Ce récit est un témoignage à plusieurs voix, la mienne en tant qu’apprentie chercheuse (Barbara Vérité) et celles de parents qui instruisent leurs enfants à la maison (Sybille Beauvois, Bérangère Rembotte, Caroline Tranda et Antony Usé). C’est ce que l’on pourrait appeler un récit polyphonique à l’image des écrits de l’autrice russe Svetlana Alexievitch1. En conséquence, ce témoignage a été rédigé collectivement, sur un ton parfois familier qui se veut être le reflet d’une expérience bouleversante, d’un vécu singulier entre deux mondes (le mien et celui de ces parents) qui se découvrent et qui auraient pu ne pas se comprendre. Au lieu de cela, une merveilleuse tolérance et la naissance d’une amitié sincère. Je vous laisse avec « je » qui renvoie à notre « nous » collectif.
Je décide de répondre à un appel à contribution de la revue Pratiques de formation/Analyses dont la thématique est l’éducation sentimentale tout au long de la vie. « Éducation sentimentale », ces deux mots font tout de suite écho à ma rencontre avec des parents lors de la rédaction d’un mémoire de recherche sur l’instruction en famille. Je pense au fait qu’ils et elles éduquent et instruisent leurs enfants au quotidien. J’ai souvent entendu dire par les personnes qui contestent cette modalité d’enseignement que les parents ne peuvent pas instruire par eux-mêmes leurs enfants, car trop impliqué·es émotionnellement. Sûrement, mais quel est véritablement le problème ?
Sans pouvoir répondre à cette question je me remémore notre expérience d’écriture autour du journal : ces parents ont tenu pendant une année un journal sur leur quotidien de parent instructeur·rice tandis que je rédigeais un journal sur mon établissement. Lors de notre correspondance une confiance s’est instaurée et a permis de récolter quantité d’informations sur le rôle des sentiments dans les apprentissages dans le cadre de l’instruction en famille.
Caroline exprime tout ce que je n’ai pas su formaliser jusqu’à présent et elle dit de moi que je souhaite questionner la pertinence et l’impertinence de l’établissement dans laquelle je travaille. Caroline, c’est bien cela je questionne, la pertinence et l’impertinence de mon administration. Grâce à vous les mamans, je donne un sens à ma recherche que je tente de mener avec toute l’éthique possible et indispensable en tant qu’apprentie chercheuse2.
Un an plus tard, je vous imagine chers et chères parents me précisant que derrière le fait de donner un sens, vous entendez une direction, une orientation qui sont encadrées par l’éthique de l’apprentie chercheuse. Et cette éthique, elle a quelque chose de très vertical, un axe duquel on ne doit pas dévier. Si vous veniez à mettre ces sensations en lien avec le sujet de l’éducation sentimentale, vous me diriez que, pour aller de l’avant, dans n’importe quel projet, il est nécessaire d’avoir pu définir un axe ou se référer à un axe existant et décrit par d’autres (dans le cas de l’éthique notamment) qui offre une stabilité et une sécurité intérieures face à ce que la vie nous fait rencontrer.
C’est dans le cadre de ces réflexions personnelles qu’une amitié sincère s’est inscrite dans le temps, ce qui a pu m’effrayer au départ puisque j’étais en recherche.
À chaque fin de courriel Caroline m’écrit « Je t’embrasse ». Mais depuis combien de temps signe-t-elle ainsi la fin de ses messages à mon intention ? Je n’y avais pas prêté attention jusqu’à aujourd’hui. Je décide de rechercher à quel moment s’est opéré ce rapprochement à mon égard car cela m’intrigue et en même temps me touche. Reprenons l’ensemble de ses emails que j’ai précieusement conservés :
-Le 17 mai en fin de courriel c’était « Belle lecture et belle semaine » avec la communication de son premier extrait de journal.
-Le 24 mai ce fut « Belle semaine ».
-Le 6 juin elle signe « Bonne lecture ».
-Le 15 juin Caroline me souhaite “Belle suite à toi. Bises.”
-Le 20 juin elle m’écrit pour la première fois je t’embrasse lors de la communication de son journal.
Que s’est-il passé pour que Caroline m’adresse pour la première fois le 15 juin des « Bises », puis le 20 juin un « Je t’embrasse » ? Je décide de reprendre l’ensemble de nos échanges. Ainsi, je note que j’ai fait part à toutes les mamans de ma position institutionnelle et de ma clandestinité, le 28 mai. Pour autant huit jours plus tard Caroline signe son message encore de façon assez indifférente « Bonne lecture ». Le tournant ne serait pas lié à la révélation de ma place au sein de l’institution. En fait la première évolution, celle du 15 juin avec les « Bises », fait suite à un échange de courriels entre Caroline, Bérangère et moi la veille, soit le 14 juin.
Sur cette journée, je retrouve des échanges de courriels entre nous où je leur demande des conseils afin de savoir comment mettre le pied à l’étrier des autres mamans. En effet seules Caroline et Bérangère sont particulièrement assidues et me remettent hebdomadairement leur journal. Non seulement je leur demande des conseils mais je souhaite aussi comprendre les raisons de leur assiduité, de leur intérêt pour le journal et si elles ont des besoins en particulier. Suite à nos échanges je conclus par ce petit message : « Merci les filles de vos retours. Je vais leur écrire à chacune, individuellement, pour faire le point et les aider à avancer. Merci pour tout ce que vous m’apportez aussi et pour cette confiance tellement précieuse. Vous m’aidez aussi à avancer personnellement. Bises. » Je me rends compte que j’étais la première à leur adresser des bises, et que Caroline n’a fait que répondre à mes propres bises pour aller plus loin avec un « Je t’embrasse ». Cette prise de conscience est importante. Je note ainsi ma propre évolution3.
Je suis sûre que vous vous souvenez de cette période. Vous vous questionniez sur ce qui m’avait motivée à mener cette recherche, dans ce domaine si précis, hors des sentiers battus. Et puis je vous ai révélé mon métier, et là vous aviez déjà compris beaucoup. Ensuite je vous ai livré des informations personnelles sur la situation de ma sœur, en tant que mère, et cela a résonné encore différemment en vous. Toutes les pièces du puzzle se sont emboîtées petit à petit. De l’inconnue qui venait jeter un œil indiscret dans votre vie, je suis devenue une chercheuse avec une éthique et un projet. Et donc de la chercheuse neutre avec une posture en retrait, vous avez découvert la femme porteuse d’une motivation qui la faisait aller de l’avant dans ce projet de recherche assez fou au vu de mon contexte professionnel, de ma posture de clandestine à l’égard de mon administration. Vous avez été touchés par l’élan que vous avez perçu en moi, cette force qui, telle une lame de fond, poursuit sa route vers l’avant quoi qu’il se passe. Vous le saviez, j’avais besoin de débloquer cette situation avec vous et je suis entrée en tant que Barbara dans ma propre recherche. J’ai remonté mes manches et j’ai fouillé. Vous rencontriez le vivant en moi, votre fibre vivante entrait en résonance avec la mienne. Caroline naturellement a glissé vers le Je t’embrasse.
Est-ce cela, l’éducation sentimentale ? Vous m’avez éduquée par votre confiance, votre présence, nos échanges, vos regards ? Avec nostalgie je pars à la recherche de vos journaux achevés depuis près de six mois déjà. Qu’en penseraient Bérangère, Antony, Caroline ou Sybille si eux aussi en prenaient à nouveau connaissance, à partir du questionnement développé dans l’appel à articles auquel nous répondons à travers ce texte ?
(1) Comment les sentiments éprouvés durant ce travail de recherche ont-ils pu participer à notre éducation tout au long de la vie ?
Ma position professionnelle, mes questionnements sur les statuts, rôles et fonctions au sein de mon établissement vous ont à votre tour interrogés.
Ces statuts nous enferment justement dans ces rôles et en fait on n’est plus soi-même, par exemple le rôle de parents implique de pratiquer la violence éducative ordinaire, d’être sévère, etc., parce que les parents doivent éduquer les enfants, leur apprendre la politesse. Mais ces notions s’apprennent au contact des autres, via les neurones miroirs. Alors à quoi ça sert de jouer le rôle du parent strict ? Pour faire peur et donc faire ce qu’on veut de l’autre, ici l’enfant. Dans l’institution, cela pourrait être du chef aux employés.
Nos enfants n’arrivent pas à s’intégrer au sein de l’institution et on ne cesse de nous dire que nous sommes responsables alors que nous ne le sommes pas du tout. Comment cela pourrait être autrement avec des classes de 30 élèves ? Des enseignant·es mal formés sur le développement de l’enfant ou encore sur la violence éducative ordinaire ? C’est tout ça en fait qui fait que les enfants ne trouvent pas leurs places et que des enseignants ne se remettent pas en question. Cela crée des difficultés à communiquer, à comprendre et à s’adapter4.
Pour vous, les parents qui instruisez vos enfants, les rôles ou statuts nous obligent à nous déconnecter de nos sentiments et donc de nos émotions. En étant dissocié·es, nous sommes capables du pire. L’éducation qui nie les sentiments et les émotions implique des conséquences sociales et culturelles. Jusqu’au xviiie siècle, la religion détenait le monopole sur l’éducation et sur l’instruction entendue comme vision du monde et de la morale. La société a été façonnée comme le souhaitait la religion mais, depuis les Lumières, nous avons vécu l’émancipation de l’éducation par rapport au religieux. Désormais c’est l’État qui assume toutes ses responsabilités. L’État serait-il devenu la nouvelle Religion ?
Quoi qu’il en soit, le bien-être des enfants à l’école repose sur un sentiment de sécurité, d’être à leur place, d’exister. Les sentiments des enfants ne sont pas pris en compte, or c’est la seule chose qui devrait l’être pour qu’ils aient envie de revenir et de s’investir pleinement. C’est même certainement la raison pour laquelle il y a tant d’enfants en échec scolaire ou qui n’aiment pas l’école. Leurs sentiments sont niés.
Quand je relis cet extrait, je ressens la souffrance d’une mère face à ce qui dans le monde lui fait vivre de la violence à elle-même (l’institution) ou aux enfants (la violence éducative ordinaire). Que d’incompréhensions mutuelles entre ces personnes à fleur de peau et ces systèmes ayant des rôles tellement définis et cadrés qu’ils ne réalisent pas qu’ils entraînent toutes ces blessures dans leur sillage !
Malgré ce constat, durant cette recherche notre apprentissage réciproque a permis à chacun de cheminer.
Je me sens vraiment touchée par ce que Barbara m’a offert comme opportunité de m’ouvrir au rapport humain avec ces personnes. Ça a grandement facilité le processus dans mon cerveau. Valentin est tellement heureux de savoir qu’il va pouvoir souffler et profiter de faire ce qu’il aime, comme il l’aime, encore plus que ce qu’il s’autorise depuis le début de l’année scolaire ! Et il est ravi de savoir que ce sont ces personnes-là qu’il retrouvera l’année prochaine5.
Ah ! Quel stress face à cette loi réformant l’instruction en famille instaurant un régime d’autorisation en lieu et place d’une simple déclaration pour pouvoir instruire leurs enfants. Que d’énergie et de sentiments négatifs ! Épuisant ! Et pourtant, avec le recul, vous pouvez dire que ça n’a strictement rien apporté de plus. Ce stress était juste contre-productif parce que vous vous mettiez la pression, à vous comme à vos enfants, quand votre angoisse vous débordait. Vos enfants vivaient à des kilomètres de ces problèmes d’adultes et ne comprenaient pas les enjeux de ce qui était en train de se passer. Et aussi, surtout, quel coût cela a été pour vous en tant qu’individus, vous tous qui aviez fait le choix de vivre dans une démarche de respect de vos besoins, de ceux des membres de votre famille et qui réalisiez que ce choix assumé pourrait être remis en question sans véritable raison.
Il est tard, enfin tôt, très tôt, tout le monde dort mais je n’y parviens pas. Je réfléchis à l’utilité de ce journal. Ça fait trois heures que je tourne dans mon lit à me demander à quoi il peut bien servir. Je suis censée parler d’instruction en famille dedans mais finalement je n’en parle que très peu il me semble. J’y livre mes craintes, mes petites victoires et j’arrive à retrouver une émotion lorsque je relis les jours ou semaines passées. Je ne développe pas le contenu des activités. Il y a aussi ce que prend l’enfant et franchement là je suis totalement incapable de le retranscrire, je ne suis pas dans leurs têtes, eux-mêmes n’ont pas forcément conscience de ce qu’ils ont pris, compris, appris. Bref je me demande ce que peut apporter ce truc à quelqu’un d’autre qu’à moi, car à moi ça m’apporte, j’aime relire des passages, je vois des progrès, des changements, des adaptations chez mes enfants, chez moi. Des craintes qui passent, reviennent, repartent, de la colère, du désespoir, des rancunes, des solutions, des apaisements, des bons moments, une atmosphère, un éclat de rire, un petit regard en coin, des petites choses qui ne sont pas notés car pas transmissibles mais qui sont là tout de même, ce sont ses petits regards des uns et des autres qui me font sourire, qui me mettent des larmes, qui me rendent fière et surtout là de suite j’espère que ce journal va me permettre de trouver le sommeil pour les quelques heures qui me restent, qu’il va accueillir ma pensée et me permettre de dormir un peu6.
En tant que parent et auteur·rice, vous vous êtes tous posé·es cette question. Et puis vous avez décidé que ce journal était un outil utile pour vous, alors vous avez persisté sans vous questionner davantage. Vous m’avez laissé ma part. Je piochais ce qui m’intéressait. D’ailleurs encore aujourd’hui tandis que mon mémoire a été soutenu, vous n’avez toujours pas compris comment je choisissais les extraits dans les plus de 100 pages que chacun a écrit de ce journal au quotidien. Cela reste un mystère pour vous. Je vous apporte aujourd’hui la réponse, je suivais mon intuition, je retenais les passages qui me touchaient au plus profond de moi-même. Vous avez su m’étonner, me surprendre, me faire rire, me mettre en colère contre l’institution ou encore m’émouvoir au point de ne plus savoir où aller avec vous. Et au final j’ai tant appris de vous.
(2) Comment l’éducation aux sentiments par ces parents hors de tout cadre formel, celui de l’instruction en famille, permettent-ils à leurs enfants de s’épanouir ?
On dit des parents qui se lancent dans l’instruction en famille qu’ils doivent se déscolariser eux-mêmes pour pouvoir accompagner leurs enfants. Ce témoignage, et des expériences à la pelle, le confirment. Vos enfants n’ont pas cessé de vous surprendre par leurs apprentissages dans des zones totalement inattendues ! Chacun d’entre vous a ses spécificités, ses manières d’aborder l’instruction en famille mais il y a un fond commun de réflexion autour de l’accompagnement de vos enfants, profond, intense.
Nous avons profité de quelques jours de vacances. Tu me montres, chaque jour qui passe, que tu n’as pas besoin que je t’enseigne. Tu as appris beaucoup de vocabulaire en anglais en jouant à Minecraft mais aussi en regardant tes vidéos de Stim. Même si ça m’inquiète un peu que tu ne t’intéresses qu’à cela, je réalise, malgré tout, que tu apprends des tas de choses. C’est bizarre de se dire que tu n’as pas besoin qu’on t’enseigne. La plupart des adultes croient qu’on apprend qu’à l’école7 !
Ce jour-là, Sybille est surprise par toutes les connaissances que son fils accumule en jouant aux jeux vidéo et en regardant des films, des séries, etc. Encore aujourd’hui, il est capable de faire des liens de temporalité (se repérer dans l’Histoire, etc.) que Sybille ne voit pas. Il l’épate ! Au fur et à mesure, elle lâche prise et lui fait confiance.
Ces parents par leurs savoir-faire et savoir-être sentimentaux accompagnent leurs enfants quel que soit l’âge.
Je retrouve des témoignages sur leur facilité grandissante à se lancer dans des projets à côté de leurs enfants (sous-entendu, guidés par les envies), à lâcher prise et faire confiance à leur autonomie.
Cette semaine a été plus difficile. Tu n’étais pas motivé. Impossible de trouver un soupçon de courage ! Durant cette saison d’automne, les organismes se mettent au ralenti. Puis il y a aussi l’effet des hormones. Tu entres dans la préadolescence. Pour pallier cela, j’ai laissé tomber certaines notions. Tu as fait ce que tu avais envie de faire. C’est aussi l’intérêt d’être en instruction en famille : savoir s’adapter et faire en fonction de toi. J’adore ces instants suspendus avec toi. Ce sont ces moments qui me rendent heureuse, quand on prend le temps de ne rien faire, juste d’être ensemble8.
Quand Sybille propose des activités non scolaires à son fils comme la pâtisserie, les jeux, du karaoké, immédiatement sa motivation intrinsèque surgit, voire explose. C’est parce qu’elle sait qu’Alex n’a pas de retard et qu’il a des facilités pour apprendre du fait de son HPI (haut potentiel intellectuel). Ceci permet à Sybille de lâcher prise malgré ses connaissances et ses lectures. Elle est convaincue que l’enfant apprend sans cesse à partir du moment où il est libre d’explorer son environnement. Il n’a donc plus de limites, plus de bâtons dans les roues qui l’obligeraient à retourner sur le droit chemin des matières scolaires formelles. Mais la peur du contrôle négatif et donc de l’injonction de retourner à l’école, la pousse parfois à l’erreur en lui faisant suivre le programme de manière plus formelle. C’est souvent là qu’elle le perd. Il n’aime pas, il n’a pas envie, il ne comprend pas et finalement il ne retient pas grand-chose !
Je leur rappelle notre rôle à chacun, nos obligations vis-à-vis de l’IA (Inspection d’Académie), et tout de même les risques à ne pas être en capacité de montrer ce à quoi on passe nos journées. Je n’attends pas de mes enfants qu’ils fassent semblant de faire du français, des maths ou autre. Mais j’attends qu’ils se mobilisent sur des envies, des productions, lapbook9, affiche, résumé, vidéo, écriture sur un thème, peu importe en fait mais qu’ils s’investissent un minimum. Le reste c’est à moi de gérer auprès de l’IA lors du contrôle10.
C’est une étape intéressante ici la gestion du paradoxe sur l’obligation d’avoir envie. D’un côté il y a la gestion de l’envie donc embrayer un projet grâce à un affect pour un de ses éléments, parfois anodin, et de l’autre l’obligation de rendre des comptes qui force à la production quoi qu’il en coûte. On en est là à devoir rendre des comptes sur des envies intimes, ça laisse à méditer sur l’image que renvoie l’inspecteur quand il débarque. Je me suis parfois demandée si vous n’étiez pas dans la manipulation, le chantage, dans ces moments-là puisqu’après tout, si vos enfants ne produisent pas, ils déclencheront une colère divine contre laquelle vous ne pouvez rien, et qui les privera de liberté. Alors que si vos enfants produisent, vous pouvez les protéger du grand méchant inspecteur.
Ce que j’en comprends, c’est que c’est la peur de la sanction qui vous fait prendre cette posture. Vous demandez à vos enfants d’entrer dans un cadre auquel ils n’adhèrent pas eux-mêmes. Il y a un truc complètement schizophrène dans cette posture. C’est d’ailleurs pour cela que vos enfants n’ont jamais réussi à la tenir bien longtemps et que le naturel reprend à chaque fois le dessus.
Ces familles ne s’enferment pas sur elles-mêmes. Arts, jeux, rencontres de toute nature contribuent à l’éducation sentimentale de leurs enfants
Cet après-midi, nous avons été aux cours de musique. Valentin y va toujours très volontiers. Son enseignante de viole de gambe m’a dit qu’elle trouvait qu’il s’était superbement rassemblé lors du cours d’aujourd’hui. Ça m’a tout de suite fait tilt avec le travail qu’il fait en ce moment avec les exercices de mathématiques qu’il enchaîne volontiers sous forme de défis. Je lui ai fait part de notre contrôle pédagogique qui se profile. Elle est vraiment chou, elle était contente de le savoir pour l’accompagner et profiter de cet élan de rassemblement, alignement et avancée à grandes enjambées !
Myrtille a retrouvé le goût d’aller à la flûte. Elle ne le dit pas et pourrait même dire le contraire si je lui demandais en amont mais ce soir elle m’a dit avoir passé une super journée ! J’ose dire que je ne comprends rien à cette enfant ? Parfois, clairement, je suis dans le flou ! Mais bon je lui fais confiance, elle sait, elle sent, et peut-être qu’elle a juste besoin de sentir que je suis prête à la suivre. Elle a peut-être simplement besoin que je lui fasse confiance les yeux fermés, et là, c’est une petite fleur qui s’épanouit !
Axelle a eu plus de mal à se concentrer durant le cours de flûte. Ce n’est pas un problème en soi puisqu’elle ne dérange pas le cours de sa sœur et qu’on a aucune attente vis-à-vis d’elle. Mais sa sœur avait l’air contrariée qu’Axelle ait préféré se rouler au sol plutôt que de jouer11.
Ce qui résonne à la relecture de cet extrait, ce sont les changements récents qui ont eu lieu chez Caroline depuis la tenue de ce journal. Ses enfants sont re-scolarisés depuis la rentrée de septembre. Finalement dans le dernier paragraphe je relève ce qui est fondamental pour elle, la prise de conscience par contraste de ce qui est fondamental dans sa relation avec ses enfants. Certes elle n’est plus la responsable de leurs apprentissages scolaires mais elle reste leur mère, leur accompagnatrice de vie jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de voler de leurs propres ailes. Et pour cela en effet il y a des injonctions nettement plus contraignantes avec les horaires imposés par l’école mais je sais qu’elle garde son attention orientée vers l’aspect précieux de ce qui se joue dans ses relations avec ses enfants au niveau affectif, sentimental, ce qu’ils vivent et qui les fait vibrer ou s’éteindre, se colorer ou se griser. Pour elle, l’éducation sentimentale passe par là, par cette attention à ce qui se dégage de chacun d’eux et comment ils entrent en interaction dans leurs rencontres. Et toutes les interactions avec les situations extérieures à leur cercle familial, elle les observe également au travers de ce prisme. Dans quelle mesure la pratique de la musique permet-elle à cet enfant de se déployer ? Est-ce que c’est toujours le cas ? Et elle découvre avec une grande surprise que ses enfants se déploient dans des zones d’eux-mêmes qui sont totalement différentes alors que sur le papier, ils font de la musique et que la musique, cela se range dans l’art. Les cases sont trop réductrices.
Demain, c’est le jour de l’inspection avec Valentin. Son stress monte, de mon côté, je sens que j’ai du mal à réaliser, notamment parce que je me sens intellectuellement prise par le contexte avec Myrtille. Et ce n’est pas plus mal, parce que j’envisage cette inspection avec le détachement qui lui convient, j’y vais comme je me rends à un échange, une conversation avec une personne qui travaille dans le monde de l’enseignement et qui représente l’Éducation nationale. Et je sens que c’est une posture qui va être intéressante à explorer et à observer12.
L’inspection comme une rencontre. De nouveau cette rencontre a été l’occasion pour Caroline, pour tous les parents et leurs enfants, de se mettre en résonance avec ce que l’inspection représentait pour chacun d’eux, les injonctions inconscientes. Apprendre à regarder comment on se fait du mal à soi-même en répondant à des injonctions qu’on a intégrées, à prendre de la distance avec ce mécanisme pour se permettre de se remettre en question et de s’en détacher si on n’y adhère pas. C’est une notion fondamentale de l’éducation sentimentale : c’est l’éducation à la communication avec son monde intérieur.
C’est ça que j’ai dit à mes enfants aujourd’hui, je ne sais pas s’ils ont vraiment cerné qu’ils survolent les choses. Alors je les ai bousculés aujourd’hui, parce que je suis fatiguée, parce qu’ils sont fatigués, parce que tout ce qu’on veut mais surtout parce qu’on ne peut pas s’empêcher de mettre la pression aux gens, comme s’ils allaient mieux faire, mieux comprendre, mieux répondre. Je sais que non au contraire ils vont paniquer, ils vont angoisser, ils vont moins bien répondre mais c’est sorti, ça a giclé de moi toute la journée, non stop, un trop plein d’attente, d’exigence, de pression, de stress et la reprise a fait tout craquer, tout lâcher. C’est égoïste pour mes loulous mais ça m’a fait du bien que ça sorte, ça m’embête juste que ça soit eux les récepteurs13.
Le passage du réel à l’abstrait, un levier dont on ne maîtrise pas la maturité et la liberté de pouvoir gérer ce levier quand on est en informel, de pouvoir décider de ne pas l’actionner. C’est tellement l’image même de ce que la fatigue vous fait vivre. Vous vous perdez, vous vous quittez, vous n’êtes plus vous-mêmes, vous ne supportez plus les autres. Je trouve très difficile en instruction en famille le fait que vous n’ayez jamais de pause, car vous êtes H24 avec vos enfants, c’est magique et en même temps cela ne vous laisse pas de répit. Vous aimez malgré tout revenir sur ces moments a posteriori pour dire à vos enfants « vous voyez, là, j’étais épuisée, tellement que je n’ai pas su vous le dire tellement que je ne supportais plus le bruit, la lumière, le mouvement. Mon besoin était de dormir ». Ça fait aussi partie de leur éducation.
Cette recherche m’a marquée dans ma chair au point de m’engager dans l’écriture d’un roman durant cette période. Sur ce point j’avais pu dire ces mots à mon directeur de mémoire :
– Je précise qu’Aline c’est mon deuxième prénom, c’est un peu un « je » détourné. J’avais quand même besoin de rester un peu dans le « je », c’est pour cela que j’ai utilisé mon deuxième prénom. Et je ne sais pas, j’avais ce besoin, non pas d’être hors de mon corps, mais de prendre de la hauteur. C’était également plus facile de m’exprimer et de toucher mon lecteur. Avec le « je », j’osais moins livrer mes sentiments, j’osais moins dire les choses telles que je les ressentais.
Je relis de nouveau cette dernière phrase où j’indique que seul le prénom d’Aline me permettait de livrer mes sentiments. Ne pouvais-je pas les exprimer à travers Barbara ? Quoi qu’il en soit, Aline est un imprévu de cette recherche dont le plus beau cadeau a été de le partager avec les parents qui m’en ont fait un retour si touchant. Ce roman je l’avais aussi écrit pour eux, leur regard était important.
Six mois plus tard que reste-t-il de cette aventure ? Je peux répondre honnêtement, une amitié sincère qui nous conduit aujourd’hui à produire cet écrit commun, d’une seule et même voix.
Nous vous embrassons.