En 1843, soit deux ans après sa rupture avec Régine Olsen, Søren Kierkegaard publie Ou bien… Ou bien connu aussi sous le nom de L’Alternative, œuvre traduite en français par F. Prior, O. Prior et M.-H. Guignot pour les éditions Gallimard en 19431. Kierkegaard y présente la sphère de l’esthétique sous les deux personnages du séducteur et du Don Juan qui, refusant de soumettre leur vie au régime du choix, vivent dans un monde d’érotisme, de sensualité, de séduction mais également dans une forme de tragique et d’invitation à l’indifférence. Il y montre que, de l’immédiateté consommatrice de Don Juan à l’usage réfléchi du séducteur fléchant sa proie unique, se déploie une sorte d’arc de l’esthétique. Le monde est absorbé dans leurs personnalités, ils ne découvrent pas vraiment les autres, ils ne vivent pas dans le réel mais dans une forme de désespoir. Ces figures ne sont suspendues à rien, le néant les borde.
Quand j’ai lu ce livre, un chapitre m’avait marqué, « Tracés d’ombres », si bien que je l’ai relu quelques jours avant de rédiger ce texte. Trois femmes, Marie Beaumarchais, Elvire et Marguerite, sont victimes de Clavigo, Don Juan et de Faust : elles entrent dans une forme de chagrin réfléchi. Leur situation fait écho à des situations vécues, elle rappelle tant l’expérience d’ami·es, de collègues, de voisin·es, de toutes celles et ceux qui vivent ce chagrin qui ne peut pas se représenter tant le monde leur est indifférent.
Ce chagrin réfléchi, nous dit Kierkegaard,
se replie ainsi vers le dedans, il trouve à la fin un enclos, un tréfonds où il pense pouvoir rester et alors il commence son mouvement monotone […] ce qui fait que le chagrin devient réfléchi est à rechercher d’une part dans le caractère subjectif de l’individu, de l’autre dans le chagrin objectif ou dans ce qui a donné naissance au chagrin. Une personne très avide de réflexion transformera chaque chagrin en chagrin réfléchi, sa structure et sa constitution individuelles ne lui permettent pas, de but en blanc, de s’assimiler le chagrin2.
Ce chagrin, nous dit l’auteur, ne peut pas se représenter de manière artistique, car « il n’est jamais fixé dans l’existence, mais en perpétuel devenir, et l’extérieur, le visible y sont indifférents et futiles3 ». Lorsque Marie Beaumarchais réalise que Clavigo est un fourbe, elle devrait pouvoir s’en réjouir et regretter de l’avoir aimé. Mais ce chagrin, c’est aussi celui de savoir qu’il a été un fourbe. Il s’agit d’un paradoxe inconcevable, d’un chemin de la pensée qui ne se termine jamais, d’une possibilité rompue, d’une douleur permanente et ininterrompue. Pour l’entourage de Marie, il est simple d’effacer Clavigo, c’est pour cela qu’il exige qu’elle fasse de même :
L’entourage jette de l’huile sur le feu, se réjouit. Il ne sent pas – c’est à peine si elle l’avouerait à elle-même – que l’instant d’après elle sera faible et exténuée, il ne s’aperçoit pas du pressentiment angoissant qui s’empare d’elle. Elle le cache soigneusement et ne l’avoue à personne […] l’entourage continue à exciter Marie, et soupçonne que tout ne va pas pour le mieux. C’est trop tard, le malentendu commence, le fait que Clavigo a été effectivement fourbe n’a rien d’humiliant pour l’entourage mais bien pour Marie4.
Cette analyse semble être d’une très grande actualité. Marie ne peut pas avouer qu’elle ne possède pas la force attendue par son entourage. C’est en ce sens que le chagrin réfléchi ne peut pas devenir l’objet d’une représentation artistique, car le visible et l’extérieur y sont indifférents. L’extérieur de Marie est calme, ses paroles ne laissent plus rien soupçonner, et elle commence une vie solitaire et cachée : elle est liée par le vœu du silence. Cette analyse montre aussi que, lorsqu’une personne vit un chagrin d’amour, il y a une part d’incompréhensible, d’invisible pour l’entourage, qui peut se transformer en injonction au silence malgré les bonnes volontés à vouloir aider les personnes qui vivent une rupture ou un chagrin d’amour. Comme Marie, une personne qui a été trompée ou qui se fait rejeter est prise dans le dilemme de ne pas pouvoir reconnaître la fourberie, et c’est ainsi que le chagrin et la réflexion se lient comme deux sœurs siamoises. Malheureusement, cette réflexion ne mène qu’au silence et à l’invisibilité du chagrin.
Kierkegaard montre aussi que la fourberie ne conduit pas toujours au silence à travers la figure d’Elvire, qui, dit-il, a gagné sur Don Juan. Elvire, qui avait renoncé à tout pour cette relation, s’était lancée dans un amour désespéré dès le commencement, puisque « Rien, ni dans le ciel, ni sur terre, n’a d’importance pour elle, excepté Don Juan5 ». Lorsqu’il la quitte, son désespoir la conduit au silence, mais ce désespoir la traverse de l’intérieur vers le dehors, contrairement à Marie. Tout émerge vers le dehors, la haine, la vengeance, le désespoir. Don Juan « l’a quittée mais l’a entraînée dans la vitesse de sa propre vie. Et elle doit l’atteindre, si elle l’atteint, toute son attention se dirige à nouveau vers le dehors et nous ne trouverons pas encore le chagrin réfléchi6 ». Seule la haine l’anime, et son désir de vengeance surpasse sa condamnation au silence : elle porte une armure, non visible, mais sa haine devient cette armure invisible, dépassant le discours et les fortes paroles. Même si Don Juan cherche à la reconquérir, toute sa séduction devient impuissante en raison de cette armure de haine. Kierkegaard conclut en ceci que, finalement, Elvire fera l’expérience du chagrin réfléchi lorsqu’elle changera d’entourage qui ne connaîtra rien de sa vie antérieure, et n’en soupçonnera rien, « car son aspect ne présente rien de remarquable ni d’étrange7 ».
L’analyse de la figure d’Elvire montre encore que, lorsqu’une personne souffre après avoir vécu une fourberie ou une trahison, il est peut-être parfois bon qu’elle puisse exprimer sa haine, qui peut devenir une armure. Ces sentiments de hargne voire de haine sont souvent moqués et singés, et rarement pris au sérieux. Pourtant, à en croire l’auteur, ce mouvement de l’intérieur vers l’extérieur permet très justement de ne pas tomber dans le chagrin réfléchi.
La dernière figure des « Tracés d’ombres » est Marguerite, littéralement absorbée par Faust. Ce que Faust recherche n’est pas le plaisir de la volupté comme Don Juan, mais l’immédiateté de l’esprit : « En face de lui, elle rentre dans le néant. Aussi, ne lui appartient-elle pas comme Elvire appartient à Don Juan, car ce serait l’expression d’une existence autonome en face de lui ; mais elle disparaît complètement en lui8. » Faust, lui, sait qu’il ne peut pas rester dans cette immédiateté, il la désire sensuellement et il la quitte. Il s’agit d’une duperie absolue, parce que l’amour de Marguerite était absolu. « L’entourage devient de plus en plus étranger, le mouvement intérieur commence9. »
Nous avons sûrement l’impression d’avoir croisé des Marie, Elvire ou Marguerite tout au long de nos vies. De l’entourage qui s’attende à ce que la personne trompée cesse d’aimer le fourbe, de la haine qui devient une armure pour ne pas tomber dans le chagrin ou de la dissolution menant à un mouvement intérieur, l’analyse que nous livre Kierkegaard est intéressante à mettre en perspective avec des situations vécues. Elle peut même peut-être permettre de trouver des mots pour parler à des personnes qui vivent le drame des ruptures douloureuses, en nous rappelant que le chagrin réfléchi, ce mouvement intérieur invisible par l’entourage – impalpable, incompréhensible –, est aussi un lieu commun de formation de soi.