La société transmet des savoirs selon des mécanismes variés et parfois selon des formes d’apprentissage qui ne sont pas scolaires. L’éducation populaire s’inscrit dans cette dynamique associant « éducation » et « citoyenneté ». Mais la définition de ces deux termes ne fait pas consensus. Quels sont les contenus, les savoirs et les méthodes de l’éducation ? Qu’est-ce que le peuple et comment doit-il s’exprimer ? L’adjectif « citoyen » revient souvent à dire non scolaire, non professionnel, voire social ou amical, pour qualifier un monde qui serait hors du monde.
Le flou associé à cette jonction de l’éducation et de la citoyenneté permet à « l’éducation populaire » de potentiellement désigner une large gamme d’activités sociales et culturelles qui s’étend des garderies périscolaires au champ politique1. Qu’on adopte une définition extensive de l’éducation populaire (elle est partout, au-delà de l’étiquette) ou étroite (elle correspond à des espaces ou à des temps spécifiques : accueils de loisirs, centres sociaux, formations, foyers de jeunes travailleurs, etc.), de nombreuses questions restent débattues à propos de ses frontières et de ses publics2. L’éducation populaire concerne-t-elle l’école, la santé et le sport ? les enfants ou les adultes ? le champ politique et syndical ou seulement le monde associatif et les métiers de l’animation ? L’écart entre les inégalités sociales liées à la diversité des héritages familiaux et l’égalité civile, juridique et politique proclamée de tous les citoyens, offre à l’éducation populaire de nombreuses raisons d’agir, de s’indigner et d’espérer.
Elle rencontre également un succès croissant dans le monde académique : la revue Pratiques de formation/Analyses a récemment consacré deux numéros à « L’éducation populaire dans tous ses états » (no 67 en 2023, no 68 en 2024) et le colloque sur les « Pratiques pédagogiques de l’éducation populaire », organisé en mai 2024 à l’université de Montpellier, a réuni plusieurs centaines de personnes. L’objectif est ici de donner un aperçu de la diversité des objets scientifiques et politiques liés à ce domaine, qui correspond, au niveau européen, à « l’éducation non formelle », au youth work et au volet éducatif de l’Économie sociale et solidaire (ESS). À partir d’une synthèse de travaux qui relèvent de l’histoire et de la sociologie, nous présenterons l’éducation populaire en trois temps. D’abord les enjeux éducatifs et politiques qui ont amené ce secteur de l’action publique à proposer aux jeunes des modalités de formation et d’insertion ; puis ses mondes du travail (animation, éducation sportive et musicale) associés à l’éducation nationale ; enfin les stratégies éducatives des familles à propos des activités culturelles et sportives des enfants et des jeunes.
Des enjeux éducatifs et politiques
L’histoire de l’éducation populaire est politique car elle concerne l’éducation du peuple, philanthropique car elle désigne une attitude bienfaisante à l’égard des autres, religieuse car il s’agissait de former des chrétiens ou des citoyens laïques, mais elle est surtout, et de plus en plus, scolaire et professionnelle car l’école est devenue l’instance centrale de formation des enfants et des jeunes3. L’action publique de l’éducation populaire, à présent largement territorialisée, s’adresse principalement aux enfants et aux jeunes dans le cadre d’une forme d’hybridation entre un référentiel « républicain » et un référentiel « néolibéral » contesté par une frange politisée de l’éducation populaire.
Un secteur de l’action publique…
Du fait de l’accroissement de la division du travail éducatif (culture, sport), cette histoire, dont les associations ont été le moteur (Ligue de l’enseignement, maisons des jeunes et de la culture, Union française des centres de vacances, etc.), a accouché d’un « petit » secteur de l’action publique, le secteur Jeunesse-éducation populaire (Jep). À l’échelle de l’État, ses attributions sont multiples : agrément des associations, réglementation et contrôle des accueils de mineurs dans le domaine des vacances et des loisirs, délivrance des diplômes de l’animation, gestion de nombreux dispositifs. Il reste lié au politique (cohésion sociale, encadrement des classes populaires), à la laïcité (dans un contexte où l’immigration et l’islam ont été constitués en problèmes publics) et aux enjeux scolaires. Du point de vue de l’action publique, il est lié aux affaires sociales, à la branche famille de la Sécurité sociale, à la politique de la Ville, aux sports et à certains aspects des politiques culturelles. Ses domaines d’action, qui se déclinent dans les associations, les communes et les écoles, se sont renouvelés. Ils recoupent à présent le numérique, à l’instar de l’association Framasoft4 et des « Promeneurs du Net », et les « éducations à » la citoyenneté, l’égalité, la santé, au développement durable, aux médias, etc.
Ce secteur Jep, où les associations sont en situation de concurrence dans le cadre d’appels à projets, invite à penser l’éducation et la formation en dehors de l’école, mais aussi les points communs avec elle. L’école maternelle favorise la socialisation civique et politique des enfants en encourageant l’apprentissage de la coopération en même temps que celui de l’autonomie. Dans l’enseignement secondaire, les conseillers principaux d’éducation contribuent « à une citoyenneté participative » des élèves ainsi qu’à « l’animation socio-éducative » de l’établissement (circulaire du 10 août 2015). Pour comprendre ces ressemblances, des sociologues estiment que la « forme scolaire » domine le monde de l’éducation et des loisirs. En effet, comme l’école, l’éducation populaire se traduit bien souvent par un espace et un temps spécifiques, une discipline, des règles et une relation pédagogique simultanée entre un adulte et des enfants.
La différence la plus significative avec l’école vient du fait que les domaines d’activités proposés ne sont pas marqués par la disciplinarisation. L’éducation populaire ne repose pas sur un programme avec des matières d’enseignement notées, ce qui laisse une marge de manœuvre aux animateurs et aux intervenants. Le découpage en leçons et en exercices écrits est beaucoup moins fort, voire inexistant. Néanmoins, les activités peuvent s’inscrire dans une temporalité, avec un début et une fin, des consignes et une discipline, comme à l’école. Elles peuvent aussi s’en rapprocher en proposant un rapport distancié au langage et au monde5.
… qui contribue à l’accès à la vie adulte
Espace de régulation des aspirations et des trajectoires juvéniles, le secteur Jep propose des modalités de formation et d’engagement relativement originales dont je donnerai trois exemples. Ils montrent que les questions liées à « l’insertion » et à la « professionnalisation » des jeunes ont pris de l’ampleur et se greffent aux engagements associatifs, militants et « citoyens ».
Les missions de « service civique », qui touchent près d’un jeune sur dix et qui concernent pour l’essentiel des demandeurs d’emploi et des étudiants, contribuent à institutionnaliser l’instabilité des premières années qui suivent la sortie du système scolaire. Elles se superposent largement au monde de l’animation, c’est-à-dire à une forme d’éducation populaire professionnalisée. Pour les jeunes « volontaires », le service civique fonctionne comme une promesse d’insertion sur le marché du travail socioéducatif. Les usages de cette forme de travail gratuit, fortement féminisé, sont néanmoins variés : se professionnaliser, s’engager, acquérir une expérience, s’orienter, avoir un revenu6. Ils font régulièrement l’objet de polémiques, tout comme le service national universel (SNU). Composé d’un « séjour de cohésion » (40 000 jeunes de 15 à 17 ans en 2023) suivi d’une « mission d’intérêt général » dans une association ou dans un « corps en uniforme » (armée, police, gendarmerie ou pompiers), le SNU est considéré par certains comme une forme de militarisation de la jeunesse quand d’autres y voient un engagement éducatif et citoyen semblable à celui des « colos7 ».
Le Bafa (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) permet officiellement d’encadrer les mineurs « à titre non professionnel, de façon occasionnelle », à partir de 16 ans. Mais obligatoire pour l’encadrement des colonies de vacances et des centres de loisirs, il est de fait détenu par de nombreux professionnels de l’animation. Il représente, depuis les années 1970, une voie d’insertion professionnelle possible (surtout dans les centres de loisirs), car l’activité féminine a progressé et le chômage de masse touche particulièrement les jeunes issus des classes populaires et de l’immigration8.
Du côté des diplômes professionnels, pour celles et ceux qui envisagent une carrière dans l’animation, le BPjeps (brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport), de niveau bac, tend à devenir une référence9. Il comprend différentes « spécialités », plutôt généralistes : activités physiques pour tous, animation culturelle, animation sociale, loisirs tous publics (qui joue un rôle croissant pour diriger l’animation périscolaire), techniques de l’information et de la communication.
Comme dans l’ensemble du travail social, toutes ces formations accordent une large place à l’expérience pratique et elles impliquent une alternance entre des moments de travail et des moments formalisés d’apprentissage10. Liées aux politiques d’insertion professionnelle des jeunes, elles sont organisées dans le monde associatif (BPjeps), à l’Éducation nationale (bac pro) et dans l’enseignement supérieur (BUT « carrières sociales »).
Une nouvelle éducation des adultes ?
Le secteur Jep correspond principalement au monde de l’animation tourné vers les enfants et les jeunes. Mais une partie de cet espace s’adresse à des publics adultes (ATD Quart Monde, Secours populaire, Théâtre de l’Opprimé, etc.), avec parfois une forte dimension politique. Par exemple, le Planning familial est une association féministe d’éducation populaire qui a notamment pour objectif l’éducation sexuelle, la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement. Elle « défend une approche intersectionnelle et de convergence des luttes11 ».
En raison d’une « configuration néolibérale du capitalisme12 », où l’éducation permanente par exemple s’est réduite à la formation professionnelle, un renouveau de l’éducation populaire, « l’éducation populaire politique », propose aux adultes, depuis une vingtaine d’années, une forme de rapport contestataire au politique. Il s’agit d’une forme de politisation située à gauche, mais détachée des partis politiques. Souvent liée à des mobilisations ponctuelles portées par des associations, des coopératives et des élus locaux (Lille, Marseille, Poitiers, etc.), elle se donne trois ambitions : dévoiler les ressorts du pouvoir ; critiquer les frontières du politique, en particulier la séparation entre les professionnels et les profanes de la politique ; inscrire ses promoteurs dans une perspective de transformation et de contestation sociales13.
Popularisées par Franck Lepage depuis 2004, les « conférence gesticulée », hybridations entre le spectacle théâtral et la conférence traditionnelle, mêlent le récit de vie personnel et les savoirs théoriques et politiques. Elles consistent à valoriser et à politiser les savoirs d’expériences lors de formations militantes, c’est-à-dire à rendre collectifs des problèmes vécus sur un mode personnel, dans un contexte politique où le vote à gauche croît, depuis les années 1990, avec le niveau de diplôme (« transformation du parti des travailleurs en parti des diplômés14 »). Avec le « pouvoir d’agir » (souvent individuel) des habitants, les centres sociaux s’inscrivent partiellement dans cette dynamique depuis les années 200015.
Par ailleurs, certaines trajectoires syndicales et politiques, dont le Premier ministre Pierre Mauroy est la figure emblématique (il a créé la Fédération nationale des clubs de loisirs Léo Lagrange), empruntent plus ou moins ponctuellement les voies de l’animation et des mouvements de jeunesse. Par exemple, en 2023, les deux premières centrales syndicales de France, la CGT et la CFDT, sont dirigées par des personnes issues de la Jeunesse ouvrière chrétienne (Sophie Binet et Laurent Berger) et la jeune maire écologiste de Poitiers (Léonore Moncond’huy), qui s’est engagée dans le scoutisme, promeut régulièrement l’éducation populaire. Ces exemples montrent qu’il existe des intersections entre l’éducation populaire et différents champs (politique, syndical, religieux), tant du côté des organisations que des trajectoires professionnelles.
Des mondes du travail liés au service public de l’éducation
Depuis un siècle, la durée de la scolarité s’est allongée mais la durée annuelle du temps scolaire a baissé, ce qui a facilité le développement d’une offre de loisirs encadrés pour les enfants et les jeunes. Aujourd'hui largement délaissée par l’église et le monde enseignant, cette offre d’éducation populaire mobilise des professionnels salariés (« permanents » ou « intervenants ») ainsi que des travailleurs situés hors emploi (bénévoles, stagiaires, volontaires). Cette dynamique est affectée par le néolibéralisme, avec le financement des associations sur projets, des impératifs comptables, des objectivations chiffrées de l’activité, la déréglementation des services et des conditions d’emploi. À cela s’ajoutent des enjeux complexes liés au bénévolat, à l’insertion, à la formation et au militantisme, qui participent à la « gratuitisation » du travail dans les services publics16.
D’abord des instituteurs et des animateurs culturels…
Du point de vue des recompositions professionnelles, les années 1970 correspondent à une période de transition. « L’animation culturelle » et les « animateurs » ont alors le vent en poupe. Ces notions sont utilisées dans différents univers sociaux. L’animateur culturel représente une figure « novatrice » et prophétique. Il est issu de différents secteurs de la société et pas seulement du milieu enseignant. Il est présent à l’école, au ciné-club, au club photo – pour des activités musicales et théâtrales – dans les bibliothèques municipales, au cours d’alphabétisation, etc. Du fait de l’ouverture de l’école sur son environnement local, l’animation (musicale, théâtrale, audiovisuelle, etc.) est par exemple promue dans le cadre du commissariat général au Plan17. Les notions d’animation et d’animateur sont alors omniprésentes et tendent à désigner, sous le même label, de nombreuses activités culturelles, sans beaucoup d’attention dans la littérature, aux enjeux strictement professionnels.
Par ailleurs, jusque dans les années 1990, les instituteurs ont joué un rôle important dans la direction des activités d’éducation populaire18. Mais la division du travail suscitée par la spécialisation des activités culturelles et sportives a pris le dessus, ce qui a réorienté l’espace professionnel de l’animation en direction des enfants et du « social » (centres de loisirs, centres sociaux, maisons de quartier), dans le cadre d’une école plus « ouverte ». Cette « ouverture culturelle » de l’école, liée à l’arrivée de nouveaux professionnels, s’est développée en maintenant un recours significatif au bénévolat, particulièrement visible dans les différents dispositifs d’aménagement des rythmes scolaires/éducatifs qui se sont succédé depuis les années 198019.
Aujourd’hui, certains personnels « non enseignants » sont généralistes, comme les animateurs (qualifiés de « socioculturels »), d’autres sont spécialisés dans les arts, les sports ou dans le traitement de populations « à problèmes » (orthophonistes, éducateurs spécialisés, conseillers en insertion des missions locales, formateurs, etc.). Ces nouvelles professions s’inscrivent dans un ensemble d’actions publiques soutenant diverses causes et engagements : loisirs, vacances, sport, inclusion, égalité des chances, etc.
… Puis des professeures des écoles secondées par une diversité d’intervenants
L’école reste, de façon dominante, un lieu de travail au féminin avec des enseignantes, du personnel de service et des « non-enseignants » dont les spécialités sont pour partie liées aux politiques locales. Leurs statuts sont très contrastés, des parents bénévoles à qui on refuse parfois la participation aux sorties scolaires (cf. les débats sur les « femmes voilées »), jusqu’aux artistes ou professeurs de la ville de Paris (PVP) qui enseignent les arts plastiques, la musique et le sport dans les écoles élémentaires, avec un statut proche de celui des enseignants du secondaire.
Diplômées de l’enseignement supérieur avec des origines sociales moyennes et supérieures, les professeures des écoles sont à présent bien différentes des anciens instituteurs engagés dans les œuvres complémentaires de l’école publique20. Dans les écoles élémentaires urbaines, elles sont secondées de façon régulière par d’autres salariés : des animatrices polyvalentes et des intervenants spécialisés (maîtres-nageurs, éducateurs sportifs, musiciens intervenants, etc.) qui relèvent du monde associatif et des filières (animation, culturelle, sportive) de la fonction publique territoriale.
Ces professionnels des activités culturelles et sportives, qui sont moins présents dans l’enseignement secondaire, ont des profils très diversifiés. Ils et elles travaillent aussi, et parfois exclusivement, dans les mondes culturels (bibliothèques, conservatoires, musées) et sportifs ou encore dans les équipements socioculturels de l’animation (centres sociaux, MJC, etc.), souvent en lien avec le monde scolaire. Par exemple, les bibliothécaires en charge de la littérature jeunesse accueillent régulièrement des classes, en particulier de l’école primaire.
Animatrices polyvalentes et intervenants spécialisés
Titulaires du Bafa et à mi-chemin entre les classes populaires et les classes moyennes, les professionnelles de l’animation (trois quarts de femmes) sont, comme les enseignantes du primaire, des généralistes de l’éducation. Souvent de catégorie C de la fonction publique territoriale (titulaires ou vacataires) et en situation d’emploi précaire (contrat à durée déterminée, temps partiel, contrat d’engagement éducatif, etc.), elles encadrent les enfants pendant le temps de restauration (les cantines), le mercredi et les vacances scolaires, parfois avant et après la classe21. Ce sont notamment des jeunes qui sont relativement proches des publics encadrés. La collaboration entre professeurs des écoles et animatrices est faible. Les enseignantes se pensent dans un monde parallèle (le temps de l’enseignement pour elles versus les temps de l’animation pour les autres). La communication se réduit bien souvent à des échanges à propos du comportement des élèves, quand il y a un problème22.
Si les professeures des écoles restent attachées à la polyvalence de leur métier, elles partagent régulièrement entre elles ou avec des spécialistes (agréés et autorisés) les activités sportives et culturelles. Les interventions conduites par des « pro » sont vues comme une « richesse » et une « chance » par les enseignantes, notamment parce qu’elles sont très inégalement distribuées sur le territoire, entre Paris où elles sont systématiquement organisées pour les arts plastiques, le sport et la musique et les petites communes où elles n’existent pas23. Les professionnels du sport et de la musique sont les plus présents pendant le temps scolaire.
Souvent de catégorie B de la Fonction publique territoriale, les musiciens intervenants ne souhaitent pas être confondus avec les animateurs du fait sans doute d’un diplôme spécifique reconnu par l’éducation nationale et dans le monde de la culture24. Ils et elles (deux tiers de femmes) associent régulièrement musique, chant, danse, théâtre et arts plastiques et s’adressent à des publics assez peu prédisposés à faire de la musique (jeunes enfants, handicapés, etc.), ce qui les distingue de certains professeurs du conservatoire estimant qu’« on n’enseigne pas la musique aux fœtus ». Leur but est d’abord de développer l’écoute corporelle et sensorielle des sons et de la musique.
Les éducateurs sportifs se situent, comme les animateurs, à l’intersection des collectivités locales et du monde associatif (certains ont cependant un statut d’auto-entrepreneur). L’éducation physique et sportive est, à l’école élémentaire, la discipline la plus investie par des intervenants rémunérés par les communes. Précaires comme dans l’animation, mais avec davantage d’hommes, les éducateurs sportifs dont le temps de travail et le temps de loisir sont imbriqués, travaillent dans la moitié des cas à temps partiel25. Développer sa motricité, utiliser son corps, partager des règles, assumer des rôles et des responsabilités sont les principales compétences des élèves qu’ils encouragent.
L’éducation populaire correspond à différents espaces professionnels, dont celui de l’animation marqué par l’importance du monde associatif, la précarité des conditions d’emploi, la diversité des qualités valorisées et des formes de travail hors de l’emploi (services civiques, stages). Elle se caractérise également, surtout pour les cadres, par l’importance du travail partenarial avec les Caisses d’allocations familiales (CAF), les communes, l’éducation nationale, les mondes de la culture et du sport.
Les spécificités territoriales contribuent à façonner l’emploi, les conditions de travail et les professionnalités des différents intervenants, de même que les caractéristiques des publics encadrés, avec tendanciellement des professionnels pour les « pauvres » (les éducateurs spécialisés, les animateurs jeunesse, les conseillers d’insertion, etc.) et des professionnels pour les « riches » (les professeurs d’art et de musique, les professeurs des classes préparatoires, les professeurs particuliers, etc.).
Des activités socioculturelles sous influences familiales
Pour bien comprendre les publics de l’éducation populaire, il faudrait prendre en compte d’une part, le milieu social des enfants et des jeunes (origines sociales, horaires de travail des parents, temps réservé aux repos, aux vacances en famille, etc.), d’autre part, l’offre locale d’encadrement dans sa diversité : les lieux de l’animation socioculturelle, mais aussi les clubs sportifs, les conservatoires et les établissements scolaires.
Les enquêtes sur les pratiques culturelles des enfants et des jeunes montrent que le sport occupe une place importante dans leurs agendas, tout comme les pratiques artistiques. Le tiercé gagnant des activités de loisirs, pour les enfants, est en fait le suivant26 : le sport (pour deux tiers), la bibliothèque (un tiers) et les activités artistiques et musicales (un quart) à égalité avec les accueils de loisirs/activités périscolaires qui cumulent cependant la durée hebdomadaire déclarée la plus forte (neuf heures), en particulier pour les plus jeunes (6-9 ans).
Mais les loisirs se caractérisent par de fortes différenciations selon l’âge (les jeunes se détachent progressivement des formes de loisirs encadrées), l’origine sociale, le genre et le type de territoire habité (grandes agglomérations versus zones rurales), car ils s’inscrivent dans les stratégies éducatives des différentes classes sociales. Non seulement les instances de socialisation sont hiérarchisées les unes par rapport aux autres, mais les inégalités éducatives traversent l’intérieur même de chaque instance, à l’instar des écoles ou des crèches27, par exemple.
Les inégalités du « temps libre » des enfants
De l’école maternelle à l’enseignement supérieur, les familles des classes moyennes et supérieures bénéficient davantage de l’investissement éducatif public qui varie, en 2020, de 65 000 à 300 000 euros par élève pour l’ensemble de sa scolarité, en raison des différences d’accès à l’école et des inégalités de dépenses dans l’enseignement supérieur28. Cette concentration des moyens éducatifs au profit des catégories moyennes et supérieures de la société (qui bénéficient aussi de plus d’enseignants titulaires et expérimentés) serait plus remarquable encore en comptabilisant les activités périscolaires, sportives et culturelles des enfants29 et des jeunes. Mais la sociologie de l’éducation s’intéresse principalement aux institutions d’enseignement et à la formation initiale. Et la sociologie des loisirs qui s’est développée dans le sillage de Joffre Dumazedier s’est peu intéressée aux inégalités et aux jeunes.
Les activités culturelles et de loisirs, qui dépendent notamment du temps libéré par les mères et les grands-mères, entrent en résonance avec les stratégies éducatives des familles. Mettre un enfant dans les conditions de pratiquer régulièrement, et avec un encadrement spécifique, une activité telle que le football, la guitare ou la poterie, c’est le soumettre à un travail de socialisation par lequel il acquerra non seulement des savoirs (apprendre à jouer collectivement au football, à décrypter une partition, etc.), mais aussi des manières d’être (concilier la virilité et la correction dans le sport, par exemple) et des valeurs (sens de l’écoute, de la coopération, prise d’initiatives, etc.).
La « réussite » des enfants passe de plus en plus par l’école et ses activités annexes, ce qui conduit des parents, en particulier dans les classes moyennes et supérieures, à devenir les « entraîneurs » de leurs enfants au sens sportif du terme (la compétition scolaire est cependant perçue différemment, en raison sans doute de ces activités familiales de loisirs). Les pratiques de loisirs encadrées par des adultes sont plus fréquentes et plus légitimes (empreintes d’un esprit scolaire) à mesure qu’on monte dans la hiérarchie sociale. Les cadres et professions intellectuelles supérieures confient, plus que les autres parents, leurs enfants aux réseaux d’enseignement spécialisés, notamment aux conservatoires. Dans cet ensemble, les familles des cadres du secteur privé investissent davantage le monde sportif, plus proche de leur ethos professionnel et de l’esprit (plutôt masculin) de compétition30.
Dans les classes populaires, les activités de loisirs participent davantage d’une forme d’hédonisme et certaines fractions se défient des modes d’accueil collectif et valorisent plutôt le rôle de la mère. Elles présentent un certain éloignement par rapport au capital culturel, c’est-à-dire par rapport à l’école et à certaines pratiques culturelles légitimes. Par exemple, environ la moitié des ouvriers et des employés ne partent pas en vacances ; la télévision et les jeux vidéo sont surconsommés par les fils d’ouvriers ; les filles d’ouvriers font deux fois moins de sport que les fils de cadres supérieurs.
Les activités périscolaires
En comptant le temps de restauration du midi, plus des trois quarts des enfants fréquentent les accueils périscolaires31, environ la moitié d’une génération fréquente ou a fréquenté les centres de loisirs et plus d’un million d’enfants partent chaque année en colonies de vacances (cf. encadré ci-dessous).
Les colonies de vacances
Au cours de l’été 2018, environ 14 % des collégiens âgés de 13 ans sont partis en colonies de vacances (les enfants de professions libérales et de chefs d’entreprise bénéficient deux fois plus souvent de ce type de séjours collectifs que les enfants d’ouvriers). À l’abri du regard des parents, les « colos » renforcent l’entre-soi adolescent (convivialité, rencontres, etc.) et elles permettent de vivre des moments chargés d’émotions liés à des événements, des activités ou des transgressions32. Leur objectif émancipateur ne suffit pas à court-circuiter les rapports de domination ordinaire, notamment la confrontation à l’altérité sociale, spatiale et raciale33. Néanmoins, « quatre objectifs émancipateurs sont incorporés sous forme de schèmes générateurs de pratiques d’autocontrôle, de négociation, de pensée critique et d’un sens du collectif – de la part des animateurs et des jeunes »34.
Du fait d’un public relativement important et diversifié, les accueils de loisirs occupent une position « moyenne » dans la structure sociale et ceci d’autant plus que les animatrices et les animateurs insistent sur le fait de s’y amuser, d’échanger, de découvrir, de prendre du plaisir. Les activités ne s’y réduisant pas à des apprentissages, le public de référence de ces centres de loisirs correspond aux fractions des classes moyennes qui leur reconnaissent des fonctions éducatives35. En effet, dans les classes populaires par exemple, les fractions de classe les plus démunies n’ont pas d’attentes psychopédagogiques à l’endroit des centres de loisirs : le loisir des enfants relève de la distraction, du bon temps et d’un besoin de garde substitutif au rôle de la mère. Mais certaines fractions des classes populaires se rapprochent des attentes « éducatives » des classes moyennes36. Le caractère éducatif des accueils de loisirs n’est donc pas unanimement reconnu par toutes les classes sociales, en particulier « en bas » et « en haut » de l’espace social, où leur fonction de garde est davantage valorisée.
Dans l’ensemble, les enfants ont bien conscience que les centres de loisirs sont un mode de garde, mais ils représentent (surtout du point de vue des garçons) un espace de liberté pour jouer qui contribue, comme les colonies de vacances, à la sociabilité amicale. Ils apparaissent également (surtout pour les filles) comme un lieu de réalisation personnelle et d’apprentissage par la pratique d’activités choisies, régulées par les animateurs. Par ailleurs, les garçons plébiscitent davantage les activités collectives, physiques et sportives, alors que les filles privilégient plutôt les activités individuelles, manuelles, de création et de découverte, débouchant le plus souvent sur la fabrication d’un objet, témoin d’un résultat visible de l’activité. De même, les animateurs considèrent que les loisirs favorisent des formes d’apprentissages et les animatrices valorisent davantage les dimensions affective et sociale des loisirs37. La socialisation de genre traverse donc les encadrés et les encadrants de l’éducation populaire. Mais il resterait à savoir comment leurs origines sociales et ethniques déterminent leurs perceptions.
Du côté des publics adultes
Les enquêtes sur les valeurs des Français montrent, qu’après la famille et le travail, les loisirs représentent un domaine important de la vie sociale associé à la détente, à la rencontre et aux apprentissages. La fréquentation des équipements culturels (concerts, musées, théâtres, etc.), comme la lecture de livres d’art, d’histoire ou de politique, est très liée à l’appartenance aux catégories diplômées, moyennes et supérieures de la société. En « bas » de l’espace social, les activités significativement les plus populaires sont la télévision, qui occupe une place centrale dans les foyers, mais aussi le tricot, la chasse, la pêche, la cueillette, les sorties dans les centres commerciaux ou bien encore les lotos. Cette inégalité par rapport aux pratiques légitimes est le produit de logiques sociales sur lesquelles la politique culturelle a peu de prise.
La tension entre culture légitime et culture populaire peut se lire dans les universités populaires : ouvertes sans condition à toutes et tous, ces associations n’ont pas toujours un recrutement très populaire. Elles correspondent souvent à une offre de loisirs culturels et de sociabilité en direction d’un large public considéré, à regret, comme consommateur de connaissances38.
Malgré la reproduction de la structure sociale, le monde de l’éducation populaire apporte aux classes populaires des ressources sociales et culturelles. Il offre des opportunités, une sorte de « petite monnaie » du capital39. Par exemple, les classes populaires partent deux fois moins en vacances que les classes supérieures. En dépit d’un secteur du « tourisme social » marginalisé, les vacances populaires, associées au bonheur, offrent néanmoins une alternative au quotidien et permettent de croire en des jours meilleurs40. Ces vacances peuvent être le support d’une « niche » d’autonomie des cultures populaires et l’occasion d’expériences inédites du fait d’un événement ou d’une activité. Dans un autre registre de ressources sociales et culturelles, des jeunes et des cadres de l’éducation populaire font l’expérience de « projets » et de techniques participatives comme les jeux « brise-glace », les « débats mouvants » ou « pétales », les « marguerites du savoir », l’alternance « petits groupes »/« grands groupes », etc., qui contribuent à la transmission de savoir-faire liés à l’action collective et à la socialisation démocratique41. Dernier exemple, les femmes investies dans les centres sociaux y trouvent un lieu de sociabilité, d’échange et d’entraide qui leur permet de s’initier à certaines pratiques et de développer des ressources personnelles, même si ces centres génèrent également des formes de travail gratuit et peu de politisation42.
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L’éducation populaire correspond à un espace éducatif et politique en relation avec l’école et les mondes de la culture, du travail social et du sport. Son public s’étend des enfants d’origine populaire aux adultes à fort capital culturel et politique. Elle est traversée par une tension entre égalité des droits et égalité des conditions, citoyenneté politique formelle et citoyenneté sociale réelle. L’égal accès « tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs constitue un objectif national43 ». Mais les loisirs, les vacances, l’accès à la culture et aux pratiques sportives ne sont pas une réalité pour toutes et tous, en dépit d’une reconnaissance juridique de principe.
Mis en lumière par Pierre Bourdieu, le « mode de reproduction à composante scolaire » repose sur la domination de la forme scolaire44, la pratique d’activités culturelles légitimes et les différentes formes de langage en usage dans les différentes classes sociales45. Il compose aujourd’hui avec tout un ensemble de formes – éducatives, sociales et ludiques – proposées notamment sous la bannière de l’éducation populaire.
Si l’éducation populaire n’échappe pas à la reproduction des rapports sociaux, elle peut néanmoins lever, à la marge, certains des freins économiques et culturels qui pèsent sur l’accès aux loisirs. Ce processus passe peut-être moins par « l’éducation populaire politique », bien souvent confiné au petit univers (politisé) des classes moyennes, que par les pratiques ordinaires de l’animation et les trajectoires des « petites mains » de l’animation. Ces professionnelles qui parviennent à faire carrière dans l’éducation populaire et à accéder aux classes moyennes, politisent parfois leur histoire ainsi que la situation des classes populaires dont elles sont issues.
Pour les publics, l’éducation populaire représente souvent, pour les plus pauvres, une action « sociale », et pour les plus riches un renforcement des « apprentissages scolaires », ce qui renvoie à deux types de socialisation : d’un côté le « lien social » et une « forme scolaire d’en bas »46, de l’autre une forme scolaire « d’en haut » liée à la culture légitime. On peut néanmoins considérer que les effets de l’éducation populaire se situent entre les deux pôles du « renforcement » et de la « conversion », avec en position intermédiaire les « socialisations de transformation », lorsque le changement s’opère sur des domaines restreints et sur un temps donné : une « petite monnaie » du capital qui peut s’avérer décisive.
Et lorsque l’éducation populaire ne se contente pas de diffuser la culture légitime, elle peut contribuer à la sociabilité et contester les formes de domination : reconnaissance des savoirs de chacun, effacement des hiérarchies au profit de relations horizontales, etc. Elle doit cependant composer avec le champ politique, l’idéologie méritocratique ainsi que le nouveau rapport (favorable) à l’école des classes populaires. En 2022, d’après l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), les trois quarts des élèves âgés de 15 ans espèrent faire des études supérieures47.