport à soi, aux autres et au monde.

Cependant, on ne peut saisir l’essentiel de la notion de singularité, sans la lier à l’importance de la corporéité chez l’auteur. En effet, c’est dans les tendances les plus spontanées de son corps, que l’être humain se reconnaît, sous le regard d’autrui, comme singularité. Grâce à son corps propre, on se distingue d’autrui et on prend conscience de la diversité irréductibles des êtres humains. L’anthropologie montanienne ne considère pas l’individu comme un membre d’un tout ; mais il est, à lui seul, une totalité à part entière, laquelle est complexe et multiforme. Cette totalité n’est pas donné d’un coup, mais une expérience s’effectuant. Montaigne reprend et amplifie davantage cette idée dans le chapitre consacré à « L’institution des enfants » jusqu’à en faire l’objet même de sa visée éducative. De surcroît, les passions corporelles contribuent à la connaissance de soi et permettent à l’enfant de s’expérimenter de diverses manières et selon des circonstances à chaque fois inédites. Car ce qui importe c’est de permettre à l’enfant de forger son esprit au lieu de se contenter de le meubler. En ce sens, les occupations doivent être diverses ainsi que les lieux de leçons. L’homogénéisation de l’espace neutralise par la même le goût d’apprendre et démotive l’enfant. Par ailleurs, cela rend son esprit rigide et moins tolérant face à la diversité des choses et des expériences. Le corps résiste naturellement à la sédentarisation et la fixation. Il faut donc s’employer à le servir selon sa propre nature. « Une seule corde ne m’arrête jamais assez51 », dit Montaigne. Autrement dit, elle ne suffit pas de le retenir. Car « la vie est elle-même mouvement matériel et corporel52 ». Cela signifie que l’être humain a souvent besoin d’être en mouvement et de choquer les règles de son propre corps pour les assouplir et les adapter à de diverses situations. Ainsi, il ne suffit pas d’apprendre, par exemple, les règles et les techniques de la danse pour apprendre à danser, ni de regarder Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs du temps de Montaigne, pour s’y exercer. Le corps est lui-même intrinsèquement mouvement qui se tend spontanément vers la diversité des espaces. « Qu’il passe sa vie en plein air et dans les alarmes53 ».

De même, l’âme a aussi besoin de « matière étrangère pour se dégourdir et s’exercer54 ». La diversité des lieux tout comme la diversité des matières et des situations d’apprentissage sont nécessaires afin d’éveiller par divers objets l’esprit de l’enfant. C’est parce que la singularité de l’individu ne peut se construire que dans la diversité qu’il faut l’intégrer comme le fondement anthropologique par excellence de son être. De surcroît, l’estime de soi dépend sciemment de l’estime que l’autre donne et qu’on lui donne en retour. « Car c’est une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit55 », et de se placer au-dessus des autres en exigeant d’elles et d’eux de se corriger au lieu de corriger soi-même et de leur refuser ce que l’on permet pour soi. Il est frappant de constater à ce niveau comment l’éducation morale n’est pas dissociée, chez Montaigne, des apprentissages théoriques. Le tout se pense sous une forme d’articulation. « Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien56. » Certes, la diversité des situations d’apprentissage a pour objectif d’unir avec pertinence les savoirs spécifiques dans une perspective englobante qui deviendra par là même le registre cognitif propre de l’enfant. Toutefois, une visée éthique surgit aussi de ce choix pédagogique selon lequel le précepteur et la préceptrice doivent sui generis éveiller chez l’élève le désir de s’inscrire de manière appropriée dans des registres différents avant que ce dernier puisse s’approprier d’une manière consciente une forme de vie qui lui soit la sienne propre. D’un mot, il faut que la diversité des situations d’apprentissage permette à l’enfant de se confronter à lui-même de diverses manières, et de découvrir sa propre diversité, de se saisir en mouvement et à travers le changement constant de son être propre, toujours en acte et constamment en altération. « Mon imagination [ma pensée] se contredit elle-même si souvent, et condamne, que ce m’est tout un, qu’un autre le fasse57. » Seul donc le jugement qui semble garantir une certaine stabilité et une certaine autonomie à la fois effective et affective vis-à-vis d’une « si générale et constante variété »58 » de l’être et des circonstances de la vie. On échappe toujours à soi-même, on court toujours après soi. Nos désirs « nous emportent » toujours au-delà de nous-mêmes. Voilà notre seule constance. S’enfermer dans un mode figé d’existence, c’est une bonne manière de se dresser soi-même, aux yeux de Montaigne, à la » servitude volontaire ». La vie est elle-même « un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. Ce n’est pas être ami de soi, et moins encore maître ; c’est en être esclave, de se suivre incessamment »59 ». On peut ainsi envisager la diversité des situations d’apprentissage, selon l’anthropologie montanienne, comme des occupations qui tendent vers l’étude de soi-même et l’apprentissage de sa propre diversité. Il s’agit d’éveiller son être par divers objets et de mettre à chaque fois son jugement à l’épreuve pour se rendre compte de la diversité inhérente à son propre être. Pour le dire autrement, la diversité dans les apprentissages ne sert pas exclusivement à relier les connaissances entre elles dans une vision globale de la connaissance théorique, mais sert avant tout à prendre conscience, dans un but pratique de l’expérience éducative, de la diversité des âmes et des hommes, des valeurs et des coutumes et enfin de sa propre diversité et agitation. « Ma volonté et mon discours, se remue tantôt d’un air, tantôt d’un autre : et y a plusieurs de ces mouvements, qui se gouvernent sans moi : Ma raison a des impulsions et agitations journalières, et casuelles60. » Force est donc de constater les mirages fallacieux de la conception stoïcienne qui se vantent des capacités de la raison, de la maîtrise de soi et de ses passions. Cette maîtresse, la raison, s’avère en réalité une serviteuse sujette à l’ignorance de ses limites. En ce sens, c’est plutôt la prise de conscience de la constance de ses remuements et de ses changements, et c’est peut-être l’un des éléments les plus originaux de la pensée montanienne, qui conduit à respecter la différence d’autrui en tant que singularité propre. À la lumière de ces analyses, on peut constater qu’autrui n’est pas réduit, chez Montaigne, à n’être qu’un simple moyen qui permet d’accéder à soi-même par un retour réflexif. En d’autres termes, si le retour réflexif à soi médiatisé par autrui permet de prendre connaissance de sa propre diversité, cela conduit, par suite, à prendre conscience de la diversité des autres et à les respecter. In fine le respect de sa propre diversité conduit, chez Montaigne, au respect de la diversité d’autrui et d’une manière générale de la diversité des individus. La prise de conscience de la complexité de son être, toujours en acte, conduit l’individu à accepter les limites de ses désirs, et le pousse à l’humilité et à l’acceptation de soi. Il faut par-delà accepter l’invariabilité de son agitation, et la part d’étrangeté qui habite son propre être et qui lui échappe. C’est peut-être lorsqu’on accepte l’autre, l’étranger, que l’on apprend à mieux accepter sa propre étrangeté.

Conclusion

Les Essais de Montaigne nous apprennent que la question de l’éducation n’est pas isolée d’une théorie générale de la connaissance – en l’occurrence de son anthropologie phénoménologique des passions –, ni envisageable sans le recours à une conception générale de l’être humain qui permet d’en déterminer la visée pratique. La revalorisation de la condition corporelle de l’être humain a permis au philosophe d’élaborer une conception critique de l’éducation qui, rompant avec la tradition scolastique, place au centre des apprentissages l’éducation passionnelle et corporelle de l’enfant. Ce changement de paradigme ouvre des perspectives éducatives inédites dont notre époque, qui ne jure pourtant que par la pédagogie active, peine encore à saisir l’ampleur de son originalité. En effet, Montaigne envisage la pratique pédagogique comme une expérience qui se renouvelle en constance par la rencontre à la fois affective, corporelle, psychologique et intellectuelle avec l’apprenant·e. Le corps et les passions requièrent une importance fondamentale dans la conception éducative de Montaigne – nous aborderons ces questions dans un prochain travail de recherche. Partant, et c’est peut-être l’élément montanien le plus original, son anthropologie éducative intègre, de façon claire, la fragilité de l’existence humaine dans le champ éducatif. En effet, dans le chapitre dédié à « L’institution des enfants », le philosophe précise la finalité de l’éducation : apprendre à l’apprenant·e à bien « se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre61 ». Cet apprentissage, auquel on doit initier l’enfant, n’est pas seulement une affaire scolaire mais l’affaire d’une vie toute entière. « Que personne, parce qu’il est jeune, ne tarde à philosopher, ni, parce qu’il est vieux, ne se lasse de philosopher […]. Et celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu, ou que ce temps est passé, est pareil à celui qui dit, en parlant du bonheur, que le temps n’est pas venu ou qu’il n’est plus là62. » In fine, « savoir bien vivre » s’acquiert davantage tout au long de la vie. Car la philosophie, dans sa visée pratique, « comme formatrice des jugements et des mœurs63 », est l’histoire de toute une vie.

Notes

1 Sylvia Giocanti, 2020, « Faire lien dans la non-appartenance à soi : Montaigne », Astérion, n° 22, [https://doi.org/10.4000/asterion.4811].

2 Je me réfère au texte de l’édition 1595 des Essais réalisée par Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Jean Céard et Isabelle Pantin, sous la direction de Jean Céard, Paris, La Pochothèque, 2008. Dans d’autres éditions, le chapitre « De l’institution des enfants » est numéroté XXVI, et non XXV comme c’est le cas dans notre édition de référence.

3 Michel de Montaigne, 2008, Essais, « De la vanité », livre III, chapitre IX, Paris, La Pochothèque, p. 1657.

4 Ibid., p. 1656.

5 Emiliano Ferrari, 2014, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, p. 92.

6 Ibid., p. 92.

7 « Dresser », dans la langue de Montaigne, signifie « éduquer ».

8 Michel de Montaigne, 2008, Essais, « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, op. cit., p. 254.

9 Ibid., « De la vanité », livre III, chapitre IX », p. 1400.

10 Ibid., « De l’art de conférer », livre III, chapitre VIII, p. 1456.

11 Ibid., p. 65. « Nos affections s’emportent au-delà de nous », livre I, chapitre III.

12 Ibid.

13 Hugo Friedrich, 1968, Montaigne, Paris, Gallimard, p. 141.

14 Emiliano Ferrari, 2014, Montaigne. Une anthropologie des passions, op. cit., p. 80.

15 Michel de Montaigne, 2008, Essais, « De trois commerces », livre III, chapitre III, op. cit., p. 1277.

16 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 232.

17 «  »

18 Ibid., « De la vanité », livre III, chapitre IX, p. 1511.

19 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre III, p. 227.

20 Ibid., p. 226.

21 Emiliano Ferrari, 2014, Montaigne. Une anthropologie des passions, op. cit., p. 131.

22 Michel de Montaigne, 2008, op. cit., « Nos affections s’emportent au-delà de nous », livre I, chapitre III, p. 64-65.

23 Ibid., p. 65.

24 Ibid., p. 69.

25 Ibid., p. 69.

26 Ibid., p. 69.

27 Ibid.

28 Ibid., « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », livre I, chapitre XIX, p. 140.

29 Ibid., « Nos affections s’emportent au-delà de nous », livre I, chapitre III, p. 65.

30 Ibid., « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », livre I, chapitre XIX, p. 135.

31 Emiliano Ferrari, 2014, Montaigne. Une anthropologie des passions, op. cit., p. 212.

32 Sylvia Giocanti, 2020, « Faire lien dans la non-appartenance à soi : Montaigne », op. cit., p. 6.

33 Michel de Montaigne, 2008, Essais, « Nos affections s’emportent au-delà de nous », livre I, chapitre III, , op. cit., p. 64.

34 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 229.

35 Ibid., p. 230.

36 Ibid., p. 232.

37 Ibid., p. 231.

38 Ibid.

39 Ibid., « De trois commerces », livre III, chapitre III, p. 1285.

40 Ibid., p. 1278.

41 Ibid.

42 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 236.

43 Ibid., p. 244-245.

44 Ibid., p. 240.

45 Ibid.

46 Ibid.

47 Ibid.

48 Ibid., p. 242.

49 Ibid., p. 243.

50 Emiliano Ferrari, 2014, Montaigne. Une anthropologie des passions, op. cit., p. 142.

51 Michel de Montaigne, 2008, Essais, « De la vanité », livre III, chapitre IX, op. cit., p. 1540.

52 Ibid.

53 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 236.

54 Ibid., « De trois commerces », livre III, chapitre III, p. 1278.

55 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 237.

56 Ibid, p. 231.

57 Ibid., « De l’art de conférer », livre III, chapitre VIII, p. 1447.

58 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 243.

59 Ibid., « De trois commerces », livre III, chapitre III, p. 1278.

60 Ibid., « De l’art de se conférer », livre III, chapitre VIII, p. 1462.

61 Ibid., « De l’institution des enfants », livre I, chapitre XXV, p. 245.

62 Ibid., p. 251.

63 Ibid., p. 253.

Citer cet article

Référence électronique

Sameh Dellaï, « Anthropologie du corps et phénoménologie des sentiments et des désirs chez Montaigne : quelques enjeux éducatifs », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 69 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/676

Auteur

Sameh Dellaï

Sameh Dellaï est docteure en philosophie, professeure certifiée en philosophie et qualifiée aux fonctions de maîtresse de conférences en philosophie et en sciences de l’éducation. Elle a aussi été professeure des écoles titulaire promue formatrice. Actuellement, elle est attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à Sorbonne Université et à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation académique (INSPÉ).